Atelier de création radiophonique (1969-2001): la part des écrivains

Jean Thibaudeau, la radio telle quelle

Pierre-Marie Héron
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L’article s’intéresse à deux des premières productions de Jean Thibaudeau à l’ACR, dont il est un des premiers collaborateurs : Le Jardin en 1970, Dig it & A Western Memory en 1971. Il fait apparaître le contraste existant entre les convictions politiques de l’écrivain, membre à la fois de Tel Quel et du PCF, imprégné de Brecht et de sa conception marxiste du réel, et la signification bien plus ambivalente de ses œuvres, lieu d’une résistance au tout-politique. Des œuvres qui semblent dire que le sujet individuel n’est pas complètement soluble dans le sujet collectif mais trouve son bonheur, au moins immédiat, ailleurs et parfois contre lui.

This article discusses two of Jean Thibaudeau’s first productions for the ACR, a program for which he was one of the first collaborators : Le Jardin in 1970, Dig it & A Western Memory in 1971. It reveals the contrast that exists between the writer’s political convictions, a member of both Tel Quel and the French Communist Party, influenced by Brecht and his Marxist conception of reality, and the much more ambivalent significance of his works, place of a resistance to the all-political. Works that seem to say that the individual subject isn’t completely reducible to the collective subject but finds happiness, at least for the time being, elsewhere and sometimes in opposition to it.

Plan

Texte intégral

Jean Thibaudeau n’a pas attendu la création de l’ACR en 1969 pour devenir un auteur radiophonique : il l’est depuis 1961, avec la création, par Alain Trutat qu’il rencontre alors, de son Reportage d’un match international de football, bien connu aujourd’hui par son édition sonore chez Phonurgia nova. On le réduit souvent du reste à ce titre. Or sa phonographie est considérable pour un écrivain « du livre », avec, en France et en Allemagne principalement, 19 œuvres entre 1961 et 1973, et, après une interruption entre 1973 et 1980, 11 autres encore jusqu’en 2006, dont 9 avec celui qui devient un grand ami et son réalisateur attitré, Jacques Taroni. La collaboration à l’ACR est très ciblée dans le temps : 1969-1970, mais dense, avec notamment, en plus d’interventions parlées diverses, quatre œuvres réalisées par José Pivin, Jacques-Adrien Blondeau et Jean-Pierre Colas et des interprètes de la stature de Roger Blin, François Billetdoux, Claude Piéplu, Jean Topart, Bulle Ogier et René Farabet.

Chose remarquable, bien avant Claude Ollier par exemple, ou Marguerite Duras avec India Song, mais sans doute en pensant aux deux « textes radiophoniques » publiés de Michel Butor (Réseau aérien en 1962, 6810000 litres d’eau par seconde en 1965), Thibaudeau a le projet de publier en recueil ses œuvres radiophoniques de la décennie 1960 [1]. Les Éditions du Seuil acceptent, puis changent d’avis [2]. De ce projet à la fois vaste, significatif de la valeur accordée à ces textes et somme toute pas plus paradoxal que de publier un scénario de cinéma, voire un texte de théâtre, il n’a survécu que Mai 1968 en France, accueilli par Sollers en 1970 dans sa collection « Tel Quel » au Seuil pour sa portée politique [3], après avoir été mis en ondes dans une version réduite de 1h15 par deux stations allemandes en 1969 (WDR et HR) et refusé par France Culture. C’est avec ces rapides éléments de mise en perspective que nous allons nous tourner vers les ACR de Thibaudeau, et plus spécialement les deux premiers : Le Jardin, diffusé dimanche 8 février 1970 et Dig it & A Western Memory, diffusé un an plus tard dimanche 31 janvier 1971. Ces deux réalisations ont lieu au moment du plus fort engagement en politique de l’écrivain, qui entre au PCF en 1970 (il le quitte en 1977) et juste avant son départ du comité de rédaction de la revue Tel Quel (décembre 1971), quand Sollers pousse le groupe à regarder vers la Révolution culturelle maoïste. On y verra un raccourci du parcours de l’écrivain du Tel Quel formaliste des débuts, alors soutien inconditionnel du Nouveau Roman, au Tel Quel fortement marxisé des années 1967-1971 (puis maoïsé, jusqu’aux désillusions du voyage en Chine de Sollers et quelques autres en 1974). On y verra aussi un exemple de ce que la radio documentaire peut apporter à la fiction, dans la mise en œuvre du réalisme brechtien défendu à l’époque par Thibaudeau.

