Présentation

Nuits magnétiques, programme emblématique de France Culture diffusé entre 1978 et 1999, est souvent décrit comme une émission en rupture avec la programmation de la chaîne culturelle. Le contenu des propos diffusés (une parole plus déliée, un ton proche de la confession, des interviewés et des thématiques qu’on n’entendait pas ailleurs) tranche alors avec le reste de la grille. Une recontextualisation de la création du programme nuance cependant cette première impression. Nuits magnétiques est davantage la cristallisation de multiples expériences passées que le surgissement d’une émission-ovni comme elle est parfois décrite.

Parmi les influences revendiquées, il y a au premier chef l’ACR, Atelier de création radiophonique, créé en 1969,  dont Jean Daive, producteur aux Nuits magnétiques, admet, dans ce numéro, avoir été « jaloux ». Mais il sera assez facile pour les Nuits de se démarquer de ce grand frère encombrant, figure totémique, et qui cherche avant tout à mener des recherches esthétiques sur le son (voir le numéro de Komodo 21 qui lui a été consacré en 2019). Nuits magnétiques sera davantage séducteur et vulgarisateur, et radio de récit. Souvent citées aussi par les écrivains, les émissions spéciales réalisées pendant le festival d’Avignon, comme par exemple, Avignon ultra-son (1977, 1978), émission hebdomadaire de plusieurs heures, et qui semble aussi avoir soudé le groupe de producteurs qui ne travaillaient pas ensemble en temps normal. On y entend déjà Olivier Kaeppelin, Jean Daive, et Franck Venaille qui depuis l’année précédente possède son propre espace, Magnetic (nom qui a inspiré celui de l’émission Nuits magnétiques), dans ce qui s’appelle alors Avignon 76. Le nom d’une autre émission revient aussi : Poésie ininterrompue, de Claude Royet-Journoud, qui a permis l’expression de poètes à la radio, ainsi que le croisement de plusieurs personnalités qui deviendront les écrivains des Nuits magnétiques (Jean Daive et Franck Venaille). L’émission Biographie est aussi citée par Alain Veinstein, notamment celle où Franck Venaille se raconte [1].

D’autres programmes apparaissent comme des « laboratoires » des Nuits magnétiques : La réalité le mystère, programme spécial conçu par Alain Veinstein et diffusé par France Culture du 24 décembre 1976 au 1er janvier suivant, où interviennent aussi Jean Daive et Franck Venaille. Ce dernier y produit notamment une série intitulée « La réalité en ces lieux » qui préfigure les Nuits magnétiques : il y est question d’espionnage, de vie dans les hôtels, et de football (certains numéros seront même rediffusés dans les Nuits). Programme continué l’année suivante aux mêmes dates (24 décembre 1977 – 1er janvier 1978) sous le titre Les derniers jours heureux, dont la forme annonce elle aussi les Nuits magnétiques. On y retrouve Franck Venaille, et Jean Daive qui sillonne la France pour donner la parole aux « gens de la terre ». Pour ce programme, Veinstein avait aussi demandé à Michel Chaillou d’improviser au micro un récit-feuilleton évoquant un mystérieux archipel perdu, Perdus dans la mer de Weddel. L’écrivain, tétanisé, raconte avoir perdu trois kilos durant cette expérience [2].

Parmi les émissions voisines, non mentionnées par l’équipe des Nuits magnétiques, on peut citer De la nuit (1975-77), qui la précède dans la grille de France Culture [3]. Son créateur, Gilbert-Maurice Duprez, produit lui aussi quelques Nuits magnétiques avant de se consacrer à d’autres aventures. L’intervention de témoins ordinaires, la recherche d’une forme d’intimité et l’effacement du producteur à l’antenne se retrouvent déjà dans De la nuit [4]. La réécoute de toutes ces émissions permet de mieux saisir le contexte radiophonique des Nuits magnétiques.

Il faut aussi rappeler le contexte, plus général, du paysage radiophonique d’alors. En 1978 existe encore le monopole de radiodiffusion. Cependant, les radios pirates commencent à émettre en grand nombre, et le service public se retrouve concurrencé par ces nouvelles façons de faire de la radio et le combat pour la liberté d’expression. En cela, Nuits magnétiques a sans doute été marqué par l’émergence de ces nouvelles radios, ce qui se traduit notamment par l’ouverture du micro à des interviewés venant d’univers sociaux assez divers, qui apparaissent comme des minorités (ce qu’on retrouve déjà dans l’émission De la nuit).

Si l’on se réfère aux propos d’Alain Veinstein, la création de Nuits magnétiques ne va pas de soi. Bien que solidement installé dans l’équipe de direction de France Culture (il est responsable des programmes depuis 1975), celui-ci confie avoir été confronté, sinon à une forme d’opposition, du moins à une forme de défiance ou de « résistance », en dépit du soutien d’Yves Jaigu, alors directeur de France Culture (« Nous étions attendus au tournant [5] »). Ces querelles internes demeurent aujourd’hui mystérieuses. Si opposition aux Nuits magnétiques il y a eu, elle n’est en tout cas pas parvenue à empêcher l’émission de s’imposer dans la grille de France Culture. Alain Veinstein souhaite alors contrer une orientation « spiritualiste » de la chaîne, en proposant (avec « très peu de moyens ») une émission de nuit obéissant à une « maquette permanente », avec la volonté de toucher des auditeurs plus jeunes que ceux de France Culture, ayant plutôt l’âge de ceux qui feraient l’émission, à savoir une trentaine d’années [6].

S’intéresser comme nous le faisons ici à un programme de radio quotidien, dont la durée de diffusion s’est étalée de 1978 à 1999, ne va pas de soi. Même si les producteurs qui en ont été responsables ont été peu nombreux (Alain Veinstein, son créateur, et Laure Adler pour la première décennie, Colette Fellous pour la seconde), le nombre d’émissions conçues, la diversité des personnalités qui y ont contribué, l’évolution du paysage radiophonique, l’influence des différentes époques traversées aussi, font de cet objet de recherche une matière particulièrement complexe à appréhender. Un dernier élément ajoute à la difficulté : Nuits magnétiques est une émission protéiforme. Bien que la plupart de ses numéros relèvent d’un genre « documentaire » (terme à manier avec précaution en raison de son rejet par le créateur de l’émission), certains autres (en particulier durant la première époque de l’émission, entre 1978 et 1989) relèvent plutôt du genre « magazine », et font se succéder des chroniqueurs présents en studio. Cette diversité des formes mises en jeu n’empêche pas d’analyser aussi l’émission en termes de dispositifs d’écriture spécifiques, liés à des partis pris esthétiques plus ou moins saillants, comme nous le faisons dans notre contribution à ce numéro.

