L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985)

Les entretiens d’écrivains dans Le Pop Club

Marine Beccarelli
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Cet article analyse les interviews d’écrivains dans une émission radiophonique de « variétés culturelles » diffusée à une heure tardive sur France Inter : Le Pop Club de José Artur, à partir d’un corpus de quatre émissions conservées à l’Ina, faisant intervenir respectivement Max Gallo (1er juin 1985), Régine Deforges (1er août 1985), Fernando Arrabal (30 juin 1987) et Françoise Sagan (26 juin 1987). Après une présentation du style provocateur de l’émission et de l’accueil particulier que son animateur réserve aux écrivains, on montre que Le Pop Club offre aux auditeurs le dévoilement d’une parole intime, ainsi qu’une approche concrète du processus créatif et d’intéressantes réflexions autour du métier d’écrivain.

This paper analyses interviews of writers in a French late-night cultural radio show on France Inter station: Le Pop Club, hosted by José Artur, from a corpus of 4 archives with Max Gallo (10th of June), Régine Deforges (1st of August 1985), Fernando Arrabal (30th of June 1987) and Françoise Sagan (26th of June 1987). After a presentation of the rather insolent style of this broadcast and of the particular reception Jose Artur reserves to the writers, we show that the Pop Club offers to its listeners the revealing of intimate words, as well as a quite concrete approach of the creative process and some interesting thoughts about writing practice.

Plan

Texte intégral

Le Pop Club est une émission radiophonique d’actualité culturelle – dans un sens très large – créée à la rentrée 1965 sur France Inter, à un moment où la station généraliste du service public, souffrant de la concurrence d’Europe n°1, cherche à se renouveler [1]. Elle est animée jusqu’à sa fin en 2005 par José Artur, homme de radio charismatique et original [2]. Elle a lieu tous les soirs de la semaine en direct, d’abord entre 23 heures et une heure du matin, puis dès 22 heures, l’émission s’étalant alors sur trois heures [3]. La diffusion quotidienne si tardive d’un programme en direct avec des invités est alors quelque chose d’inédit, même si des émissions parlées ou artistiques ont déjà régulièrement eu lieu en direct depuis des cabarets ou des lieux nocturnes [4]. Le Pop Club n’est pas diffusé depuis un studio traditionnel mais depuis le Bar noir de la Maison de la Radio, ouvert au public chaque soir [5]. Il devient rapidement un symbole des nuits parisiennes, « le rendez-vous de ce qu’il est convenu d’appeler le Tout Paris [6] ». Les auditeurs peuvent venir assister à l’émission tout en buvant un verre, tout comme les invités de José Artur, confortablement installés sur les banquettes de ce bar de la Maison ronde. À l’heure de la sortie des spectacles, l’animateur reçoit à son micro des comédiens, des metteurs en scène, des musiciens, mais aussi des écrivains, des sportifs, ou encore des hommes politiques. Ce mélange des genres est alors relativement nouveau. En effet, si certaines émissions d’actualités culturelles radiophoniques, ou télévisuelles, invitent déjà des artistes de disciplines diverses, il n’est pas commun de réunir sur un même plateau des individus d’horizons vraiment différents. Mais José Artur entend supprimer « les cloisons étanches [7] » qui compartimentent alors selon lui la vie médiatique :

Ma théorie c’est qu’on peut aimer Yvette Horner le mardi et aller au concert le lendemain de la Callas, et qu’on peut aimer les deux autant. […] On peut passer une soirée formidable avec Pablo Neruda et le lendemain entendre Zavatta parler de son cirque [8].

Une conception des goûts du public partagée dans le fond, après-guerre, par Wladimir Porché et Paul Gilson, respectivement Directeur-général et Directeur des programmes artistiques de la RDF puis RTF. De fait, Le Pop Club s’inscrit à sa manière dans la continuité des émissions de variétés littéraires des années cinquante, dont celles de Philippe Soupault et Jean Chouquet (Le Théâtre où l’on s’amuse ; Dimanche dans un fauteuil…), pour lesquelles José Artur a d’ailleurs travaillé comme comédien ou présentateur.

Dans cet article, nous nous proposons d’étudier les entretiens d’écrivain dans le Pop Club, qui ont été nombreux [9]. Malheureusement, le chercheur travaillant sur des émissions radiophoniques est souvent confronté à un déficit d’archives sonores, encore plus lorsqu’il s’agit de programmes nocturnes ou tardifs. Pour Le Pop Club en particulier, très peu d’enregistrements des vingt premières années ont été conservés [10]. L’Ina a conservé moins d’une dizaine d’émissions avant 1985, rarement dans leur intégralité, et dans ces archives sonores, on ne trouve aucun entretien avec un écrivain [11]. Afin de travailler à partir des émissions elles-mêmes, nous utiliserons donc ici comme corpus les quatre premières interviews d’écrivain conservées à l’Ina, qui font intervenir respectivement Max Gallo (1er juin 1985), Régine Deforges (1er août 1985), Fernando Arrabal (30 juin 1987) et Françoise Sagan (26 juin 1987). Il convient de préciser qu’à cette date, le concept d’une émission d’actualité culturelle qui mélange des genres, novateur vingt ans plus tôt, est alors devenu monnaie courante, à la radio comme à la télévision. Désormais, les talk-shows, mêlant divertissement et culture, forment une part non négligeable des émissions. Nous nous demanderons s’il existe un modèle d’entretien spécifique aux écrivains dans Le Pop Club. Comment José Artur, en tant qu’animateur d’une émission culturelle et non littéraire, les reçoit-il ? Après une présentation du style provocateur de l’émission et de l’accueil particulier que son animateur réserve aux écrivains, nous verrons que Le Pop Club offre aux auditeurs le dévoilement d’une parole intime, mais aussi une approche assez concrète du processus créatif.

1. Entre provocation et complicité

1.1. À l’école de la muflerie

Le Pop Club est une émission culturelle dans laquelle les écrivains sont en bonne place. Comédien d’origine, José Artur en reçoit certes moins souvent à son micro que des acteurs ou des metteurs en scène [12], mais sans avoir rien d’un lettré ou d’un critique littéraire, cet « enfant de Prévert [13] », dont il a été ami, est un amateur de littérature, qui s’est cultivé sur le tard [14]. Il affectionne tout particulièrement l’objet livre (« J’adore les livres, ne serait-ce au départ que pour les toucher, les regarder [15] ») et tout ce qui gravite autour de l’univers de l’édition (il donne régulièrement la parole à des éditeurs, des directeurs de collection). Dans Micro de nuit, ses mémoires parus en 1974, il énumère certains des écrivains reçus depuis 1965 : Marcel Achard, Arthur Adamov, Miguel Ángel Asturias [16], Fernando Arrabal, Ionesco, Henry de Monfreid, Pablo Neruda, Albertine Sarrazin, Jean-Paul Sartre, Peter Ustinov [17]…  Et, d’après les archives sonores dont on dispose du moins, ces invités-là, les écrivains, bénéficient d’un temps d’interview spécialement long : José Artur les garde environ une heure à son micro [18], quand les autres invités, comédiens ou metteurs en scène par exemple, n’ont généralement droit qu’à une dizaine ou quinzaine de minutes pour présenter leur pièce ou leur dernier film [19]. Cela dit, la manière dont Artur mène l’entretien avec les écrivains ne donne pas l’impression qu’il adopte pour parler avec eux un autre langage que celui qui règle le « théâtre » de la parole dans l’émission [20]. « Vous vous souvenez du premier bouquin, enfin du premier livre de gosse qui vous a marqué ? », lance-t-il à Régine Deforges dans les premières minutes de leur dialogue. À Max Gallo aussi il parle de son « bouquin ». Dès sa création, Le Pop Club veut innover dans le style, en assumant la familiarité spontanée, la décontraction, la crudité souvent aussi d’un langage « entre copains [21] », sans rien – ou presque – d’écrit à l’avance [22].