1. Le Jardin

1.1. La politique, du « refoulé conscient » au retour en force

Le Jardin, diffusé le 8 février 1970 [4], est l’adaptation à la radio du tout premier texte narratif de l’auteur, écrit au printemps 1958 peu avant son premier roman, La Cérémonie royale ; lequel, publié en mars 1960 par Lindon et Robbe-Grillet aux éditions de Minuit, le classe parmi les représentants d’une possible « seconde génération » du Nouveau Roman. À l’époque, Tel Quel ‒ n°1 en avril 1960, où figure un extrait du roman ‒, dont Thibaudeau intègre bientôt le comité de rédaction, est complètement admiratif du Nouveau Roman et d’accord avec une de ses thèses directrices : surtout pas de politique en littérature, le seul engagement de l’écrivain est dans son écriture. Et c’est bien ce que fait Thibaudeau dans Le Jardin, écrit pourtant en pleine guerre d’Algérie, alors que lui-même, né en 1935, 23 ans en 1958, est sous les drapeaux depuis 1957 (il fait 28 mois de service militaire), et qu’il voit dans le retour au pouvoir du général de Gaulle en mai 1958 l’installation en France d’un « régime de type franquiste [5] » :

Le « nouveau roman », par sa diversité, sans doute principalement Robbe-Grillet et Butor, mais aussi bien Duras, Pinget, Sarraute ou Claude Simon, chacun très singulièrement opposant à la réalité une écriture propre, m’aura remis les pieds sur terre, avec ma pendule à l’heure, à partir du Jardin : quelques pages qui ont pour centre la mairie de Levallois-Perret, à partir duquel s’organise, rayonne et revient à soi un jeu d’observations prises sur le motif, ou le vif, des souvenirs [6].

Dans Le Jardin, version 1958, un narrateur décrit d’un ton neutre, détaché, de l’extérieur, les lieux, personnages et mouvements de personnages dans un jardin, parmi lesquels un couple, Paul et Virginie, transposition du couple de l’auteur et de sa compagne (Sylvie Salgues) né d’une rencontre dans un jardin quelques années plus tôt [7]. La guerre d’Algérie est absente, refoulée hors d’un texte implicitement rattaché par l’allusion au petit roman de Bernardin de Saint-Pierre à la tradition bucolique, idyllique et amoureuse du genre [8]. Sauf que l’innocence des amoureux ne les protège pas du malheur, et que par quelques indices donnés comme en passant ‒ une musique arabe que l’on entend à l’entrée du jardin, les noms des rues qui l’entourent : Voltaire, le communiste Vaillant-Couturier, l’anarchiste Élisée Reclus ‒, le lecteur sagace peut deviner une autre réalité en germe sous la réalité la plus apparente et sans doute menacée du paradis tranquille de la doulce France. C’est cette réalité-là que la version radiophonique du texte, au SDR de Stuttgart d’abord le 12 mars 1969, à l’ACR ensuite le 8 février 1970, fait très fortement émerger. L’envers de l’idylle devient son endroit, la grande Histoire se met à l’englober. Pour opérer ce retournement, Thibaudeau s’y prend d’une manière très simple : il immerge son texte dans le signifiant politique, pour en faire une œuvre non plus reflet du Tel Quel formaliste de la première époque, admiratif du Nouveau Roman, mais assimilable par le Tel Quel de la deuxième époque, qui milite à l’extrême-gauche et se montre obsédé de politique. Relevons quelques procédés.

