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Cet espace graphique à investir ne se donne pas librement en 1997, bien qu’il semble s’être quant à la page élargi avec la prise en compte du « blanc » comme signe ou marque ponctuante [1] ; il paraît étroit et assiégé : pour reprendre Bernard Noël, sa « sensure [2] », se dirige contre ce flot verbal du discours médiatique omniprésent et saturant l’espace au point de priver de sens les paroles qui s’énoncent ailleurs, condamnées à l’inaudibilité et une survie en marge [3]. Cependant, ce sentiment d’être à l’étroit, d’en être conscient de la marge, libère aussi des énergies pour lutter, résister ou tout simplement inventer de nouvelles formes de détournement s’il n’est pas possible d’attaquer frontalement. Les exemples donnés précédemment en témoignent.

Il y a ceux qui cherchent les réponses dans les livres ou d’autres comme Bernard Heidsieck qui trouvaient déjà dans les années 50, que le poème devait quitter la page, se réaliser sur scène et en public, bien qu’à part quelques jusqu’au-boutistes qui voulaient aussi se libérer de la parole comme Henri Chopin, tous se sont aussi servis du papier pour pérenniser leur art et sortir de la « fausse itérabilité » que Paul Zumthor confère aux appareils d’enregistrement audio-visuels. Cette idée du hors-du-livre a été reprise et nommée « littérature exposée », en élargissant les « lieux d’exposition » (de la scène du théâtre à la rue, les quartiers sensibles, lieux délaissés, friches industrielles) et les formes (lectures, affichages, signalétique, etc.) en impliquant d’autres expressions artistiques [4].

François Bon n’a pas investi trop la page, mais la pluralité des espaces est thématisée, notamment dans Parking, roman paru en 1996. Si nous regardons rétrospectivement cette époque, et son choix pour aller vers le web, nous pouvons relever aujourd’hui qu’il ne néglige aucun espace disponible ou à sa portée. Il continue à publier des livres papier, les siens, mais aussi encore récemment ses nouvelles traductions de H.P. Lovecraft, on peut le rencontrer sur scène dans des performances qui peuvent prendre des formes multiples, seul ou en dialogue avec des compagnons [5] de longue date, on peut suivre sur son site ses enterrements de classiques et proférations à proximité des ronds-points et expérimenter avec lui des ateliers d’écritures.

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Doc. 1 ‒ Extrait de Jacques Roubaud, Mathématique sur le site de François Bon du 02/12/1997, source ici.

Mais revenons à 1997, lorsque François Bon tente la page web (avant d’écrire le web). C’est l’époque où les fournisseurs d’accès au web sont encore généreux et offrent à tout abonné la possibilité de sa page personnelle, y compris le logiciel pour la développer. C’est à cette époque aussi qu’accèdent des gens curieux à l’internet, sans être des nerds, comme on a coutume d’appeler les passionnés de la programmation, du hacking et désormais du net profond. Les fournisseurs pensent s’adresser au grand public, on mesure par là la distance qui nous sépare de cette époque, lorsqu’aujourd’hui les « natifs d’internet » (né avec lui) sont devenus des « naïfs d’internet » (incapables de faire beaucoup plus que d’obéir à l’injonction d’une mise à jour du logiciel en appuyant sur le bouton OK). François Bon ouvre chez wanadoo sa page personnelle : c’est le 800e site référencé chez le fournisseur historique. Dans la note technique, nous apprenons pour le 8 décembre 1998, première page sauvegardée dans l’archive du web, que le site pèse environ 2,5 MO, 120 fichiers de 1-25 pages. Cette dernière indication nous apprend aussi que le passage de la page au rouleau n’est pas encore effectué. Si un fichier de traitement de texte se découpe par pages, c’est uniquement par commodité d’impression sur le support papier, et cette commodité n’a pas été introduite avant l’invention du traitement de texte, qui se devait être compatible avec le support papier (la promesse WYSIWYG [6]). Mes premières expériences d’ordinateur datent de l’époque MSDOS [7], des lignes de code à écrire et à exécuter pour ne pas rester bloqué devant un écran noir. L’impression papier du résultat souvent décevant, car imprévisible pour tout néophyte, se faisait sur une imprimante à aiguilles. Le fichier écrit pour représenter une page sur le web ne se soucie pas du nombre de pages, plus précisément ce n’est qu’une page plus ou moins longue qu’on fait défiler.