Car Le Pop Club, dès ses débuts au milieu des années soixante, assume un style de conversation lié à un rôle : le personnage du provocateur, lui-même nourri de la personnalité atypique de l’animateur. « En 1965, pour se faire entendre, il fallait provoquer beaucoup [23] » affirme José Artur. Roland Dhordain, premier concepteur de l’émission, distinguait « deux écoles de l’interview, l’école de la muflerie et celle de la courtoisie [24] » : José Artur pratique très délibérément la première. Il tourne le dos exprès à cet art civil de la courtoisie que revendique au contraire Jacques Chancel dans Radioscopie, s’inscrivant dans la tradition d’insolence d’un certain type d’interview de presse écrite [25] et dans le sillage d’intervieweurs comme André Gillois [26], en connivence avec d’autres animateurs décalés ou irrévérencieux de son temps tels Robert Beauvais, Pierre Desgraupes, Pierre Bouteiller ou encore Claude Villers [27]. Régulièrement, l’émission fait ainsi scandale, provoque la bien-pensance, s’amuse à bousculer les codes de savoir-vivre de la radio publique d’alors [28]. En 1966, le journal Paris Jour qualifie Le Pop Club « d’émission la plus osée de l’ORTF [29] ». En 1967, Le Monde trouve son animateur assez irritant parfois [30]. Mais deux ans plus tard, après les événements de Mai 68, il approuve la liberté de ton d’un programme qui repose sur « un certain esprit de contradiction », parce qu’il « y a des choses essentielles à dire qui ne sont pas dites en d’autres lieux » [31].

Il n’est donc pas rare que les personnalités interrogées par José Artur soient vexées par son franc-parler et ses provocations [32]. L’animateur s’amuse à les désarçonner, à les faire sortir de leur « zone de confort », parfois dès le début de l’interview. Dans les quatre entretiens de notre corpus, le dialogue commence ainsi trois fois sur quatre sur un défaut, supposé ou non, de l’écrivain invité. C’est le « style feutré » de Françoise Sagan – dont José Artur dit pourtant quelques minutes plus tard qu’elle est le seul écrivain français à pouvoir se vanter du statut de « star » : elle parle très bas et peut être bien difficile à comprendre.

José Artur – Françoise Sagan, ce qu’on peut dire de vous et qui a été écrit parfois, c’est que vous savez parler et que vous savez écrire à voix basse, au fond, on pourrait dire… C’est-à-dire que vous avez un style feutré. À la ville on vous comprend pas toujours, c’est un problème.

Françoise Sagan – Rarement même, c’est peut-être mieux.

– D’accord… Mais quand on vous parle il faut être en face de vous. [Rires]. On vous l’a reproché beaucoup.

– C’est pour ça que j’ai écrit des livres, pour communiquer avec mon prochain.

C’est le « caractère de cochon » de Max Gallo :

Max Gallo, nous allons passer ensemble cinquante-cinq minutes. Vous avez… [il rit, puis se reprend]. Oui… Vous allez voir, c’est pas fini… Vous avez toujours ce caractère de cochon qui vous caractérise, ou pas ? Oui, parce que je vous ai dit ça un jour et vous ne l’avez pas digéré [33]

C’est l’alcool et le cigare avec Fernando Arrabal [34], attaqué dès la première minute :

José Artur – Ah ça y est, il commence à boire déjà, dès le départ. Vous buvez vraiment beaucoup ou c’est ?… Trop, sûrement… Mais vous buvez vraiment tout le temps ? Un petit peu ? Pas de grandes gorgées ?

Fernando Arrabal – Très peu, très peu. Parce que j’ai peur.

– Alors vous fumez, vous fumez le cigare, et vous buvez, quand vous avez peur…

– Oui.

– Et avec votre caractère vous avez peur tout le temps ?

– En public.

– En public… Mais chez vous, vous fumez pas et vous buvez pas beaucoup ?

– Jamais. Je bois jamais, je fume jamais

– Ah ben ça, c’est bien [35].

Citons aussi, dans cette veine, un reportage télévisuel de 1974 consacré au Pop Club [36]. José Artur y reçoit Jean d’Ormesson. C’est la première fois que les deux hommes se rencontrent, et l’animateur déclare à l’écrivain : « Vous n’avez pas le physique du livre que vous avez fait, vous avez un côté jeune premier », avant de lui avouer qu’il ne l’appréciait pas avant de le rencontrer. Le journaliste de Télé Normandie réalisant ce reportage, à l’occasion d’un Pop Club estival à Deauville, demande à Jean d’Ormesson ce qu’il pense de José Artur, ce à quoi l’écrivain répond :

Eh bien je pense deux choses de José Artur. Je pense qu’il a des préjugés qui risquent de lui coûter très cher, et ensuite qu’il a beaucoup de jugement. […] D’abord il a des préjugés qui risquent de lui coûter très cher parce qu’il m’a avoué qu’il ne me trouvait pas très sympathique avant de me connaître. Mais il a beaucoup de jugement parce qu’il vient de me dire, finalement, maintenant qu’il me connaît, il me trouve très sympathique, et tout de même, ça c’est un bon point pour lui [37].

De fait, José Artur aime dire ce qu’il pense, peu importe si ses propos doivent choquer ou vexer ses interlocuteurs. Au contraire, il s’amuse à faire preuve d’ironie et de mordant. Dans son dernier ouvrage de mémoires, paru en 2009, il justifie sa pratique jugée parfois agressive de l’entretien :

Tout ne doit pas être lisse, dans une émission, sinon on s’endort. Il faut critiquer, asticoter, titiller, faire sortir l’invité de son discours appris par cœur et le mettre en face de ses responsabilités. S’il est bon – et surtout sincère –, il s’en sortira. […]

J’agressais, en jouant du contre-pied comme d’une arme, pour sortir mes invités de leurs appréhensions, obtenir des ripostes « naturelles » et faire oublier le micro. C’était un moyen de donner du sel aux conversations et un rythme à l’émission [38].