L’objet des textes publiés ici n’est pas de couvrir les multiples approches possibles d’un programme aussi riche et divers qu’étendu dans le temps, toujours bien présent dans la mémoire des auditeurs les plus âgés : comme nous l’avons fait il y a deux ans à propos de l’ACR, il s’agit d’interroger la part des écrivains dans la conception du programme. L’angle est pertinent, puisque dès les débuts la volonté de Veinstein est précisément d’associer les écrivains à la production des Nuits magnétiques. Si l’idée n’est pas complètement nouvelle (de nombreux écrivains ont participé au Club d’Essai de Jean Tardieu dans les années 1940 et 1950, de nombreux écrivains aussi ont créé des fictions pour la radio, ou animé des émissions de poésie), la forme que prend leur collaboration à Nuits magnétiques est plus inédite : cette fois en effet, c’est comme si les écrivains recrutés l’avaient été à « contre-emploi », puisqu’il ne leur était pas demandé d’écrire au sens le plus habituel du mot, mais au contraire de quitter leur atelier d’écriture, d’abandonner leur outil de prédilection (la machine à écrire ou le stylo), pour s’emparer du terrain et recueillir la parole de gens venus de tous les univers sociaux. Rétrospectivement, cette idée apparaît comme neuve puisqu’elle invite ces écrivains à se « déplacer », tant du point de vue des pratiques professionnelles que du point de vue géographique (mener des entretiens à l’extérieur des studios) [7]. Plusieurs écrivains « élus » vont répondre favorablement à cette mission qui n’a rien d’une sinécure, tant elle exige l’apprentissage de nouvelles pratiques professionnelles (l’interview, le montage, la construction d’une dramaturgie propre à la radio), et l’intégration à un collectif (le personnel de la radio, au premier chef les chargés de réalisation [8]) auquel un écrivain n’est pas a priori habitué. Précisons d’emblée, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, que d’une part ces écrivains n’ont jamais constitué un pool permanent, et que d’autre part tous les numéros de Nuits magnétiques n’ont pas été produits par des écrivains. L’émission a toujours été une structure ouverte. Par conséquent de nombreux producteurs, aux statuts divers, se sont succédé et ont joué leur part dans l’histoire du programme [9].

Si l’intention des coordinateurs de ce numéro est bien de s’emparer de l’histoire de Nuits magnétiques dans sa globalité temporelle (la contribution de Colette Fellous l’atteste, ainsi que l’article que lui consacre Clara Lacombe), une plus grande attention est portée aux toutes premières années de l’émission, période où la présence des écrivains-producteurs est la plus forte, ainsi qu’aux écrivains les plus réguliers. Au fil du temps, même si la notion d’écriture demeure primordiale dans la conception des programmes et que les écrivains continuent de figurer en bonne place parmi les interviewés, la présence d’écrivains-producteurs devient moins visible.

Les écrivains qui ont participé à la première décennie de cette expérience marquante dans l’histoire de la radio n’appartiennent pas à un même courant littéraire, et, amitiés mises à part, n’ont pas d’autre point commun que d’avoir été embarqués dans l’aventure par le grand artisan de ces Nuits. Il était de ce fait important de faire valoir leur diversité, en leur donnant la parole, à commencer par Alain Veinstein lui-même, qui nous avait fait le plaisir de répondre à l’invitation de Karine Le Bail et à ses questions lors du colloque organisé à Paris en décembre 2018, d’où est issu ce numéro. Étaient aussi présents au colloque Jean Daive, Olivier Kaeppelin et Jean-Pierre Milovanoff, qui figurent parmi les pionniers de l’émission, et y ont tous participé une dizaine d’années au moins. Leurs interventions nous font comprendre leur découverte de la radio et de la collaboration avec les gens de radio, leurs centres d’intérêt et territoires d’action, la manière dont ils concevaient leur rôle dans ce programme, à plus ou moins grande distance des livres mais toujours tout contre le langage. On sent, à les lire, la grande marge de manœuvre qui leur était laissée pour concevoir leurs émissions. C’est sans doute cette liberté, et cette confiance, qui ont permis au programme de se déployer et d’offrir à l’auditeur des moments marquants.

Parmi les contributeurs de ce numéro figure aussi Irène Omélianenko. Même si elle n’a pas eu d’activité d’écrivain à côté de son travail à la radio, elle nous est apparue comme un témoin privilégié des débuts de Nuits magnétiques. D’une part, elle y fut responsable de 1985 à 1987, avec Jean Couturier, de la rubrique Arts sons, à l’affût des innovations artistiques et des nouvelles écritures. D’autre part, elle a connu une riche carrière radiophonique à France Culture, comme productrice de nombreuses Nuits magnétiques et comme collaboratrice d’autres émissions comme Le vif du sujet ou Radio Libre. Toujours avec Jean Couturier, elle a aussi créé le magazine Clair de nuit. Elle a enfin été responsable de l’émission Sur les docks, et conseillère de programme à France Culture.

Il était aussi important de rappeler l’apport de producteurs qui ne sont plus parmi nous. Céline Pardo s’intéresse ainsi aux jeux d’influence mutuels entre écriture pour la radio et écriture pour le support livre qui caractérisent le travail de Franck Venaille, décédé en 2018 quelques mois avant le colloque. Annie Pibarot, quant à elle, fait revivre Nicole-Lise Bernheim qui apparaît comme une précurseuse dans l’exploration des relations hommes/femmes, et dans l’écriture d’un journal intime en résonance avec l’Histoire en marche.

Notes

1 Biographie du 21 avril 1976. Notice Ina : PHD99247893.
2 Souvenir de Michel Chaillou dans Du jour au lendemain, France Culture, mardi 10 juillet 2007. Cependant, d’après la notice Ina, le récit a été réalisé en studio par Jean Couturier début avril 1977 et non en direct. Résumé de l’histoire : « Neuf hommes en perdition sur une banquise de l’Antarctique tentent, par le truchement d’un poste émetteur, de gagner la terre ferme. Le navire L’Aventure est encerclé par la banquise, le capitaine Prieur cherche à se faire entendre des secours… Le capitaine et l’équipage décident d’abandonner le navire et de rejoindre l’Ile de l’Eléphant… ne reste plus que neuf survivants » (notice Ina).
3 Dans son entretien pour le documentaire « Nuits magnétiques, bonsoir… » (France Culture, 3 septembre 2013), Alain Veinstein dit avoir voulu quant à lui se démarquer de De la nuit et de son aspect « littéraire » et « poétisant ».  V. notre article
4 V. notre article « De la nuit. De l’écrivain anonyme », Komodo 21, 8 | 2018.
5 Entretien avec Alain Veinstein pour le documentaire « Nuits magnétiques, bonsoir… », ém. citée.
6  Ibid.
7  Juste après la fin de Nuits magnétiques, alors coordonné par Colette Fellous, Alain Veinstein décide de créer une nouvelle émission, Surpris par la nuit, en souhaitant s’appuyer à nouveau sur des écrivains. Mais il ne parviendra pas à refidéliser une équipe d’écrivains. On peut citer Tanguy Viel parmi les écrivains producteurs les plus réguliers.
8  Citons, pour la première période : Pamela Doussaud, Yvette Tuchband, Josette Colin, Mehdi El Hadj, Bruno Sourcis.
9  Citons, pour les débuts de l’émission, la présence récurrente du journaliste Pascal Dupont, entre 1978 et 1980.

 

Auteur

Christophe Deleu est professeur à l’université de Strasbourg, et directeur du Cuej (Centre Universitaire d’enseignement du Journalisme). Il a publié plusieurs ouvrages, dont Le documentaire radiophonique (Ina-L’Harmattan, 2013). Il est aussi auteur radio, notamment pour France Culture et la RTBF. Il a co-réalisé la série de podcasts Fins du monde avec Marine Angé.  Il est président de la commission radio de la Société des Gens de Lettres.