D’un côté, avant la diffusion de l’œuvre, Thibaudeau fait entendre des documents sonores du printemps 1958 : manifestations en faveur de l’Algérie française, discours de personnalités politiques [9]. D’autre part, toujours avant, il la préface d’une adresse aux auditeurs expliquant d’où elle vient et comment il faut l’écouter en 1970, après la fin de la guerre d’Algérie et après Mai 68 ; à savoir comme une préfiguration lointaine, très assourdie certes, des révoltes et des ruptures qui ont suivi :

J’ai écrit Le Jardin au printemps 1958 et il n’est pas mauvais de réentendre, en même temps que ce qui s’écrivait, comme Beckett [10], ce qui parlait à ce moment-là très fort en politique. Pour moi, la scène littéraire, à part du reste, était occupée par le théâtre de l’absurde et le Nouveau Roman. Il n’est pas juste d’expliquer la littérature par la politique mais enfin l’un ne va pas sans l’autre. Dans ces années 50 qui touchaient à leur terme, nous vivions le cauchemar des guerres coloniales et je ne voyais pas comment sortir de cette préhistoire. Beckett, Robbe-Grillet, Butor, ou Ionesco, Adamov, les écrivains que j’admirais, Adamov excepté après un demi-tour, ces écrivains tournaient trop évidemment le dos à la question. J’avais 23 ans. Avec l’arrivée de de Gaulle, il me semblait qu’on allait rentrer dans un tunnel pire, dont on ne verrait pas le bout, une oubliette de l’Histoire. Histoire dont je ne savais pas que c’est la lutte des classes. Alors mon attitude : refus, espoir, était idéaliste. À propos de tunnel, je me rappelle quelques années plus tard ces milliers d’Algériens parqués sur les quais et dans les couloirs des stations que le métro brûlait. Des milliers, muets, les mains sur la tête, sans armes, sous la menace des mitraillettes, un soir de manifestation du FLN. Maintenant, l’Algérie existe et en France, je crois que du moins nous sommes sortis du tunnel. Aujourd’hui, je suis loin du Jardin, mais content que l’Algérie y ait sa place de refoulé conscient. Une sorte de réalisme [11].

D’autre part encore, la diffusion du Jardin se prolonge, en deuxième partie d’émission (on est sur un format de 2h20) [12], par une série très offensive de prises de parole de membres de Tel Quel (Philippe Sollers, Marcellin Pleynet, Pierre Rottenberg, Jean Thibaudeau lui-même), entrecoupés de textes ou documents sonores de Lénine, Ponge, Bataille et Artaud, sur le thème du rôle de leur groupe et plus généralement de l’écrivain d’avant-garde dans le combat pour la Révolution. Le titre d’ensemble de l’émission est « Littérature – Rupture » : on ne peut faire plus orienté !

1.2. Reprise du chœur brechtien

Du point de vue formel, l’adaptation du Jardin à la radio produit un trait remarquable : le passage du narrateur unique à une pluralité de narrateurs tous anonymes, masculins et féminins, à égalité. Thibaudeau reprend ici la technique de théâtre adoptée dans Mai 1968 en France, celle du chœur brechtien, où certaines voix agissent en observateurs neutres, informateurs, d’autres en incarnations de points de vue individuels, subjectifs, d’autres enfin en représentants d’opinions politiques collectives [13]. Mai 1968 en France est le premier texte dans lequel Thibaudeau met en œuvre aussi clairement la conception brechtienne du réalisme, selon laquelle la seule réalité qui compte est celle qui intègre le principe de la lutte des classes comme moteur de l’Histoire et s’écrit du point de vue de la classe en lutte / du point de vue marxiste [14].

Cela se traduit, dans la mise en ondes du Jardin à l’ACR, par un changement remarquable du mode de diction d’un des narrateurs masculins (Lecteur 2 dans la dactylographie), suivi par une des narratrices (Lectrice 2) ‒ image du couple opérant sa prise de conscience ‒, dans le passage clé qui nomme, autour du jardin, les rues qui le bordent, la rue Élisée-Reclus au sud, les rues Voltaire et Vaillant-Couturier à l’est et à l’ouest, etc. Alors que jusqu’à présent toutes les voix étaient censées être neutres et dépassionnées, en gros plan (les comédiens ont du mal en général à adopter ce ton neutre, et ici plus spécialement les comédiennes…), à ce moment la voix du Lecteur 2 se fait plus forte, vient de plus loin, prend de la hauteur et du large, amplifiée par une légère réverbération. Elle parle de ces rues, mais aussi, à l’opposé de l’église située tout au nord de la rue Voltaire, d’un immeuble de rapport en chantier à son extrême sud, au-delà de « vastes propriétés encloses de murs hauts de deux mètres recouverts de tuiles moussues mais offrant des brèches [15] ». Elle devient vraiment la voix collective des opprimés.