Chaque entretien du corpus est entrecoupé de musiques choisies par l’invité(e), choix que l’animateur n’hésite parfois pas à critiquer ou à remettre en question. Il demande par exemple à Max Gallo, qui a choisi un morceau de Mozart : « C’est pour faire chic ou vous aimez vraiment Mozart [39]? » À Régine Deforges, qui a choisi une chanson interprétée par Robert Mitchum, il demande si elle aime les hommes qui boivent. Irritée par son insistance à parler de l’alcoolisme de Robert Mitchum, elle hausse un peu la voix : « Oh ça va, vous n’allez pas casser mon truc ! », tandis que Max Gallo se justifie calmement en affirmant qu’il apprécie réellement Mozart.

Avec les femmes, Artur investit aussi volontiers le terrain de la sexualité, à coups de jeux de mots grivois ou légers [40]. L’entretien tourne parfois au jeu de séduction. Notons ici le ton irrévérencieux et badin :

José Artur – La jeune Régine Deforges s’est mariée à un industriel, et a vendu des poèmes dans la rue, c’est vrai ?

Régine Deforges – Oui, c’est vrai. Oh c’était l’horreur, j’étais nulle, nulle, nulle !

 – Dites bien « nu-lle », parce que comme c’est Régine Deforge on va dire « J’étais nue ! »… [Elle éclate de rire]… et on vous imagine en train de vendre vos poèmes nue dans la rue…

– Non, je n’aurais pas osé à l’époque.

– Articulez, articulez ! « J’étais nu-lle ! »

– J’étais nulle !

Deforges se montre globalement plutôt réceptive aux provocations de son interlocuteur, et capable de répondre du tac au tac en se plaçant sur son terrain, comme ici :

Régine Deforges – Ma famille c’était des gens très très simples, qui tiraient plus souvent le diable par la queue qu’autre chose…

José Artur – Et un jour vous vous êtes dit, pourquoi par la queue ? [Rires]

– Pourquoi toujours le diable, peut-être ?! [Rires].

Et finalement, tous les écrivains du corpus semblent assez bien réagir à la pratique « Pop Club » de l’agression, de l’humour et des provocations, sauf peut-être l’historien Max Gallo. On le voit ici décontenancé par les blagues quelque peu vexatoires de José Artur sur sa grande taille (notons en passant son art des enchaînements et de la relance). Il répond sur un ton d’abord très sérieux, avant de se dérider finalement quand il trouve un angle drôle pour amuser à son tour les auditeurs :

José Artur – À propos de Tour Eiffel tout à l’heure, c’est vrai que vous mesurez 1 mètre 93 ?

Max Gallo – Eh oui… exactement.

– Ça doit vous aider, ça doit être très agréable, quand on est dans une foule ?

– Non… je n’sais pas, ça dépend…

– On a de l’oxygène, toujours…

– Il y a des tas de périodes de la vie où on souhaiterait être au contraire beaucoup plus…

– Ah ben à l’armée, à l’armée vaut mieux pas sortir du rang !

– … discret et passer inaperçu et… Mais en même temps c’est pas désagréable, parce qu’on regarde les gens toujours de haut en bas [rires].

1.2. Un bavard qui sait écouter

Autre trait caractéristique de la manière « Pop Club » de mener des interviews : José Artur occupe le terrain de la parole. Il est volubile, n’hésite pas à couper la parole à ses interlocuteurs et à parler plus qu’eux parfois – il se vante d’avoir inventé l’« interview-monologue [41] ». Marguerite Duras, écrira-t-il plus tard avec humour, aurait été « une des rares à avoir pu [lui] couper la parole [42] ». Cette attitude de bavard lui vaut de nombreuses critiques, notamment de la part d’auditeurs qui lui reprochent de prendre trop de place, tel Pierre, élève de Terminale fervent adepte de l’émission, qui lui écrit en 1968 : « José, vous parlez trop, tout le monde vous le dit, faites donc quelque chose [43]. » À Fernando Arrabal, José Artur déclare en juin 1987 : « Vous êtes aussi bavard que moi »… mais pour s’appliquer à prouver durant le reste de l’émission qu’il est bien le plus loquace, en usant de différents moyens de garder ou reprendre la parole, comme ici de la couper à son invité [44] :

Fernando Arrabal – Ce qui se passe c’est que, hélas, j’écris beaucoup, parce que…

José Artur – Oui c’est fou d’ailleurs, j’ai vu le nombre de livres que vous avez sorti chez Bourgois, c’est d’ailleurs un type qui pourrait être confondu avec un bourgeois, mais Christian Bourgois qui est un vrai éditeur, qui vous a accueilli tout de suite…

Mais si l’animateur du Pop Club n’hésite pas à user et abuser de sa position, il se qualifie aussi de « bavard qui sait écouter [45] ». À juste titre, si l’on en croit ce journaliste de Télérama en 1974 : « José Artur a ce double-don assez rare de savoir, à la fois, bien parler lorsque les interviewés n’ont rien à dire et bien écouter, et faire parler ceux qui ont quelque chose à dire [46]. » Parler beaucoup, poser des questions précédées ou agrémentées de commentaires à rallonge, c’est finalement souvent chez lui, en effet, une manière de mettre en valeur l’invité(e), de raconter des anecdotes le ou la concernant, ou, comme nous le montrons plus loin, de l’encourager à la confidence. Et s’il est vrai qu’il malmène ses interlocuteurs, on sent aussi poindre une certaine admiration pour cette espèce d’invités qu’il traite différemment par le fait de les recevoir longuement, que forment les écrivains. Même si cela peut sembler paradoxal ou contradictoire avec l’attitude décrite jusqu’ici, il ne s’empêche pas de les flatter. Le bavardage de José Artur n’est donc pas incompatible avec une certaine intégration du rôle de faire-valoir de l’interviewé traditionnellement dévolu à l’intervieweur, qui semble s’être accentué au fil du temps [47].

Plus exactement, comme il le confesse lui-même dans l’entretien avec Max Gallo, il « adore » pratiquer « la douche écossaise », autrement dit l’alternance de piques et de compliments. Il flatte l’ego de l’historien en énumérant de nombreux titres de ces précédents ouvrages (réaction de Gallo : « Cela me fait très plaisir que vous citiez ces titres-là »). Il présente Sagan comme la seule « star » française de la littérature : « Dans la littérature des stars y’en a pas, à part vous. Vous avez défrayé la chronique, vous faites les titres, on cherche à savoir ce que vous pensez, ce que vous aimez…En France il y a une star de littérature, c’est vous. » Il complimente Fernando Arrabal sur certains aspects de son physique (« Vous avez un physique attachant, vous avez un sourire fabuleux, des yeux merveilleux… »), terminant même cet entretien avec un cri du cœur : « Merci Arrabal, je vous aime ! »

En soufflant le chaud et le froid, José Artur contribue finalement à instaurer une atmosphère détendue de complicité plutôt bienveillante et propice à la confidence, dans laquelle les interviewés se sentent généralement à l’aise pour se raconter.