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Nuits magnétiques, c’était mon bébé. Entretien avec Karine Le Bail

Karine Le Bail ‒ Lorsqu’on s’est retrouvés, Alain, pour préparer cet entretien [1], vous m’avez dit sans détour : « Nuits magnétiques, c’était mon bébé. » Avec toute l’affection d’un père, vous m’avez parlé de vos nuits à dormir dans votre bureau, du temps « fou » passé au début à construire cette radio pirate dans la radio, et puis de votre désir de « produire de la beauté » – ce sont vos mots. Il faut dire que chez ce bébé, pour filer la métaphore, il y a eu d’emblée beaucoup du père, poète, mais un poète « les pieds sur terre ». D’ailleurs votre « métier pour vivre », à cette époque-là, c’était d’administrer, à l’ORTF tout d’abord, puis à France Culture.

Mais le poète, donc. Il n’a guère tardé que vous imprimiez votre marque sur la radio en réussissant à introduire en 1975 dans la grille de France Culture l’émission Poésie ininterrompue, déjà avec l’ami Claude Royet-Journoud [2]. L’idée était de « quadriller » la chaîne par des éclairs de poésie… Avec l’idée de saisir de la poésie là où elle se niche sans forcément y prendre garde, dans les interstices. C’était déjà là le choix de ne pas restreindre la poésie à un genre mais de retrouver dans « tout ce qui a une densité de langue » (Claude Royet-Journoud) et donc pas seulement chez un poète mais aussi bien un philosophe, un essayiste, un romancier ; chez Nathalie Sarraute ou Georges Perec par exemple, invités dans Poésie ininterrompue. Crime de lèse-majesté pour les Grands poètes ?

Alain Veinstein ‒ C’est ça, je confie à Claude Royet-Journoud cette émission, qui voulait quadriller la grille de la chaîne, c’est-à-dire qu’on ne pouvait pas y échapper. Il y avait chaque jour quatre séquences de quatre à cinq minutes et en fin de semaine, un entretien avec le poète de la semaine, le poète invité. La grande différence avec beaucoup d’émissions de poésie qui se sont faites et qui se font à la radio, était que le poète lui-même lisait ses textes, et aussi les textes qu’il choisissait, représentatifs un peu de ses références d’écrivain dans le domaine français ou étranger. Et d’autre part, le poète tel que nous l’entendions était un écrivain soucieux de la densité de la parole et de son intensité, c’est ce souci que nous appelions poésie. Mais il pouvait très bien se trouver chez un prosateur. Par exemple, il y a eu une semaine avec Nathalie Sarraute en effet [3], et à ma connaissance Nathalie Sarraute n’a jamais écrit de poème au sens strict du terme, mais pour nous son écriture était une écriture poétique.

Karine Le Bail ‒ Était-ce la conception que vous aviez vous aussi de la poésie, en tant que poète ?

Alain Veinstein ‒ Complètement. Je pense que la poésie ne démissionne jamais, c’est-à-dire qu’elle prend le dessus quoi qu’il arrive. Quoi qu’il arrive. Même si on veut la cacher, l’étouffer, elle prend le dessus, elle finit par prendre le dessus. Si on la chasse, elle revient au galop. Pour moi, c’est clair que la poésie est au commencement. Je ne l’ai pas oubliée dans tous les métiers que j’ai faits et quand je suis arrivé à la radio, que je le veuille ou non c’est en poète que j’ai conçu les choses, à la recherche de cette densité et de cette intensité dont je vous parlais.

Karine Le Bail ‒ L’expérience de Poésie ininterrompue s’est mal terminée…

Alain Veinstein ‒ L’émission s’est mal terminée c’est vrai, au bout de trois ans je crois, parce que la poésie… dérange toujours. Elle perturbe toujours. Et nous avions, parmi nos plus grands ennemis, surtout des poètes ! Des poètes qui n’étaient pas invités, mais qui avaient eux aussi les pieds sur terre, et se répandaient dans les cabinets ministériels, à l’Assemblée nationale, etc., de telle sorte que, au bout d’un moment, la présidente de Radio France de l’époque, Jacqueline Baudrier, en a eu assez et nous a demandé d’arrêter l’expérience. Il faut dire que certains poèmes un peu… osés, avaient été lus à des heures de grande écoute et notamment le mercredi qui est le jour des enfants, ce qui fait que nous n’avions plus d’arguments à opposer à cette décision. Elle m’a paru quand même extrêmement fâcheuse, parce que c’était tout l’esprit de France Culture qui pour moi devait se révéler à travers cette présence quotidienne de la poésie.

Karine Le Bail ‒ Vous êtes revenu par une autre porte avec Nuits magnétiques,  véritable programme d’émissions dans lequel vous avez d’emblée mis en place, en collaboration avec des journalistes et des écrivains, d’une part des séries de reportages en prise avec le réel, avec le monde, de l’autre tout un ensemble de magazines où la poésie et la parole sur la poésie, au sens où vous l’entendiez, avaient leur place…

Alain Veinstein ‒ C’est vrai que, ne fréquentant que des écrivains depuis longtemps, malgré mes premiers pas administratifs à l’ORTF, j’ai aussitôt voulu travailler avec eux, parce que, tout simplement, nous parlions la même langue, et que… on se comprenait à mi-mot. Donc j’ai fait appel, même dans les quelques programmes réalisés avant Nuits magnétiques, à des gens plus connus comme écrivains que comme producteurs de radio et qui pour la plupart d’entre eux n’en n’avaient jamais fait. Je pense ici à Franck Venaille, qui était dans le programme que je réalisais chaque année à Avignon pendant le Festival ‒ nous faisions des samedis qui commençaient à 14h et qui se terminaient à minuit. Dans ce programme Franck Venaille faisait une séquence d’une demi-heure appelée Magnetic [4], et c’est vrai qu’en 1978, quand on a créé Nuits magnétiques, je m’en suis souvenu. Il y a eu au moins une quinzaine de titres qu’on a tournés dans tous les sens, avec Bruno Sourcis, le tout premier chargé de réalisation du programme, dans la cellule de montage 213 qui nous était affectée. On s’était arrêtés d’abord sur Les nuits magnétiques, pour ensuite raccourcir légèrement et arriver à Nuits magnétiques. Le titre s’est en quelque sorte imposé à nous, parce qu’il permettait de renvoyer non seulement à la bande magnétique et au travail qui se faisait à l’époque sur la bande magnétique, mais aussi à cette espèce de surprise, de fascination, d’attrait, que nous cherchions à donner à l’auditeur. Nous ne cherchions peut-être pas à le « scotcher » (le pauvre !), mais au moins à l’étonner, en lui donnant à écouter quelque chose qu’il n’avait pas l’impression d’avoir déjà entendu… des milliers de fois.