Le plus surprenant pourtant à l’écoute de cette radio, c’est, si l’on peut dire, la résistance de l’œuvre au message politique qui veut l’orienter, à cette direction politique du sens si fortement imposée à l’œuvre par son cadre et son interprétation, et qui vient de la fraîcheur, de l’innocente légèreté, de la puissance de rêve et de bonheur immédiat de quelques scènes du jardin, celles où l’on entend les jeux, histoires et petites chamailleries d’enfants juste là se raconter des histoires, d’une part [16], celles où l’on regarde Virginie avec le regard de Paul et vice-versa, d’autre part.

Comme si la question politique ne concernait que les adultes, pas les enfants, et peut-être même pas le couple enclos dans son bonheur d’aimer et d’être aimé. Comme si l’individu avait toujours de bonnes raisons d’exister au-delà ou à côté du collectif. Comme si le sujet individuel n’était pas soluble dans le sujet social. Ce que Thibaudeau illustre à merveille dans son cycle romanesque si peu politique, si « bourgeois » en un sens (selon son vocabulaire) : Ouverture (1966), Imaginez la nuit (1968) et bientôt Roman noir ou voilà les morts à notre tour d’en sortir (1974), qu’il confesse dans un entretien de 1971 être encore l’illustration d’une « pré-histoire personnelle [17] » nécessaire à affronter avant de vivre complètement pour la grande Histoire.

2. Dig it & A Western Memory

Dig it & A Western Memory donnent lieu, un an après la diffusion du Jardin, à une réalisation autrement plus impressionnante et puissante, occupant la totalité des 2h30 de l’ACR [18]. C’est en France, depuis Reportage d’un match international de football, l’œuvre radiophonique la plus remarquable de Thibaudeau, dont le remake de 1978 [19], conçu après son départ du PCF en 1977, ne sera qu’une réplique assez faible et triste, amputée qu’elle est, délibérément, des espérances révolutionnaires que l’émission de 1971 affiche avec conviction (à défaut de les porter avec flamme, car l’œuvre a aussi ses ambivalences).

2.1 De l’aveuglement à la lumière

Comme toujours chez Thibaudeau, il y a dans A Western Memory une histoire d’amour, celle d’un écrivain français et d’une étudiante américaine, Nancy, qui se rencontrent en 1967, aux États-Unis, dans une manifestation contre la guerre du Vietnam. L’écrivain est rentré dans son pays, une correspondance s’ensuit, la radio égrène les lettres de Nancy, en anglais et en traduction française, tandis que celles de l’écrivain sont remplacées par des fragments de texte. L’écrivain parle de leur rencontre, de leurs rencontres amoureuses plus spécialement, tandis que les lettres de Nancy parlent de son évolution politique, du militantisme pour la paix à un flottement, né de sa réprobation de l’action violente, débouchant sur une « conversion » hippie et un retrait de toute action militante.

Or la composition de l’œuvre vise très nettement à condamner cette évolution, en plaçant presque au début une lettre désengagée du 2 novembre 1968, passée au filtre de la maladie et de pensées sur la mort, et à la fin une lettre du 13 juin 1967, écrite un an et demi plus tôt donc, qui montre Nancy tentée de rejoindre un mouvement pacifiste militant pour la paix :

NANCY

Saturday, 2 November 1968.

I have remained silent far too long. Silence is such a futile escape for those who (like me) feel impinged upon by the impotence of their words. Silence can be a sin… a running ill away from involvement and responsibility. Now I shall try to speak.

TRADUCTRICE

Samedi 2 novembre 1968.

Je suis restée trop longtemps silencieuse. Le silence est comme une fuite futile pour ceux qui (comme moi) souffrent de l’impuissance de leurs mots. Le silence peut être une faute… une manière d’échapper à la gêne et aux responsabilités. Maintenant je vais essayer de parler.

NANCY

For the past several months, everything has seemed very unreal, very pointless to me… academics, politics… I have been quite ill much of the time… and the fear (or ever the possibility) of death, the confrontation with your own ultimate contingency lends itself to the thoughts and ultimately to silence.