2. Des entretiens intimistes

2.1. Parler des écrivains plutôt que des livres

Bien plus que de parler du dernier ouvrage de l’écrivain, ce qui intéresse José Artur, c’est d’amener ses invités à parler d’eux, de leur intimité, comme c’est d’ailleurs le cas de nombreuses émissions culturelles d’entretiens dès les années cinquante [48]. En particulier, l’animateur du Pop Club considère absurde de faire parler un écrivain d’un de ses livres une fois celui-ci achevé, comme il l’explique en présentant sa conception de l’entretien :

Un entretien doit être clair et apporter à l’auditeur – le principal intéressé à qui il est destiné – une idée aussi nette et la plus complète possible sur le personnage interviewé et le point de vue ou l’œuvre que celui-ci défend. Or pour un acteur il est difficile, si cabotin soit-il, de faire son propre éloge. Pour un écrivain, c’est encore plus compliqué. Il faudrait interviewer les écrivains quand ils sont en train d’inventer leur histoire. Là, ils sont intarissables. Arrivés devant le micro, des mois après qu’elle soit finie, ils ne savent plus quoi dire ou bien ils en ont marre, en fin de promotion, de répéter toujours la même chose [49].

De fait, les entretiens de notre corpus ne s’apparentent pas à des émissions classiques de promotion d’un objet culturel, puisqu’il n’y est que très peu question du dernier livre en date, tandis que les interviews du Pop Club sont généralement plus « promotionnelles » lorsque les invités proviennent d’autres domaines culturels ou d’autres disciplines artistiques.

Ainsi, dans l’émission avec Françoise Sagan du 26 juin 1987, l’auteur ne parle que trente secondes à peine de son dernier livre – Un sang d’aquarelle [50] –, sorti d’ailleurs plus de quatre mois plus tôt. Dans celle avec Fernando Arrabal, invité du Pop Club en juin 1987, José Artur fait référence au dernier livre de l’auteur – La Vierge Rouge [51], publié un an plus tôt –, à la vingt-troisième minute d’émission seulement. Ils en parlent quelques instants avant de changer de sujet. Dans Le Pop Club avec Régine Deforges, le titre du dernier volet de La Bicyclette bleueLe Diable en rit encore – est très brièvement cité autour de la trentième minute. Enfin, dans l’enregistrement avec Max Gallo, l’animateur finit par annoncer le titre de son ouvrage au bout de 23 minutes d’entretien, mais seulement très rapidement : « Il y a un livre qui est sorti, le dernier en date, qui est Le Beau rivage, chez Grasset… On en parlera à la fin, peut-être, de l’entretien… » Finalement, à la quarante-quatrième minute, soit dix minutes avant la fin, José Artur annonce : « Bon et maintenant on en arrive à ce livre, Le Beau rivage. Moi je n’aime pas tellement parler des livres longtemps parce que je trouve qu’il faut les lire, surtout celui-là, qui est fort beau. »

Cette conception de l’entretien d’écrivain ne semble d’ailleurs finalement pas déplaire à Max Gallo, quand José Artur le met sur le sujet des coulisses de l’entretien médiatique :

José Artur – Le service après-vente, ce que nous sommes tous en train de faire, c’est quelque chose qui vous énerve, vous n’aimez pas ça. D’ailleurs je peux en témoigner : ça fait longtemps que je vous demande de venir. Vous venez quand vous avez un bouquin très gentiment, cordialement, mais vous n’êtes pas l’homme à rechercher follement l’interview, parce que vous bossez beaucoup… Mais on est obligé de le faire ?

Max Gallo – On est obligé. J’essaie de le faire de moins en moins parce que bizarrement, et pas du tout par mégalomanie, comme quelqu’un qui n’a plus besoin de cela, parce que je crois qu’on a toujours besoin de cela dans ce métier, j’ai de plus en plus de mal caractériellement à le faire… C’est-à-dire, j’ai de plus en plus de mal à faire ce que je fais en ce moment, c’est-à-dire, en fait, à discuter sur un livre. Et encore, là nous avons une vieille complicité, donc qui est agréable. C’est une retrouvaille plus qu’une interview, des retrouvailles plus qu’une interview. Mais c’est vrai que j’allais par exemple à Apostrophes [52] avec beaucoup d’enthousiasme les premières fois et presque une espèce de joie, un peu de fébrilité. Je suis allé souvent à Apostrophes. Maintenant quand j’y vais – j’y vais toujours et je souhaite y aller encore –, mais j’y vais avec une espèce de raideur et de réticence, en me disant « bon, il faut le faire », plutôt que « on va le faire avec joie ».

Gallo distingue ici ses passages à Apostrophes et au Pop Club : venir au Pop Club, ce serait comme vivre des « retrouvailles », en raison de la « vieille complicité » qui le lierait à son intervieweur. Difficile de se dispenser du jeu promotionnel de l’interview pour faire exister un livre et le faire vendre – l’expression « service après-vente » employée par Artur renvoie d’ailleurs frontalement à la dimension commerciale de l’activité d’écrivain. Sagan explique même que son ouvrage qui s’est le moins bien vendu (Le Garde du Cœur, Julliard, 1968) aurait été peu lu parce que, suite à une dispute avec son éditeur, elle aurait souhaité ne donner aucune interview [53]. Ce qui ne l’empêche pas de dire aussi sa réticence à devoir parler d’un livre dans ses interviews [54], et même à évoquer sérieusement sa pratique littéraire, en soutenant que « les gens qui parlent de leur travail d’une manière grave et sérieuse [l]’ont toujours assommée [55] ».

La vitrine promotionnelle que José Artur offre aux écrivains est donc assez en accord avec leur désir de ne pas parler de livres. Le Pop Club leur offre un espace pour parler d’eux dans une atmosphère décontractée, où ils se savent chahutés mais aussi aimés, et pas trop embêtés sur leur dernier livre, qui n’est au fond qu’un prétexte à venir se raconter, parfois de manière très intime. Une manière d’occuper l’espace médiatique dans laquelle certains trouvent apparemment leur compte.

2.2. José Artur l’« accoucheur »

L’animateur du Pop Club aime à se considérer comme un « accoucheur », dont le rôle serait de « faire raconter n’importe quoi à n’importe qui, sans que l’interviewé soit gêné ou terrorisé [56] ».

Dans chacun des longs entretiens de notre corpus, il prend soin de remonter aux origines, à l’enfance, et prend le temps de retracer le parcours des écrivains de manière chronologique afin de faire un « tour d’horizon [57] », s’intéressant davantage à l’histoire personnelle de chacun qu’à ses seuls ouvrages. Avec Arrabal, il commence par parler du Maroc, où l’écrivain est né, avant de l’inviter à raconter l’histoire particulière de ses parents (son père a disparu après avoir été condamné à mort par le régime franquiste). Avec Max Gallo, il évoque le milieu modeste dont l’écrivain et historien est issu. Avec Régine Deforges, il présente son milieu familial d’origine, plutôt populaire, et le contexte catholique dans lequel elle a été élevée. Il n’y a qu’avec Françoise Sagan qu’il ne remonte pas jusqu’à la prime enfance, même s’il évoque sa jeunesse étudiante sur les bancs la Sorbonne – sans doute parce qu’il s’agit de l’invitée du corpus que les auditeurs potentiels connaissent le mieux. Par de légers commentaires distillés dans ses interviews, on comprend que José Artur a déjà reçu au Pop Club chacun de ces invités. Malgré cela, il prend la peine de repartir de l’origine, ne se contentant pas de faire comme si l’auditeur connaissait déjà la vie de ces écrivains. Il prend même régulièrement soin de raconter des anecdotes vécues personnellement avec chacun de ces invités, afin d’entretenir un climat de complicité et de familiarité [58].