Et donc la famille des écrivains s’est agrandie parce que dans Magnetic de Franck Venaille, j’ai écouté un jour une voix et je me suis dit : « C’est exactement ça qu’il nous faut ». C’était la voix d’Olivier Kaeppelin, lui aussi poète, écrivain, collaborateur d’une revue de l’époque qui s’appelait Exit, une revue de littérature et de peinture. Dès que je l’ai pu j’ai appelé Olivier Kaeppelin pour lui proposer de nous rejoindre, ce qu’il a fait. Il y a eu aussi, Jean Daive, plutôt poète on va dire, et surtout quelqu’un qui a un regard comme peu de gens en ont, qui sait voir immédiatement la chose que vous n’avez pas vue. Ce pourquoi je lui ai proposé de faire dans Nuits magnétiques une émission consacrée à l’actualité de la peinture, des arts visuels en général, qui s’est appelée Peinture fraîche… Dans sa relation avec la parole, cette histoire du regard jouait aussi beaucoup. Il y a eu aussi Jean-Pierre Milovanoff. Cela a commencé par un entretien que j’ai fait avec lui dans une émission de Nuits magnétiques consacrée aux livres qui s’appelait Bruits de pages, « le magazine des livres qui ne font pas de bruit » [5]. J’ai un jour lu son deuxième roman, Rempart mobile, paru aux Éditions de Minuit. Je l’ai invité et là encore j’ai pensé que je ne pouvais pas ne pas lui demander de réfléchir à des projets de radio, ce qu’il a fait.

Karine Le Bail ‒ On va écouter ce moment de radio avec Milovanoff [extrait] [6]. Vous aviez le souvenir, Alain, que c’était une longue interview. Elle est en fait très courte, mais Milovanoff vous a « tapé » dans l’oreille : un mois après je crois ‒ cette interview date de mars ‒ Milovanoff va produire une Nuit magnétique.

Alain Veinstein ‒ Oui. Je me souviens l’avoir reçu dans mon bureau, au 6e étage, pour qu’il me parle de ses idées de radio, du projet qu’il avait, et… il a commencé à me raconter le projet comme si c’était une histoire. Il était complètement pris dedans. Il ne me regardait plus. Le téléphone sonnait, quelquefois j’étais obligé de répondre, la porte s’ouvrait, des gens montraient la tête et certains racontaient aussi ce qu’ils avaient à raconter, et Milovanoff continuait à me raconter son projet. Et ça c’est Milovanoff, quelqu’un qui est complètement possédé par ce qu’il raconte. Et évidemment pour la radio j’ai trouvé que c’était pas mal venu. Il faudrait citer aussi Mathieu Bénézet bien sûr, Jean-Pierre Ceton, qui a fait des entretiens magnifiques avec Marguerite Duras [7], d’autres encore.

Tous ces écrivains qui ont travaillé avec nous n’étaient pas ceux qui occupent la tête des listes de best-sellers, des meilleures ventes dans les journaux. C’était tous des gens pour qui la littérature était moins un faire-valoir qu’un « métier d’ignorance », pour reprendre une expression de Claude Royet-Journoud. C’était des poètes, et les poètes à chaque page écrivent la première page, forcément. Ils faisaient une série de temps en temps, ils ne pouvaient pas en faire très souvent. La radio demande un engagement à corps perdu, un engagement total, de mon point de vue en tout cas, et ils avaient besoin de payer leur loyer à la fin du mois aussi, de vivre tout simplement, et la radio ne le leur permettait pas. Ce qui fait que progressivement certains ont pris d’autres boulots, qui les ont éloignés de la radio, et est venu un moment où le manque d’écrivains s’est fait cruellement sentir. Il y a eu quelques exceptions tout de même. Dont une dans Surpris par la nuit, la seule émission vraiment comparable à celles de Nuits magnétiques, puisque au fond Surpris par la nuit a été, même plus ou moins chaotique, la poursuite de Nuits magnétiques.: je veux parler de Tanguy Viel, un écrivain qui a fait plusieurs séries, très intéressantes de mon point de vue.

Karine Le Bail ‒ Il faut parler aussi de Du jour au lendemain [8]…

Alain Veinstein ‒ Ah ! Du jour au lendemain n’en parlons pas, parce que si Nuits magnétiques c’était mon bébé, Du jour au lendemain c’était mon amoureuse [9] ! J’ai beaucoup aimé Du jour au lendemain pour sa légèreté: vous êtes seul avec un auteur et dans la cabine technique il y a un technicien et un réalisateur, c’est tout. Il n’y avait pas tout cet appareil de la radio derrière moi, si lourd quand vous faites une émission comme les Nuits magnétiques, avec ses contraintes administratives, techniques, etc. C’est très lourd et on passe beaucoup de temps à régler des problèmes qui n’ont absolument rien à voir avec le programme que vous voudriez faire. Avec Du jour au lendemain c’était une autre histoire.

Karine Le Bail ‒ On va peut-être terminer notre entretien sur ce propos nostalgique…

Alain Veinstein ‒ Vous savez ce que me disaient mes invités de Du jour au lendemain, en sortant du studio ? La plupart du temps ils me disaient : « J’ai l’impression de n’avoir rien dit ! » (silence) Quelquefois c’est quand on finit que tout commence…

Notes

1 Cet entretien a eu lieu à la SCAM (Paris) le 4 octobre 2018, en ouverture d’un colloque consacré à l’Atelier de création radiophonique et à Nuits magnétiques.
2 Sur cette émission diffusée du 7 avril 1975 au 1er avril 1979, on lira avec profit l’article d’Abigail Lang, « “Bien ou mal lire, telle n’est pas la question” : Poésie ininterrompue, archives sonores de la poésie », dans Poésie sur les ondes. La voix des poètes-producteurs à la radio, Pierre-Marie Héron, Marie Joqueviel-Bourjea, Céline Pardo (dir.), Rennes, PUR, « Interférences », 2018, p. 51-62.
3 Du 2 au 8 février 1976.
4 10 émissions en 1976 (du 17 juillet au 7 août), autant en 1977 (du 16 juillet au 6 août), le samedi, réalisation Bruno Sourcis.
5 V. Galia Yanoshevsky, « L’entretien littéraire dans Bruits de pages. Veinstein avant Veinstein », Komodo 21, 8 | 2018 : « L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) ».
6 Bruits de pages du 1er mars 1978.
7 5 émissions quotidiennes, du lundi 27 au vendredi 31 octobre 1980, 22h35-23h. Entretiens publiés en 2012 (Paris, François Bourin éditeur), dans une version revue.
8 Émission associée au programme de Nuits magnétiques à partir de 1985, qu’elle prolonge jusqu’à une heure du matin; arrêtée en 2014 malgré son auteur, lequel, empêché de faire ses adieux au micro, les a publiés dans Du jour sans lendemain (Paris, Seuil, 2014).
9 Alain Veinstein raconte son périple radiophonique dans Radio sauvage (2010). L’intervieweur (2002) propose une version « roman » de l’activité mûrie dans Du jour au lendemain.