TRADUCTRICE

Ces derniers mois, tout m’a paru très irréel, très émoussé… études, politique… J’ai été tout à fait malade souvent… et la peur (ou même l’éventualité) de la mort, la confrontation avec la toute dernière contingence, conduit aussi à ces pensées, et pour finir au silence [20].

[Lettre du 13 juin 1967]

NANCY

C’est difficile pour moi aussi. Je ne suis pas malheureuse. Peut-être heureuse… La maison est, ça me fait peur.

Mais peu importe !

Et la guerre… Je ne comprends pas. Et qui est-ce juste ? Personne nul ? Je ne sais pas. Peut-être une solution dans politique…

Maintenant un peu de anglaise.

Here I found there is an organized Peace movement.

Good ? Oui !

TRADUCTRICE

Je découvre qu’il y a ici un mouvement pour la Paix  organisé. Bien ? Oui !

NANCY

This afternoon I will go to my first meeting with this group.

And I hope I shall be able to help some.

TRADUCTRICE

Cet après-midi j’irai à ma première réunion avec ce groupe.

Et j’espère que je pourrai y être utile.

NANCY

And I have been working for the peace since I’ve been here. (And reading-studying.) Oui ‒ through politics there can be peace everywhere ‒ peaceful RÉVOLUTION in the land of misery!

TRADUCTRICE

Et j’ai travaillé pour la paix jusqu’au moment de venir ici. (Et lisant-étudiant.) OUI ‒ par la politique, ce PEUT être la paix partout ‒ RÉVOLUTION pacifique où il y a la misère [21].

Ainsi, en suivant le cours de l’œuvre, l’auditeur est conduit à remonter le cours de ces deux années 1967-1968 comme on irait de l’aveuglement à la lumière. Le réalisme à la Brecht, distanciateur et dénonciateur, est ici inscrit au cœur de l’intrigue.

2.2. Dig it, le surgissement de l’Histoire réelle

Mais la fiction resterait un peu faible sans l’apport du documentaire politique Dig it, conçu d’abord séparément par Thibaudeau à partir de matériaux sonores fournis par un ami canadien, Marc Renaud, et intercalés par séquences entre les séquences de la fiction. Dans ce documentaire, on entend les apostrophes puissantes de Malcolm X, de Martin Luther King, les voix de leaders du Black Panther Party, des manifestations de masse pour la paix, contre la guerre du Vietnam, contre la ségrégation, des témoignages de partisans. C’est l’Histoire réelle qui surgit avec toute sa charge émotive et épique, son relief et son éloquence sonore, sa dimension collective, la force de conviction de ce qui a été. Ces voix des leaders en lutte, violente et non-violente, ces voix de foules contestataires, dominent de leur puissance la voix toute intimiste, réflexive et comme détachée du bruit et de la fureur du monde, de Nancy l’étudiante américaine.

Ici très clairement, les sons du dehors montrent leur supériorité sur les sons de studio.

2.3. La mémoire de l’Amérique

Une troisième strate se combine à ces documents sonores de l’Histoire récente et aux lettres de Nancy. Elle est formée de pages de Fenimore Cooper sur la mort du dernier des Mohicans dans son roman de 1826 et de séquences d’un western américain légendaire, La Chevauchée fantastique de John Ford (Stagecoach, 1939). Pour Thibaudeau en effet, comme il l’expliquait à Alain Veinstein dans Bruits de pages du 2 octobre 1979, « pour parler de l’Amérique de manière romanesque il faut parler de son cinéma qui a constitué la civilisation américaine de la même façon que la littérature a constitué la culture européenne ». De là son titre A Western Memory : pour dire que l’Amérique ne peut s’expliquer sans sa mémoire. Or sa mémoire est magnifiée dans son cinéma, qui a su transformer des guerres de conquête, de spoliation de terres aux Indiens, en épopée d’un Nouveau Monde pour des émigrants du Vieux Continent. Et de même qu’il y a dans la vie de Nancy un moment lumineux et un moment d’aveuglement, de même, le montage des séquences du western avec les documents de l’Histoire immédiate invite à voir dans les manifestations pacifistes et anti-racistes d’aujourd’hui la revanche, bientôt victorieuse, des vaincus d’hier sur l’oppresseur blanc [22].