Au-delà de ce « film » chronologique, Artur invite chaque écrivain à se livrer sur des aspects de sa vie privée, ses goûts, son caractère.

C’est avec Max Gallo que le ton est le moins intime, sans doute parce que l’homme s’y prête moins volontiers. Il est surtout question de son goût pour les échecs, de son expérience politique [59] et des éventuelles interférences de sa carrière politique avec sa carrière littéraire.

À Sagan en revanche, José Artur peut mettre en avant le désir des auditeurs d’en apprendre davantage sur la personnalité profonde de l’écrivain, écrivain à succès mais « finalement assez secr[et] ». Il lui demande par exemple s’il est possible de la mettre en colère, ou encore ce qu’elle aime le plus. Il réussit à  la faire parler de ses addictions, et partant de là à réfléchir à son statut de personnage public et aux difficultés engendrées par la célébrité :

Le succès est quelque chose qu’on peut prendre bien et qu’on peut prendre mal. Il y a des gens qui le prennent très mal. Le succès est quelque chose qui vous isole, les gens vous voient comme une image. Si on n’a pas de grandes ressource, une grande force à l’intérieur pour avoir avec les gens des vrais rapports, pour obliger les gens à chercher autre chose de vous que cette image qu’ils ont dans la tête, si on n’oblige pas les gens à être vos amis, si vous voulez, pour de bon, on peut être très seul avec une statue de vous qui vit à votre place, et on se retrouve seul chez soi…

Avec Régine Deforges [60], romancière et éditrice de littérature érotique, les questions intimes pleuvent, sous le prétexte de chercher à comprendre « comment [elle vit] » : « Vous souvenez-vous de votre premier amant ? » ; « Vous vivez à Paris ? » ; « Vous avez des enfants ? ». L’introduction de l’émission donnait le ton : « Vous êtes une sorcière ou sainte, n’est-ce pas ? Et il y a une chose qui prime chez vous c’est l’amour, l’érotisme, le sexe et la liberté ? C’est d’accord ? ». « Vous oubliez les livres, […] sans doute le plus important », rétorquait Deforges, désireuse de rappeler que la littérature demeure la raison de son invitation à l’émission – ce qui ne l’empêche pas, dans la suite de l’entretien, de jouer plutôt bien le jeu des questions indiscrètes.

Avec Fernando Arrabal, Artur souhaite montrer la complexité d’un personnage fait de paradoxes, en mettant en opposition son image publique d’écrivain provocateur et « la délicatesse de [ses] sentiments » dans la vie privée. Par ailleurs, en insistant assez désagréablement sur la petite taille de son invité, il met le doigt sur un point sensible, complexe physique douloureux, qui l’amène à se confier intimement (« J’ai beaucoup souffert, […] ça m’a beaucoup chagriné. Ça me complexait, je me sentais très mal, et je continue à me sentir mal maintenant… »).

En somme, l’animateur du Pop Club s’attache à faire les écrivains se dévoiler aux auditeurs sur des aspects parfois méconnus de leur vie et de leur personnalité, en les délestant en quelque sorte du poids de rendre compte de leur activité littéraire. Pour autant, ces entretiens donnent aussi à entendre une réflexion parfois approfondie sur leur œuvre et leur métier d’écrivain.

3. Le métier d’écrivain

3.1. Vie et œuvre

Si l’animateur du Pop Club encourage les écrivains reçus à son micro à se livrer sur leur vie privée ou de leur personnalité, il se plaît quand même à tisser des liens entre leur œuvre et leur vie. Il insiste par exemple sur la proximité entre Max Gallo et le narrateur de son roman Le Beau Rivage, tout comme il remarque un « parallèle étrange » entre l’histoire de La Vierge rouge, qui met en scène une mère disparue, et celle du père de Fernando Arrabal, disparu lui aussi. Finalement, l’évocation de la vie privée a aussi pour vocation d’éclairer les ouvrages d’une autre lumière, biographique, à faire parler les invités de ce qu’ils transposent de leur vie dans leur œuvre.

Dans cette perspective, plutôt que de s’attarder sur le dernier livre paru, Artur préfère évoquer l’œuvre de ses invités comme un ensemble, pour mieux tisser des liens entre les livres, retracer les itinéraires des écrivains et leurs évolutions. Il commente des évolutions de formes littéraires, repère des motifs prégnants ou met en relief des thèmes majeurs. Il s’interroge par exemple sur le choix par Arrabal de la forme romanesque pour son dernier ouvrage, plutôt que du théâtre. Il insiste sur la façon récurrente qu’a Max Gallo de donner un titre général à une œuvre qui est ensuite déclinée en plusieurs tomes. Dans l’œuvre d’Arrabal, il voit dans le sacré et les femmes des thèmes majeurs – ce à quoi l’écrivain répond déclarant que la femme constitue même « le moteur de [son] œuvre ».

3.2. Le comment et le pourquoi

 Artur aime aussi interroger ses invités sur les conditions pratiques de leur activité. Il demande par exemple à Sagan et à Arrabal l’heure à laquelle ils écrivent ; à Gallo s’il travaille vraiment à la machine « parce que ça [lui] permet de réfléchir plus », et comment il réagit face au vertige de la page blanche (que l’écrivain appelle « la lâcheté devant l’écriture ») ; à tel ou tel à quel moment il se sent libéré de son livre (« Est-ce quand on remet le manuscrit, quand on pose la plume, ou quand le livre sort ? »). Par ailleurs, assez pragmatiquement, il n’hésite pas à commenter les tirages et les ventes des livres des écrivains qu’il reçoit. Il pose une question à Sagan qu’il qualifie lui-même « d’indiscrète », en lui demandant lesquels de ses livres ont eu respectivement les plus forts et plus petits tirages – question à laquelle elle répond, même si elle affirme n’avoir pas de souvenirs précis des chiffres. Avec Régine Deforges, Artur commente le phénomène de librairie qui s’est produit avec le deuxième tome de La Bicyclette bleue, dont il indique que 400 000 exemplaires se sont vendus en une journée. Dans l’entretien avec Max Gallo, il insiste sur la liberté que procure, pour un écrivain, de bonnes ventes d’ouvrages :

José Artur – L’argent, le tirage… l’argent que procure le tirage et la vente des livres, ça donne quand même, on ne peut pas le nier, ça donne quelque chose d’intéressant qui s’appelle un peu la liberté du choix du sujet ?