Auteur

Poète, dans les parages amicaux d’Yves Bonnefoy, André du Bouchet et Jacques Dupin d’abord, puis de « nouveaux venus” en poésie comme lui : Anne-Marie Albiach, Claude Royet-Journoud, Pascal Quignard, Jean Daive, Emmanuel Hocquard (animateur de la maison d’édition Orange Export Ltd.), Alain Veinstein est bien connu aujourd’hui comme créateur, à la radio, des Nuits magnétiques (1978-1998) et de l’émission d’entretiens Du jour au lendemain (1985-2014), deux grands mondes sonores de France Culture longuement évoqués par lui dans Radio sauvage (Seuil, 2010). C’est en 1975 qu’il passe du côté du micro, après un début de carrière dans l’administration de l’ORTF (bureau de lecture, direction du personnel, cabinet du président), qui de 1972 à 1974 le fait surtout s’occuper de télévision. A la dissolution de l’ORTF en 1974, Alain Veinstein demande à rejoindre Radio France puis France Culture et contribue avec Alain Trutat, dans l’équipe d’Yves Jaigu, à mettre en place la réforme des programmes de janvier 1975, dont l’indicatif, en quelque sorte, est… une émission de poésie diffusée quatre fois par jour, Poésie ininterrompue. En janvier 1978, désireux de « jouer la carte du programme et non pas de l’émission”, comme de renouveler « toute une conception figée du programme et de la parole radiophoniques, de ce qui est audible et de ce qui ne l’est pas” (Radio sauvage), il crée Nuits magnétiques, dont le style, la sensibilité à l’époque et la couleur sonore doivent beaucoup à l’équipe de réalisateurs, techniciens et producteurs de la première décennie, parmi lesquels Bruno Sourcis, Pamela Doussaud, Josette Colin, Mehdi El Hadj, et les quatre écrivains intervenant dans ce numéro : Franck Venaille, Olivier Kaeppelin, Jean Daive et Jean-Pierre Milovanoff. La coordination du programme est assurée par le poète de 1978 à avril 1984 et d’octobre 1987 à août 1990 ; par Laure Adler d’avril 1984 à octobre 1987 ; par Colette Fellous de septembre 1990 à juillet 1999. Dans Radio sauvage, Nuits magnétiques est présenté comme l’épicentre de toutes les émissions produites par Veinstein à côté ou après, qui en sont des déclinaisons directes ou indirectes : la matinale Le Goût du jour en 1984, Du jour au lendemain, La Nuit sur un plateau (1985-1987), Accès direct (1994-1996),Toit ouvrant (1996-1997) et surtout Surpris par la nuit (1999-2009), conçu comme la “nouvelle version de Nuits magnétiques” (Radio sauvage).

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Le roman des voix. Entretien avec Christophe Deleu

Colette Fellous ‒ Je me souviens de la première fois où je suis allée voir Alain (Alain Veinstein) pour lui proposer une série de Nuits magnétiques. C’est Alain Trutat qui m’avait envoyée chez lui, car j’avais déjà produit plusieurs ACR [1]. J’étais une vraie écouteuse des Nuits magnétiques. Tous les soirs j’écoutais, j’étais passionnée par tout ce monde qui était là. Et donc je lui ai dit simplement que j’avais très envie de faire une série sur « la première fois », sur toutes les premières fois qu’on pouvait connaître. Dans ce bureau, j’ai prononcé juste deux ou trois mots, comme deux ans auparavant devant René Farabet quand je lui avais proposé de faire un ACR sur la mémoire et le cercle [2]. Comme Alain savait que je venais de l’Atelier (il avait écouté cette émission sur la mémoire et le cercle, m’a-t-il glissé), il m’a dit très vite : « Je vous préviens, ici, c’est au ras des pâquerettes. » Il y avait une jolie malice dans ses yeux et déjà une connivence, quelque chose qui faisait qu’il y avait de l’air, de l’humour, de la légèreté, et en même temps de l’engagement parce qu’on connaissait l’un et l’autre la grande exigence de la radio. Je savais qu’il était poète, lui savait sans doute que j’étais écrivain, mais en même temps on ne se connaissait pas et on s’est tout de suite fait confiance [3].

Par rapport à l’Atelier de création, que j’aimais beaucoup, qui a été un peu ma formation, les Nuits magnétiques représentaient un espace de liberté, de vraie liberté. C’était un lieu directement ancré dans le mouvement du monde, moins figé que l’Atelier. J’en avais un peu assez de faire des Ateliers : c’était très intéressant, mais sans le mouvement, la liberté que je cherchais dans la radio, liberté de la phrase, de la voix, de la composition, du montage ; liberté, au fond, d’une forme à inventer autant que dans le roman. Je venais de faire paraître mon premier roman [4], et je voulais faire de la radio une sorte de roman. Alain proposait comme ligne conductrice des Nuits magnétiques la radio comme un récit : de mon côté, je le voyais peut-être moins comme un récit, plus comme un roman avec la voix des autres, et le bruit du monde. Les gens qu’on rencontre, ça devient souvent comme des personnages d’un roman : on ne les rencontre pas juste pour nous, on sait qu’après ils vont être écoutés par d’autres. Il y a donc à la fois une proximité et une distance, aussi. C’est un peu un jeu.

J’aime beaucoup les chemins parallèles de la radio et du roman, j’ai besoin de cet esprit d’équipe, les techniciens, les réalisateurs, les assistants, tout ce qui fait la beauté de la radio. J’ai besoin bien sûr de ceux que je vais rencontrer et qui vont me confier leur parole, c’est merveilleux d’aller dans des pays lointains ou des villes encore inconnues et de rencontrer de nouveaux visages, de nouvelles voix pour ensuite les faire partager au public, c’est une expérience unique. Être toujours en mouvement, écouter, bouger, être à la recherche. J’aime le mouvement en fait, pas seulement le mouvement de la pensée, mais le mouvement physique. Et en même temps, pour écrire, j’ai besoin de solitude, de fouiller dans une mémoire ancienne, des régions plus étroites, plus secrètes. Mais la voie que je recherche est la même, ainsi je ne me sens jamais séparée.

La radio nourrit l’écriture car lorsque j’écris, beaucoup de choses de l’expérience de la radio me reviennent, du montage notamment, du rythme des voix, de la musique. J’ai beaucoup appris sur la façon de rythmer une phrase par l’habitude d’écouter très attentivement la voix et la pensée des autres. Et de l’autre côté, j’aime composer une émission, même avec peu de moyens à la façon d’un roman, c’est-à-dire que je prends la liberté de mettre ensemble des gens ou des thèmes qui n’ont pas forcément de rapports entre eux puisque je sais que comme dans l’écriture je leur trouverai un lien. Dans un livre, tout peut surgir au détour d’une phrase, on peut parler d’autre chose, lever la tête, décrire le ciel ou une branche d’arbre et puis on revient, on reprend la route, le récit. Le roman, c’est une pensée des liens. Quand j’écris, je suis moins préoccupée par le sujet que par ces liens à faire. C’est cela la fiction pour moi, la forme d’un livre, sa liberté, son audace, son mouvement, c’est ce que j’aime par-dessus tout, dans les livres que je lis également.

Mais la fiction apparaît dès qu’on écrit ou qu’on enregistre quelque chose : ça de détache de soi ou du réel et ça devient une autre matière. Même à partir d’enquêtes très concrètes, même quand j’évoque des expériences intimes de ma vie, pour moi dès que je les installe dans une forme, elles deviennent de la fiction. Je pense que c’est aussi parce que c’est destiné à être lu ou écouté par un public qu’on ne voit pas, auditeurs, lecteurs. C’est « adressé », comme aurait dit Barthes. Ce n’est plus une chose qu’on a vécue soi-même, c’est une chose qu’on va rapporter, retravailler, mais qui est adressée. Et qui, sans adresse, n’existerait pas.

Christophe Deleu ‒ Vous parlez de l’écoute et de l’adresse : une chose me frappe dans Nuits magnétiques, c’est que, dès qu’on commençait à écouter, on savait qu’on était pris en charge en tant qu’auditeur. Dès le générique, dès l’accueil, on savait qu’on allait être bien traité.