Et pourtant, là encore, on peut s’interroger sur la résistance de l’œuvre à son discours (son message), car si la grande voix des leaders en lutte, violente (Malcolm X) ou non-violente (King), celle des foules contestataires et celle, en contrepoint, des enthousiasmes d’anonymes, semblent dessiner un courant irrésistible, la fragile mais paisible voix de Nancy parvenant à son destinataire européen n’incite-t-elle pas, malgré les suggestions de l’auteur, à préférer le retrait à l’engagement ?

Conclusion

On peut se demander, après ces analyses, si l’ACR a vraiment été, à ses débuts en tout cas, un lieu de création au sens fort, c’est-à-dire un lieu où l’art n’a pas été mis au service d’une cause extérieure à lui-même, d’une idéologie, d’une passion politique… d’une doxa. S’il est vraiment agi de poser des questions, de proposer des vérités sans les imposer, ou pas. Dans un essai relativement récent, Les écrivains face à la doxa, Jean-Pierre Martin, bien revenu lui-même de ses années d’engagement dans la Gauche prolétarienne autour de 1970, fait l’éloge du « génie hérétique » de la littérature, que l’injonction du tout-politique, au nom de ce que Baudelaire appelle « l’idéal fraternitaire », semble condamner à « se briser sur les récifs de la grande Histoire » [23]. L’exemple de Thibaudeau, complètement acquis en 1970 à la doxa marxiste, ne témoigne-t-il pas dans les deux réalisations ACR étudiées d’une contamination de l’art par l’idéologie ? En fait, ce qui nous a frappé à l’écoute de ce « théâtre », c’est plutôt la résistance des œuvres aux thèses qu’elles sont censées véhiculer. Comme si le sens de la lutte devait composer avec la nostalgie d’une autre vie, à l’écart des bruits et fureurs du monde, monde des enfants et des amoureux dans Le Jardin, monde hippie que rejoint Nancy dans A Western Memory… Demeurent tout de même, dans leur puissance d’interpellation, les grandes voix de Malcolm X et de Martin Luther King. Comme pour vérifier la conviction de René Farabet qu’à l’ACR, dans les années 1970, la radio devait se faire hors des studios.

Notes

[1] Jean Thibaudeau, Mes années Tel Quel, Paris, Écriture, 1994, p. 160.

[2] Ibid., p. 162.

[3] « Sollers me propose alors, et j’accepte, de publier dans la collection Mai 1968, seul. / En d’autres termes : je reconnais que (sauf exception politique) mes radios n’ont plus leur place à Tel Quel » (ibid.).

[4] Œuvre enregistrée en stéréophonie, au printemps 1969, en vue de concourir au Prix Italia (Le Monde, 20 juin 1969, p. 3) ; diffusée dans l’ACR « Littérature – Rupture », France Culture, 8 février 1970, 20h-22h20. Musique originale de Gilbert Amy, réalisation de Jacques-Adrien Blondeau, avec Geneviève Page, Nelly Borgeaud, Evelyne Selena, François Billetdoux, Jean Négroni, Claude Giraud, René Farabet. La dactylographie de l’œuvre, datée du 24 mars 1969, conservée au Bureau des manuscrits de Radio France, cote R16607, 38 p. La liste des personnages mentionne Virginie, Paul, deux Lectrices, trois Lecteurs, « des voix » et un speaker.

[5] Ibid., p. 46.

[6] Ibid., p. 101.

[7] Jardin du Luxembourg, 5 septembre 1954.

[8] Car : « Si je nous déguise, Sylvie et moi, en “Paul et Virginie”, si les plaques des rues sont déplacées, de sorte que ma géographie à la fin de la proche banlieue parisienne comprend aussi bien Asnières, et quelques âges de ma vie qui ne sont pas du présent révolu, je n’entre pas pour autant mais tout au contraire dans l’“ère du soupçon”, je ne l’ingénie pas à brouiller les pistes […] Je n’entends ni contester ni rénover un “genre” que d’autre part j’adore (plutôt dans ses excès) » (ibid.)

[9] Prises de parole du colonel Trinquier à Alger (18 mai 1958, en présence de Jacques Soustelle) d’une part, d’autre part (après « Tu me fais tourner la tête » d’Edith Piaf), du général de Gaulle (19 mai 1958), de François Mitterrand (27 avril 1958), d’Edgar Faure (28 avril 1958), encadrant une préface parlée de l’auteur.