Max Gallo – Ah tout à fait. Moi j’ai gagné beaucoup d’argent avec les livres, je le dis de manière tout à fait simple, n’ayant jamais exploité quelqu’un je dirais, sinon moi-même. Et ça a changé ma vie, il faut bien le dire.

Avec ce type de questions et de réflexions, l’animateur rappelle que si tout le monde peut écrire ou se targuer d’être écrivain, il n’est pas évident de « vivre de sa plume ». À la fin de l’entretien avec Sagan, il lui demande d’ailleurs quel conseil général elle pourrait donner à un jeune qui souhaiterait écrire.

La question de l’œuvre est aussi posée par le biais des genres littéraires. De fait, à l’exception de Régine Deforges, tous les écrivains du corpus en pratiquent plusieurs. Sagan, Arrabal et Gallo insistent ainsi tous trois sur le temps long nécessaire à l’écriture d’un roman. Arrabal distingue très clairement les pièces de théâtre – qu’il écrit de manière « rapide » et « nocturne » – des romans – qu’il met un an à écrire. Il assimile la pièce à un « coup de foudre » et le roman à « un mariage ». Sagan insiste sur le caractère complexe du roman, très différent de l’écriture pour le théâtre :

Un roman c’est une espèce de thème… enfin, c’est l’envie d’un personnage qu’on a envie de compliquer, de creuser, de fouiller, de changer, de modifier. Tandis qu’une pièce a priori c’est pas un thème, c’est une intrigue, une action, et on sait dès le début de l’action qu’on va aller droit vers les dialogues, vers une accélération perpétuelle du mouvement, ce qui n’est pas possible dans un roman, ce qui est possible mais qui n’est pas le charme du roman. Le charme du roman, c’est qu’on peut brusquement parler d’une fenêtre, d’un paysage ou d’un sentiment pendant trois pages. Il y a une liberté effrayante dans le roman. C’est plus difficile qu’une pièce. Une pièce c’est des rails, ça va à droite, à gauche, ça permet d’avancer, de filer. Un livre on peut traînasser, c’est à la fois fascinant et inquiétant.

Gallo met lui aussi en avant la complexité d’un roman, selon lui « le genre suprême » :

Max Gallo – Moi je crois que le roman est le genre suprême. Parce que vous pouvez tout dire, tout.

José Artur – On peut dire l’essentiel.

– Non, on peut dire la vie, c’est-à-dire la complexité des choses…

– Pis on peut faire répondre des choses qui sont complètement étrangères à soi-même par un personnage, à qui on peut donner le rôle du diable peut-être, mais on lui fait dire… tout est dit…

– Tout à fait. Le roman c’est vraiment le genre, je vais employer un mot à la mode mais, antitotalitaire. Dans un roman, même si vous êtes quelqu’un de dogmatique, de carré, si vous avez un sale caractère [rire de José Artur [61]], malgré tout un peu d’humour… Dans votre roman, si vous voulez que votre roman soit un bon roman, vous êtes obligé d’être dans la complexité. C’est-à-dire que dans un roman un romancier n’a pas d’ennemi. Il peut avoir des adversaires, mais il est obligé […] de leur donner figure humaine. Il n’y a pas de caricature possible dans un roman, ou alors vous faites un livre de propagande et ça n’a aucun intérêt, vous n’avez pas de lecteurs.

Plus fondamentalement, c’est sur leur rapport à l’écriture que les écrivains sont invités à s’expliquer, en répondant à la question (banale et passe-partout) du « pourquoi écrivez-vous ? ». Arrabal écrit par « nostalgie d’être aimé », « parce que la femme ne [lui] a pas donné ce qu’il attendait ». Sagan pour « communiquer avec son prochain ». Deforges relate l’épisode du Cahier volé (Fayard, 1978), journal intime écrit à l’adolescence afin d’échapper au carcan d’une éducation stricte. Aucun n’hésite à questionner la relation ambivalente qu’il entretient avec l’écriture. « Hélas, oui, j’écris beaucoup. J’aimerais ne pas écrire. J’aimerais vivre une vie passionnante », confie Arrabal, cependant que Sagan avoue son bonheur de n’avoir pas eu besoin d’écrire pendant deux ans et demi, à la fin des années 1960 :

José Artur – Il vous arrive de ne pas travailler pendant un très long bout de temps ? Quel a été le plus grand silence de papier de Françoise Sagan ?

Françoise Sagan – J’ai eu un moment béni, […] c’était en 68 je crois, où j’ai passé deux ans et demi sans écrire une ligne. L’argent était rentré, j’avais la flemme et j’ai passé deux ans et demi sans écrire une ligne. J’étais enchantée. Mais alors là ça fait un bout de temps que j’ai pas arrêté…

L’auteur de Bonjour tristesse explique encore que, pour elle, « toute littérature est une forme de regret », tandis qu’Arrabal affirme qu’un artiste est quelqu’un qui rate, qui souffre.

Finalement, la question de l’écriture et des livres, qui pourrait sembler secondaire lors d’une première écoute, occupe tout de même une place non négligeable dans ces entretiens. On sent que ce fervent lecteur et admirateur des écrivains qu’est José Artur veut donner envie à ses auditeurs de découvrir les livres de ses invités. Même s’il choisit volontairement de ne pas trop en dire, il en commente de temps en temps certains passages, certains choix d’écriture. Dans l’un de ces entretiens il choisit même d’en lire un extrait. C’est à la fin de l’émission avec Max Gallo. José Artur lit un passage de Beau rivage, qu’il a pris soin de faire commenter brièvement auparavant par son auteur :

José Artur – Cette Mafalda passe une nuit de noces épouvantable, que vous décrivez d’une façon étonnante, par des petites phrases très courtes, à peine liées entre elles. Et c’est à dégoûter toutes les vierges qui liront ce livre. […]

Max Gallo – Ça m’a beaucoup coûté d’écrire cela. En fait, je voulais en faire une sorte de tragédie sans tragédie, car c’est une nuit de noce qui se déroule tout à fait normalement, sans excès, sans tragédie, et je crois que c’est en fait une tragédie. Une de ces tragédies sans sang, même sans larmes, et où en fait se noue tout un inaccomplissement, une incompréhension mutuelle, et qui est une sorte d’acte barbare.

– C’est un acte barbare, très beau d’ailleurs. Vous savez, pour me racheter vis-à-vis de vous [62], je vais simplement, pour terminer cet entretien avec vous Max Gallo, je dirai même au revoir avant, je vais terminer sur ces vingt lignes de cette nuit d’amour, qui devrait être une nuit d’amour et qui n’est qu’une nuit de noces.