Colette Fellous ‒ Oui, tout de suite, il fallait plonger l’auditeur dans un monde à la fois… mystérieux, secret, intime je veux dire, mais où tout le monde pouvait entrer et s’y reconnaître, c’est ça qui était beau. On invitait l’auditeur, en fait. La radio, c’est vraiment un pacte, un pacte grandiose entre celui qui parle, qui ne voit pas l’auditeur, et l’auditeur, qui écoute et ne voit pas celui qui parle. Je crois d’ailleurs que tous les producteurs de Nuits magnétiques avaient ce pacte, qui était aussi… un peu consolidé par les chargés de réalisation, qui défendaient l’esprit d’une émission et pouvaient dire par exemple à un nouveau producteur : « Ah non, là ce n’est pas Nuits magnétiques. » Pour différencier aussi l’émission des autres émissions de la chaîne, dès le générique, dès le « chapeau ». Le ton était facilement reconnaissable.

C’est très bizarre ce qui se passe quand on « passe » à la radio. Il suffit que le micro soit ouvert, que la bande magnétique se mette à défiler, pour que le temps tout d’un coup se découpe d’une autre façon. C’est très difficile à expliquer, c’est une sensation impalpable. Mais parfois, de l’autre côté, lorsque c’est réussi, l’auditeur arrive à entendre ce frémissement de la voix, de ce qu’elle ne dit pas complètement mais qu’elle fait ressentir. On devine le début d’un sourire, l’éclat des yeux, la forme des lèvres, le temps entre deux phrases devient si allusif, si beau, si plein. Le temps de l’enregistrement est cet endroit du monde où tout à coup on se retrouve au bord du vide et que les mots, la voix, le silence, toutes les choses qui sont suspendues dans l’air prennent la peine de se mettre ensemble pour créer un nouveau temps qui n’appartiendra désormais qu’à la radio. Un temps de grâce. C’est là qu’il vivra, c’est là qu’il sera reconstruit et qu’on l’offrira au public. C’est un temps qui sépare et qui relie en même temps, qui peut faire même oublier parfois ce que vous êtes en train de dire. Mais c’est un temps qui ne triche jamais, et qui vous fait entrer de plain-pied avec ce que vous êtes. Votre voix témoigne de tout, de vous et des autres, à ce moment-là. Rien n’échappe au micro, il prend tout, en vrac, le bien et le mal, les failles et les défauts autant que les plis de la vérité, la malice d’un sourire, les accrocs du vent ou l’amertume d’une existence…

Si j’ai fait de la radio, c’est vraiment pour ça : pour créer et entrer dans ce temps-là. Créer avec peu de choses. Avec les sons, les ambiances des villes (même très proches… la rue d’en-bas aussi bien…). Surtout avec la voix des autres. Avec les mots qui vont être rassemblés et dont on va prendre soin aussi. Je me souviens que je préparais assez vite mes textes d’introduction ou mes textes de liaison. Je prenais quelques notes pendant la préparation, mais j’avais besoin ensuite de la pression de l’antenne pour écrire vraiment. Je les écrivais presque un quart d’heure avant le début de l’émission, afin de mieux transmettre une émotion, ou plutôt pour retrouver mon émotion première, celle que j’avais eue au moment de l’enregistrement et faire que l’auditeur soit exactement au même niveau que cette émotion, que nous écoutions et découvrions ensemble. Je ne voulais pas que ce soit très écrit, comme dans mes romans où je revenais sur les phrases pendant des mois. Pour la radio, non, j’avais envie que ce soit comme une émotion « jetée » à la mer, offerte comme un bouquet. Donc, c’était à la fois précis et travaillé, mais autrement que dans un roman, il fallait que ce soit à consommer tout de suite. La radio a la beauté de l’éphémère, de l’imparfait, de l’inachevé. Ce qui fait que je n’ai jamais réécouté ces textes, et que je ne les ai pas utilisés non plus dans mes romans. J’en ai énormément, comme Laure Adler. C’était toujours des textes pensés, réfléchis, mais écrits vraiment pour la radio, pour être dits, la voix devenant elle-même un langage à part entière. Et c’est ce que j’aime aussi : il y a une générosité de la radio, qu’on ne retrouve pas tellement ailleurs. Une générosité qui était celle aussi des responsables de programmes comme Alain, ou comme René Farabet à l’ACR, qui laissaient leur chance aux « premières fois » justement, aux jeunes auteurs qui arrivaient avec leur désir de radio.

Je pense ici à Roland Barthes, avec qui les choses se sont passées exactement de la même façon. J’étais allée le voir pour m’inscrire à son séminaire [5]. Je ne le connaissais pas mais j’avais lu beaucoup de choses de lui. Je voulais absolument suivre son séminaire, mais je ne savais pas comment lui montrer que c’était très important pour moi. Il m’a d’abord dit qu’il regrettait, que son séminaire était complet, qu’il voulait organiser des séminaires restreints et que du coup, il y avait très peu d’étudiants. J’étais désemparée et je lui ai juste dit que c’était important, que je ne le dérangerais pas, que j’avais juste besoin d’une « présence lointaine ». Ces mots ont suffi pour qu’il m’accepte, c’était une sorte de pacte entre nous, nous étions « sur la même longueur d’ondes », il m’a fait confiance et a dit « Alors, d’accord. » Je n’ai jamais oublié ce moment où il m’a ouvert la porte, et quand de jeunes producteurs arrivaient, je les écoutais, même si ce qu’ils proposaient n’était peut-être pas encore très travaillé. Mais je sentais par leur présence s’il y avait un vrai désir ou pas. Il n’y a pas de radio, d’art en général, sans désir. Et la radio, pour nous, ce n’était pas simplement un outil de communication, c’était de l’art. De l’art éphémère, certes, consommable, qui se modifiait d’un jour à l’autre, qui se renouvelait et se transformait sans cesse.

Christophe Deleu ‒ Ce qui était aussi étonnant, quand on écoutait Nuits magnétiques, c’est qu’en dehors des émissions de début de semaine (soit le lundi, soit le mardi, en fonction des saisons), c’était les producteurs de chaque émission qui prononçaient le nom de l’émission, qui disaient eux-mêmes le fameux « Nuits magnétiques, bonsoir… » et qui accueillaient les auditeurs. On est assez loin d’une émission considérée comme une « marque » où celui qui présente serait toujours le même…

Colette Fellous ‒ Oui, en début de semaine, Alain, ou Laure, ou moi, nous présentions les émissions de la semaine, mais après c’était complètement les émissions des producteurs, c’était à eux de les présenter, chacun avec son style, sa voix, ce n’était jamais pareil… Et c’est cet ensemble de voix et de personnalités qui comptait aussi. Il y avait bien sûr des producteurs qui revenaient. D’ailleurs lorsqu’Alain m’a confié les Nuits, en 1989, j’ai voulu qu’il y ait une continuité avec lui, j’ai repris Mathieu Bénézet [6], Franck Venaille, Jean-Pierre Milovanoff, Jean Daive… J’ai donc endossé ce rôle de poursuivre les Nuits magnétiques sans les trahir, mais en étant évidemment un peu différente. J’ai introduit par exemple le « docu-fiction », comme on dit. J’ai continué bien sûr à sortir des studios, dans Nuits magnétiques. Pour donner à voir le monde comme on le vit, et pas seulement des rencontres en studio. Mais il y a eu des émissions peut-être un peu plus… journalistiques qu’à l’époque d’Alain, mais toujours personnelles. Avant mon Carnet nomade, que j’ai commencé au sein des Nuits en 1997, j’ai créé Les Petites ondes, qui me permettaient d’avoir une émission que je signais moi-même tous les mois [7], et en 1997, À ciel ouvert qui était plus sur l’international [8]. Vers la fin de Nuits magnétiques, j’ai aussi créé de petites séquences qui s’appelaient Coupé, rêvé, collé, qui étaient des modules courts mais où l’on pouvait se permettre toutes les fantaisies [9]…