[10] L’émission commence par un fragment de L’Expulsé de Beckett, lu par Roger Blin.

[11] Minutes 9 à 12. Transcription d’après l’archive Ina. La préface ne figure pas dans la dactylographie de l’œuvre.

[12] Partie non signalée dans la notice, très succincte, de l’Ina.

[13] V. Jean Thibaudeau, Mai 1968 en France, Paris, Seuil, « Tel Quel », p. 24, et « Les avant-gardes littéraires, Nouveau Clarté, novembre 1971, repris sous le titre « Réponses au Nouveau Clarté » dans Socialisme, avant-garde, littérature : interventions, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 203 : « […] Mai 1968 en France a tout de suite modifié la structure de mes textes radio, en même temps que leur contenu s’affirmait plus politique ».

[14] La préface de Philippe Sollers à Mai 1968 en France commence par une citation de Brecht : « Être réaliste signifie : dévoiler le complexe de causalité sociale / montrer que les opinions dominantes sont les opinions des dominateurs / écrire en adoptant le point de vue de la classe qui tient en réserve les solutions les plus larges pour les difficultés les plus urgentes que connaît la société / être concret, tut en permettant de tirer des conclusions abstraites » (op. cit., p. 7).

[15] 59e minute ; dactylographie du Jardin, op. cit., p. 22

[16] Notamment la séquence où sous les marronniers, Virginie et Paul se racontent quelques souvenirs d’enfance, soit les minutes 52:54 (bruitages voix d’enfants « Oh… un petit canard ! »…) à 54:19 (voix d’enfants avant : « L’enfant a brusquement lâché le portillon… ») ; dactylographie du Jardin, p. 17-18.

[17] Jean Thibaudeau, « Réponses au Nouveau Clarté », art. cit., p. 203.

[18] ACR numéro 54, France Culture, 31 janvier 1971, 20h15-22h59. Dactylographie de A Western Memory, datée d’octobre 1970, conservée au Bureau des manuscrits de Radio France, cote R17931, 94 p. A Western Memory : réalisation de José Pivin, avec Roger Blin, René-Jacques Chauffard, Daniel Colas, Malika Dja Bouabdallah, Raymond Jourdan, Jean Leuvrais, Caroline Meadow, Jean Mermet, Marcel Tassimot et l’auteur. Outre Nancy et sa traductrice, la liste des personnages mentionne 5 narrateurs, un lecteur et deux spectateurs. Dig it, « citations, documents, témoignages » (dont voix de Malcolm X, Martin Luther King et James Baldwin) : documentaire de l’auteur, avec la collaboration de Marc Renaud, Jimmy Shuman, Jane Stevens.

[19] ACR « L’Amérique Remake Western Memory », France Culture, dimanche 8 octobre 1978. L’Amérique, roman (Flammarion, « Digraphe », 1979), qui inclut une « Note sur les deux radios » (p. 70), reprend des pages de cette deuxième version, dont elle raconte et commente des parties.

[20] Dactylographie de A Western Memory, op. cit., séquence 1, p. 5-6.

[21] Ibid., séquence 50 (dernière), p. 93-94.

[22] Par exemple dans la séquence 33, de 1:55:08 (cris de manifestants, galops, fusillade et 1:56:32 (« … son arme, elle aussi, ne répond plus ») ; dactylographie, p. 65-66.

[23] Jean-Pierre Martin, Les écrivains face à la doxa, Paris, Corti, 2011, p. 182.

Auteur

Pierre-Marie Héron est professeur de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier (France) et membre senior émérite de l’Institut universitaire de France. Il anime à Montpellier un programme de recherche sur les écrivains et la radio en France (XXe-XXIe siècles), dans le cadre duquel il coordonne la publication d’ouvrages sur le sujet. Derniers titres parus : Aventures radiophoniques du Nouveau Roman (PUR, 2017, avec Françoise Joly et Annie Pibarot), Poésie sur les ondes (PUR, 2018, avec Marie Joqueviel-Bourjea et Céline Pardo), L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) (Komodo 21, 2018, avec David Martens).

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