4. Conclusion

Cette étude exploratoire nous a permis d’analyser ce que peuvent être des interviews d’écrivains dans une émission de « variétés culturelles » grand public. Elles proposent un modèle d’interview décontractée et insolente, mais au fond cordiale, dans laquelle l’œuvre littéraire peut sembler parfois reléguée au second plan, tandis que la vie personnelle est mise en avant, avec bon gré mal gré la collaboration d’écrivains malmenés mais consentants. Ceux-ci se laissent aller assez volontiers – finalement – à la confidence, à une heure de diffusion où les cœurs des uns sont plus enclins à se livrer et l’oreille des autres à écouter des confidences [63]. Les qualités de l’entretien d’écrivain dans Le Pop Club tiennent pour beaucoup à la personnalité du producteur-animateur de l’émission, José Artur, lequel cherche à montrer l’envers ou la complexité des personnalités reçues à son micro et souhaite, pour chaque émission, retracer un itinéraire des écrivains dans lesquels vie et œuvre sont étroitement mêlées. Sans presque jamais aborder le contenu des livres, il fait entendre à ses auditeurs des propos sur ce que c’est qu’être écrivain, du vertige de la page blanche aux techniques et instruments de travail à la question du tirage et du nombre de ventes en passant par les genres de prédilection et les thèmes récurrents. Une manière comme une autre, la seule possible peut-être dans une émissions de variétés, de servir la littérature.

Notes

[1] Cela s’inscrit dans la continuité de la réforme de la RTF pilotée en 1963 par Roland Dhordain, co-concepteur du Pop Club. Par ailleurs, en 1964, la RTF devenait l’ORTF. Sur l’histoire de la radiodiffusion en France durant cette période, voir Christian Brochand, Histoire générale de la radio et de la télévision en France, Paris, La Documentation Française, t 2 (1944-1975), 1994. Voir aussi Roland Dhordain, Le Roman de la radio, de la TSF aux radios libres, Paris, éditions de la Table Ronde, 1983. Nous remercions Pierre-Marie Héron et David Martens pour leur relecture attentive de l’article et leurs suggestions.

[2] José Artur est décédé en janvier 2015, à l’âge de 87 ans. Sur le personnage et son parcours, voir Guy Robert, « Amphitryon de nuit ; José Artur et le Pop Club », Cahiers d’histoire de la radiodiffusion, n°47, décembre 1995, p. 74-81.

[3] À partir de 1966. Sur les premières années, voir Cécile de Kerguiziau de Kervasdoué, « Les premières années du Pop Club », Cahiers d’histoire de la radiodiffusion, n°70, janvier 2010, p. 120-145. Dans les premières années, Le Pop Club est notamment une émission à la pointe de l’avant-garde musicale de la pop. L’émission propose aussi de la musique en direct.

[4] Comme La Rose Rouge, Chez Agnès Capri, ou encore L’Écluse, en particulier au temps du Club d’Essai.

[5] Roland Dhordain, qui a proposé l’idée du Pop Club à José Artur, entendait animer le grand hall de la Maison de la radio. Au moment de la création du Pop Club, deux autres émissions publiques voient le jour sur les antennes de l’ORTF : Les 400 coups, de Jean Bardin et Claude Chebel, Entrée libre à l’ORTF, de Pierre Codou et Jean Garretto.

[6] Reportage télévisuel consacré aux cinq ans du Pop Club, TF1, Journal télévisé de 13 heures, 11 juin 1970, archive Ina.

[7] Entretien avec José Artur, 10 mai 2012, dans Marine Beccarelli, Les Nuits du bout des ondes. Introduction à l’histoire de la radio nocturne en France, 1945-2013, Bry-sur-Marne, Ina, 2014, p. 193.

[8] Ibid.

[9] Sur les entretiens d’écrivains à la radio, voir les nombreux travaux dirigés par Pierre-Marie Héron, notamment Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante, Presses universitaires de Rennes, 2010.

[10] Elles sont plus abondantes pour la période ultérieure du Pop Club, même si leur indexation dans les bases de données est parfois incomplète.

[11] À notre connaissance, il n’en existe pas de retranscription écrite. Il serait peut-être possible d’en retrouver des enregistrements chez des collectionneurs privés. Il existe cependant des sources écrites antérieures au milieu des années 1980 qui permettraient de reconstruire un itinéraire de l’émission dans son rapport avec les écrivains.

[12] Il a un goût particulièrement prononcé pour le théâtre et produira par ailleurs plusieurs émissions consacrées à cet art, à la radio ainsi qu’à la télévision.

[13] Entretien avec José Artur, 10 mai 2012, dans Marine Beccarelli, op. cit., p. 186.

[14] Ibid., p. 189. « Moi qui n’ai rien appris à l’école, je me suis alors cultivé comme une bête à coups de pied dans le cul ».

[15] José Artur, Le Pop Club avec Régine Deforges, ém. cit..

[16] José Artur, Micro de nuit, Paris, Stock, 1974, p. 191. José Artur dit sa fierté d’avoir reçu l’écrivain guatémaltèque le soir de sa réception du prix Nobel.

[17] Il est malheureusement difficile de donner une liste plus complète, car les invités du Pop Club ne sont quasiment jamais annoncés dans les programmes de presse. Grâce à quelques archives télévisuelles, on peut retrouver d’autres noms, comme l’écrivain Jean d’Ormesson.

[18] Il insiste d’ailleurs au début de l’entretien sur la longueur de temps dont ils disposent. Des formules telles que : « On est ensemble pour 55 minutes, on a le temps » reviennent au début de chacune des quatre archives de notre corpus.

[19] Exceptionnellement, d’autres invités ont le privilège de pouvoir rester une heure au micro du Pop Club. C’est notamment le cas, en 1985, de Wim Wenders, Palme d’or au festival de Cannes en 1984 avec Paris, Texas (22 novembre 1985), de Michel Jonasz (4 juin 1985) ou encore de Véronique Sanson (7 juin 1985).

[20] « La radio, c’est un peu comme au théâtre, c’est tu me parles et je te réponds », entretien avec José Artur, 10 mai 2012, dans Marine Beccarelli, op. cit., p. 189.

[21] « Tu l’écoutes vraiment […] et tu […] parles normalement comme si tu […] parlais chez toi à table avec des copains » (ibid.)

[22] Si José Artur prône un art de l’entretien improvisé et ne lit presque jamais à l’antenne de textes rédigés, il a tout de même sous les yeux des fiches avec des informations sur son invité, tandis qu’il concède que ce qui passe pour de l’improvisation ne l’est jamais vraiment. « Pour la radio, une bonne improvisation se travaille énormément finalement. Quand, au music-hall, les jongleurs ratent la balle, pour rater la balle habilement trois fois et la réussir à la quatrième il faut être capable de la réussir à la première. La fausse erreur à l’Américaine, c’est merveilleux. C’est travaillé, quand même. Moi qui n’ai jamais travaillé à l’école, j’ai travaillé. Quand je recevais Sartre ou des gens de ce niveau-là, je passais une après-midi d’Hypokhâgne ! » (ibid., p. 190).

[23] José Artur, Parlons de moi, y’a que ça qui m’intéresse, Paris, Robert Laffont, 1988, p. 196.