Du côté des producteurs, à côté de ceux que j’ai nommés et qui ont continué d’être réguliers comme écrivains producteurs, je voudrais nommer Nancy Huston [10]. J’ai engagé des débutants (qui sont devenus professionnels ensuite, comme Anice Clément, qui venait de commencer avec Alain [11]) ou des artistes qui tentaient une expérience radiophonique, je pense à André S. Labarthe [12], Michel Boujut [13], Catherine Soullard, qui a réalisé plusieurs séries [14], Lorette Nobécourt [15], François Weyergans [16], Colette Mazabrard [17], et tant d’autres. Je pense aussi au cinéaste Robert Kramer que j’aimais beaucoup, qui s’est essayé pour la première fois à faire une émission dans Nuits magnétiques [18]. Il a réalisé quelques très belles émissions aux Nuits, il en avait été très heureux [19] et moi aussi : son métier de cinéaste apportait un ton différent, sa façon de commenter, de décaler un peu les choses, c’était vraiment très beau. J’aimais beaucoup l’idée que des artistes ou des écrivains qui n’avaient jamais fait de radio tentent une « première fois ». Au fond comme si je n’avais jamais quitté le thème de ma toute première émission à Nuits magnétiques ! Je voulais que chaque émission soit comme une première fois, avec l’énergie, la curiosité, l’invention et le désir, toujours à renouveler. Parce que si on reprend toujours la même forme, si c’est le moule qui revient, pour moi ce n’est plus la radio que j’aime, qu’on aime. Il faut que ce soit toujours différent, et c’est possible, parce que la radio est souple et offre beaucoup de possibilités, avec peu de moyens.

Mon rôle, quand j’ai repris les Nuits magnétiques, c’était de choisir les projets et de coacher les producteurs – je ne parle pas ici bien sûr des producteurs chevronnés, mais de ceux qui venaient avec leur désir de radio et ne savaient pas trop comment s’y prendre. S’ils avaient une vraie personnalité, une vraie personnalité et… une belle promesse, je les écoutais, presque comme un psychanalyste ! J’écoutais ce qu’ils disaient et à partir de leurs mots je leur suggérais deux ou trois choses, mais c’est eux, bien sûr, qui décidaient par la suite. Je donnais un déclic, et ensuite je les laissais faire, et trouver eux-mêmes. Je n’avais aucun modèle, aucune envie de dire comment faire, c’était d’ailleurs la loi des Nuits magnétiques : Alain Veinstein et Laure Adler agissaient aussi de la même façon, une fois que le sujet avait été accepté, ils nous laissaient complètement libres. Il n’y avait aucun contrôle, ce qui nous guidait c’étaient ces seuls mots : la confiance, la liberté, l’intelligence, la beauté aussi, et l’engagement. On était tous là parce qu’on voulait créer. Et renouveler la radio !

La radio a été vraiment modernisée par les Nuits magnétiques. On entendait des voix qu’on ne pouvait pas entendre ailleurs, c’était magnifique. Il y avait des choses qu’on ne pouvait plus faire dans les Nuits, même des choses drôles et un peu naïves, comme par exemple utiliser l’expression « chers auditeurs » (qui revient aujourd’hui !) : on voulait être plus proches, on ne voulait pas qu’il y ait une frontière entre celui qui parlait et celui qui écoutait. Donc, pendant des années, on a essayé de dépoussiérer, d’effacer des habitudes très anciennes, pour donner une autre idée de la radio, où tout serait possible, une autre matière.

Et cela, je trouve que ça ressemblait à ce que faisait Roland Barthes. Barthes nous disait que tous les petits détails que d’habitude on négligeait, ceux de la vie quotidienne par exemple, ou les doutes, les pannes, tout cela pouvait au contraire être très intéressant et que si on les intégrait dans l’écriture, si on les mettait en scène, cela pouvait donner une forme différente à un texte et du coup ça renouvelait le genre. Dans les Nuits magnétiques, on pouvait ainsi inclure des ratages, des fous-rires, des séquences qui normalement auraient dû être hors-champ… tout était possible du moment que ça faisait sens. Je repense à l’expression d’Alain Veinstein « au ras des pâquerettes » : pour moi, c’était aussi Barthes, ça. Quand j’ai entendu ça, dit avec humour dans la bouche d’Alain, j’ai tout de suite pensé que j’étais au bon endroit. Cela voulait dire qu’on allait ennoblir les petites choses, leur redonner du sens, les rendre majestueuses, en fait. Grâce à la magie de la radio. Et que c’était ça, que ce serait ça, notre tâche.

Notes

Notes ajoutées par les éditeurs.