D’autres indices sur ce premier site indiquent également que François Bon, tout en franchissant un seuil qui ne restera pas sans conséquence, est encore dans un entre-deux :

Ce site est personnel, il permet la mise à disposition de textes ou documents relatifs à mon travail, librement téléchargeables pour mise en forme et consultation, mais protégés par les sociétés d’auteur (Sacd, Sgdl) et ne pouvant donc être utilisés sans autorisation.

Nous sentons l’hésitation sur la question des droits d’auteurs : comment « utiliser » les textes à la fois « librement » et ne pas les « utiliser sans autorisation [8] » ?Mais les contraintes imposées par le nouveau média feront aussi bouger les limites, si ce n’est pas déjà implicite – François Bon s’entoure dans son site d’amis vivants et morts – le passage au site demande des réponses collectives.

C’est ce qui distingue le parti pris de François Bon des autres écrivains résistants, que nous avons cités abondamment au début. Quant à eux, Bernard Noël, Claude Simon et d’autres choisissent une voie individuelle pour trouver des espaces de respiration. On pourrait presque dire que c’est générationnel. « […] la réflexion sur les fondamentaux mêmes de la lecture-écriture » (François Bon, op.cit.) engage une idée de collectif, qui ne se fera pas attendre.

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Doc. 2 ‒ Extrait de Maurice Blanchot, Écriture du désastre sur le site de François Bon du 02/12/1997, source ici.

Ce rapport  à un espace hors du livre, mais aussi hors de l’individu, va s’accompagner chez François Bon d’un geste énonciatif fort qui va toucher à l’identité, de l’auteur. On passe à l’identité numérique, de l’individu signataire du livre, on passe à l’écriture collective ou collaborative du web (« remue.net », « vases communicants [9] ») ou à une identité comme fragmentée ou diffractée dans la multiplication des rôles qu’endosse François Bon depuis 1997 : écrivain, blogueur, éditeur, traducteur, propulseur, promoteur, lecteur-critique, archiveur aussi de sa propre mémoire, légataire intellectuel (de Lovecraft). Est-ce que les statistiques arrivent à saisir ce mouvement ?

Notes

[1] Voir sur ce point la synthèse historique proposée par Stéphane Bikialo et Julien Rault, « Ponctuation et rythme (graphique) », in La Ponctuation : signes et fonctions, S. Pétillon et F. Rinck (dir.), Limoges, Éditions Lambert-Lucas, à paraître.

[2] « Le pouvoir bourgeois fonde son libéralisme sur l’absence de censure, mais il a constamment recours à l’abus de langage […] – d’où une inflation verbale, qui ruine la communication à l’intérieur d’une collectivité, et par-là même la censure. Peut-être, pour exprimer ce second effet, faudrait-il créer le mot SENSURE, qui par rapport à l’autre indiquerait la privation de sens et non la privation de parole » (B. Noël, « L’Outrage aux mots », dans Le Château de Cène, Gallimard, « L’imaginaire », 1990, p. 157-158).

[3] Ce n’est pas un phénomène nouveau, il revient régulièrement en s’accentuent comme le tour d’une spirale : v. Karl Kraus, grand critique de la presse écrite dans les années 20, qui avait décidé se taire quand Hitler a pris le pouvoir. Pour des raisons diamétralement opposées, Martin Heidegger, dans Sein und Zeit (1927), avait appelé Gerede (bavardage) le flux incessant du discours médiatique, remplissant l’espace public.

[4] Cf. par exemple les travaux d’Olivia Rosenthal, Signes de vie avec Pilippe Bretelle, en ligne ici, et ceux de Jean-Charles Massera, en ligne . Consultés le 3 juin 2015.

[5] Dominique Pifarély, Philippe de Jonckheere, Vincent Segal, Sylvain Kassap, pour n’en nommer que quelques-uns.

[6] What you see is what you get.

[7] Windows 3, le premier BIOS Microsoft, qui arrivait à la cheville de ce qui se faisait chez Apple (Mac OS 7), était réservé à quelques privilégiés dans l’université de province où l’on m’a obligé de prendre des cours de langage Pascal sous DOS.

[8] La licence publique générale (GNU) n’est pas encore née, qui ferme le vide entre le droit d’auteur classique et la tentative d’enlever des entraves trop rigides tout en insistant sur le côté non commercial et le respect de la source par la citation obligatoire du l’auteur.

[9] Brigitte Célérier, « Vasescommunicants – liste depuis 2009 », en ligne ici. Consulté le 6 juin 2015.

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