[24] Roland Dhordain, Le Roman de la radio, de la TSF aux radios libres, op. cit., p. 214.

[25] Voir Jean-Marie Seillan, « L’interview », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au xixe siècle (1800-1914), Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, p. 1025-1040.

[26] Voir Pierre-Marie Héron, « De l’impertinence dans les interviews d’écrivain : l’exemple de la série radiophonique Qui êtes-vous ? (1949-1951) », Argumentation et Analyse du Discours [en ligne], 12 | 2014, URL : http://aad.revues.org/1706.

[27] Claude Villers fait d’ailleurs partie de l’équipe du Pop Club à la fin des années soixante.

[28] Sur la dimension contre-culturelle du Pop Club, voir notamment Cécile de Kerguiziau de Kersvasdoué, « L’Impact du mouvement pop en France et son expression radiophonique, 1965-1974. Étude de deux émissions phares : le Pop Club et Campus », DEA de l’Institut d’études politiques de Paris, 1998. Dans les années soixante, même s’il existe des exceptions, le ton de la radio publique est globalement plus sérieux et guindé que celui des radios périphériques – Radio Luxembourg, Europe n°1, Radio Monte-Carlo et Sud-Radio –, dont les émetteurs sont implantés en dehors des frontières, mais qui sont largement écoutées par les Français.

[29] Paris-Jour, 28 novembre 1966.

[30] « Le Pop Club, même si José Arthur [son nom de famille est ici écorché] agace parfois les dents, continue une excellente carrière ; son audience a débordé nos frontières » (« Un regain de faveur face à la concurrence de la télévision », Le Monde, 14 juillet 1967). Les ondes radiophoniques se propageant plus loin durant la nuit, l’émission est largement écoutée en dehors des frontières françaises, en Europe et en Afrique du Nord.

[31] Martin Even, « France Inter. Le Pop Club, recette d’une réussite », Le Monde, 17 octobre 1969.

[32] C’est le cas notamment d’Alice Sapritch et Luis Mariano, voir José Artur, Micro de nuit, op. cit, p. 256.

[33] Ce jour-là, Max Gallo confirme qu’il n’a effectivement pas « digéré » la remarque car il pense ne pas avoir mauvais caractère. Après quoi José Artur retire ce qu’il qualifie de « provocation ». L’entretien d’une heure se déroule ensuite dans une atmosphère de bonne entente, plutôt familière.

[34] Ce qui peut être vicieux car d’une manière générale, José Artur ne manque pas de rappeler à ces invités qu’ils peuvent consommer de l’alcool à son micro.

[35] Le Pop Club du 30 juin 1987.

[36] Le Pop Club et José Artur, Télé Normandie, 3e chaîne, 21 août 1984

[37] Ibid.

[38] José Artur, Au Plaisir des autres, Paris, Michel Lafon, 2009, p. 193 et 282.

[39] Le Pop Club du 1er juin 1985.

[40] Durant l’été 1967, il présente d’ailleurs Flirtissimo, une émission quotidienne estivale dans laquelle il s’entretient sur un transat avec une jeune femme inconnue, sur le ton du flirt et de la séduction. Durant la saison 1969-1970, il anime Flirt, programme dans lequel il interviewe des vedettes féminines, sur le même ton. Installé dans un studio différent de la personnalité interviewée, il a pour mission de l’identifier, par le truchement de ses questions et du flirt. À la différence de Flirtissimo, les archives de Flirt ont été conservées.

[41] José Artur, Micro de nuit, op. cit., p. 128.

[42] José Artur, Au Plaisir des autres, op. cit., p. 134.

[43] Archives privées de José Artur, courrier des auditeurs, lettre de Pierre L., 10 avril 1968.

[44] Il lui redonne toutefois quelques minutes plus tard l’opportunité de reprendre son explication.

[45] Entretien avec José Artur, 10 mai 2012, dans Marine Beccarelli, op. cit., p. 187.

[46] Jacques Renoux, « La vie serait bien dure s’il n’y avait pas le Pop-Club », Télérama, n°1266, semaine du 20 au 26 avril 1974, p. 11.

[47] Dès la fin des années 1970, certains auditeurs le lui reprochent d’ailleurs une pratique de l’interview moins agressive et moins provocatrice que dans la première décennie de l’émission.

[48] Par exemple l’émission Qui êtes-vous ? d’André Gillois, ou encore La Parole est à la nuit de Luc Bérimont. Sur le dévoilement d’une parole intime dans les entretiens radiophoniques, voir Anne Outram Mott Steiner, « L’Identité médiatique et ses scénographies dans l’entretien culturel à la radio », thèse de doctorat de l’université de Genève, 2011.

[49] José Artur, Au Plaisir des autres, op. cit., p. 192.

[50] Françoise Sagan, Un sang d’aquarelle, Paris, Gallimard, sorti le 4 février 1987.

[51] Fernando Arrabal, La Vierge rouge, Paris, Acropoles, 1986.

[52] L’émission existe alors depuis 1975 – soit une dizaine d’années.

[53] En réalité, Françoise Sagan a au moins participé à l’émission télévisuelle Lectures pour tous du 27 mars 1968 pour faire la promotion du livre.

[54] Françoise Sagan dans Lectures pour tous, ém. cit.

[55] Françoise Sagan, Le Pop Club du 26 juin 1987.

[56] José Artur, Micro de nuit, op. cit., p. 180.

[57] Expression de José Artur dans l’émission avec Max Gallo.  Artur évoque à plusieurs reprises « l’ordre chronologique » qu’il s’efforce de suivre au fil des questions de ses entretiens. Par exemple, dans l’émission avec Max Gallo : « On va garder l’ordre chronologique un petit peu, et parler du premier livre… ».

[58] Il évoque notamment les faire-part qu’il a reçus lors de la naissance des enfants de Fernando Arrabal, la fois où il a vu Françoise Sagan sur un chameau, ou encore le jour où il a interviewé la fille de Régine Deforges, plusieurs années auparavant, dans le cadre d’une émission télévisuelle consacrée au théâtre.

[59] En 1983 et 1984, Max Gallo était porte-parole du gouvernement.

[60] Régine Deforges sort cette année-là Le Diable en rit encore, le troisième volet de La Bicyclette bleue.

[61] Max Gallo fait ici référence à la remarque introductive de l’animateur.

[62] José Artur fait ici référence à sa réflexion sur le « caractère de cochon » de Max Gallo.

[63] C’est également la nuit que des programmes radiophoniques nocturnes de confessions des anonymes ont été créés au milieu des années 1970. V. notamment Marine Beccarelli, Les Nuits du bout des ondes, op. cit.

Auteur

Marine Beccarelli est docteure en histoire contemporaine de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de l’histoire des médias et de la radio. Sa thèse, soutenue en 2016, portait sur l’histoire de la radio nocturne en France. Elle a été précédée de la publication d’une adaptation de son mémoire de Master 2 introduisant le sujet :  Les Nuits du bout des ondes. Introduction à l’Histoire de la radio nocturne en France, Ina éditions, 2014.

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