1 ACR « Des ronds dans l’onde » du 1er juin 1980 ; « Perdus, pas perdus » du 25 janvier 1981 ; « Marrakech » du 11 octobre 1981 ; « Une langue et ses acteurs : le yiddish » du 7 février 1982. La première collaboration de Colette Fellous à l’Atelier de création radiophonique remonte à 1975, notamment pour une lecture à plusieurs voix d’un texte de Denis Roche (« Décharge publique », ACR du 2 novembre 1975). L’Atelier de création radiophonique est un programme de France Culture créé par Alain Trutat et René Farabet en 1969, qui a perduré sous divers formats et dans diverses cases jusqu’en 2018. V. le numéro de Komodo 21, 10 | 2019, qui lui est consacré.
2 ACR « Des ronds dans l’onde » du 1er juin 1980. Avec Jacques d’Arès, Jean Guizerix, Claude Itzykson, Edmond Jabès, Brice Lalonde, Pierre Lamaison, Wilfride Piollet, Jacqueline Risset, Raoul Ruiz, Jean Thibaudeau, Eva de Vitray-Meyerovitch, Jean-Louis Schefer, Jean-Noël Vuarnet, Bianu Zéno, et lecture d’extraits de Métamorphoses du cercle de Georges Poulet.
3 Le projet proposé est devenu une émission en cinq parties, « La première fois », France Culture, Nuits magnétiques, du 8 au 12 novembre 1982.
4 Roma, Paris, Denoël, 1982. Dans l’émission Mythologie de poche que lui consacre Thomas Baumgartner en 2011, Colette Fellous fait le lien entre ce roman, histoire, dans « une forme assez ouverte », « d’une fille qui se promenait dans une ville et qui rencontrait des gens, et ces gens lui parlaient », et son approche de la radio : « Je me suis dit “J’ai envie de faire la même chose en radio. Ce que je fais dans un roman j’aimerais le faire avec la voix des autres. Mais la voix réelle ; et peut-être qu’après, en recueillant des voix, je pourrais leur trouver une forme, et inventer un petit roman radiophonique à partir de ça” » (France Culture, 26 août 2011).
5 Voir le récit de cette rencontre, quand elle avait 22 ans, et l’évocation de la relation avec Roland Barthes, dans La préparation de la vie, Paris, Gallimard, 2014.
6 Il produit ou co-produit une ou deux séries par an de 1992 à 1998.
7 Premier numéro mardi 2 octobre 1990. Magazine mensuel diffusé le premier mardi du mois jusqu’au numéro 3 (4 décembre 1990) puis le premier vendredi du mois, jusqu’au vendredi 3 octobre 1997.
8 Rendez-vous mensuel inauguré le 1er janvier 1997, réalisateurs tournants. Carnet nomade commence lundi 3 novembre de cette année.
9 Première émission jeudi 16 juillet 1998 (prod. Monica Fantini, Yvon Croizier, Gaëlle Meininger, Emmanuelle Forner, et Irène Bérélowitch, Michel Pomarède, réal. Anne Pascale Desvignes). Suite de courts reportages vivants (10-15 mn) introduits par une conversation détendue entre les membres de l’équipe de production (tournante).
10 Ses premières séries documentaires pour Nuits magnétiques datent de 1989 : « Recluses et vagabondes » (14-17 mars 1989, en co-production avec Leïla Sebbar) ; « Vies à vifs » (12-15 septembre 1989). Nancy Huston inaugure sa collaboration avec Colette Fellous par une deuxième série de « Vies à vif » (23-26 juin 1992). Suivent des séries sur les « Passions instrumentales » en 1993 (16-19 février), sur la création en 1995 (« Créer, procréer : les voies de l’immortalité », 7-10 février), sur « Tonino Guerra : mille poètes » en 1996 (deux émissions, 14-15 mai). Sa dernière série, « Étranges Français », est diffusée en deux fois deux émissions, les 16-17 septembre 1997 et 26-27 octobre 1998 (suite d’entretiens avec des étrangers résidant en France, sur leur perception de la France).
11 Sa première série pour Nuits magnétiques, sur « Les curés de campagne », date des 27-30 septembre 1988 ; sa première pour Colette Fellous, « Naissance », est diffusée du 18 au 21 septembre 1990. Elle produit ensuite une quinzaine de séries documentaires, la plupart en quatre volets, jusqu’en 1998. Sa dernière émission, jeudi 15 juillet 1999, est un documentaire d’une heure sur un couple venu s’installer deux ans plus tôt au village de Pré Célestine dans l’Aubrac, dans des conditions difficiles (racontées par la femme, Nicole Lombard, dans Étrangers sur l’Aubrac).
12 On pense surtout à « Monologue dans le vestibule d’une grande oreille », mardi 30 mai 1995, réal. Vincent Decque. André S. Labarthe co-produit ensuite en 1996, avec Isabelle Rèbre, une série sur le cinéma (« Ceci n’est pas du cinéma », 6-9 février), et participe en 1997 et 1998 à quelques autres émissions sur le cinéma, notamment « Georges Bataille à perte de vue : l’impossible et le cinéma » (20 octobre 1997), consacrée à son pari impossible de faire un film sur Bataille (pour « Un siècle d’écrivains » sur France 3).
13 Critique de cinéma, essayiste et romancier, entré à Nuits magnétiques à l’époque de Laure Adler (il assure la chronique de cinéma dans le magazine La nuit et le moment). Juste avant le départ d’Alain Veinstein, il co-produit avec Robert Kramer et Sylvie Péju une série sur Fellini (« Fellini Mondo », quatre émissions, du 15 au 18 mai 1990). Pour Colette Fellous, il produit quatre émissions unitaires d’1h15 en 1991 (« Robert Kramer : atelier de l’artiste », « Courbet dans sa vallée »), 1992 (« Montréal blues », sur le cinéma au Québec), 1995 (« Le photographe et le jeune homme contrarié », enquête sur le photographe Paul Strand, à partir d’une photo de jeunesse retrouvée).
14 Notamment avec les séries documentaires « Métiers et caractères » (quatre émissions, 26-29 septembre 1995), « Mère et fils » (quatre émissions, 21-23 février 1996), « Portraits » (cinq émissions, 8-12 décembre 1997), « Ailleurs sur un pont » (cinq émissions, 2-6 mars 1998), « J’ai envie / J’ai pas envie » (trois émissions, 27-29 avril 1999). Sa dernière émission est un portrait de « Laurent Naouri, baryton » (22 juin 1999). Elle continue dans Surpris par la nuit de 1999 à 2004.
15 Pour « Mais si ce soir, je dîne avec Fedor », diffusé vendredi 30 avril 1999, réal. Anne-Pascale Desvignes.
16 Colette Fellous pense certainement à « La comédienne et l’écrivain », seule « expérience » à proprement parler de l’auteur dans Nuits magnétiques, décrit ainsi dans la notice Ina : « un kaléidoscope de sons, de voix et de musiques, et un témoignage très moderne sur les rapports affectifs et féconds entre deux générations, entre une fille et son père. Un document psychologique, un hommage à l’art radiophonique et une confidence sur le monde intérieur d’un écrivain. »
17 Critique de cinéma, partie comme enseignante en Inde en 1996 où elle va rester pendant dix ans, elle intervient dans une série documentaire de de 1999 sur l’Inde, « Chroniques indiennes de Nizamuddin Est » (cinq émissions, 5-9 juillet, prod. Patrick Cazals et Colette Fellous). Après la transformation de Nuits magnétiques en Surpris par la nuit, elle est régulièrement présente dans Carnet nomade entre 1999 et 2005.
18 Il s’agit sans doute de la mini-série « De près, de loin », deux émissions diffusées dans Nuits magnétiques les 7 et 8 novembre 1991. « De près, de loin, où se trouve exactement le pays natal ? Que devient-il ? Où sont ses bruits, où est sa langue ? Reportage et récit de Robert Kramer pendant un voyage à travers les États-Unis, son mariage avec Erika, la description des paysages avec les sons d’ambiance, la visite sur la tombe de son grand-père » (notice Ina).
19 Notamment « Lettre à Chuong, à Hanoï », documentaire sonore d’1h15 diffusé dans Nuits magnétiques du 20 novembre 1992, composé en marge de son film Point de départ, en salles en 1994, qui raconte son retour à Hanoï (en 1969, ce cinéaste américain d’extrême-gauche avait co-produit People’s War, tourné dans le Vietnam en guerre). Colette Fellous lui rend un bel hommage dans « Pour Robert Kramer », Carnet nomade du 13 avril 2001.

Auteur

Colette Fellous est née en Tunisie et vit en France depuis l’âge de dix-sept ans. Après des études à la Sorbonne (1968-1971) puis à l’École pratique des hautes études (1972-1976), où elle suit notamment le séminaire de Roland Barthes, et des débuts de comédienne (1974-1976), elle devient productrice de radio, d’abord pour l’Atelier de création radiophonique de René Farabet (1980-1982), puis pour les Nuits magnétiques d’Alain Veinstein, à partir de 1982. Son premier roman, Roma, est paru en 1982 chez Denoël, comme Calypso en 1987. Depuis Rosa Gallica en 1989,  tous ses romans sont publiés chez Gallimard. Enfant, elle écoutait Les Maîtres du mystère et Salut les copains ! « sous de grands parasites sonores qui me ravissaient, parce qu’ils me montraient bien que j’étais de l’autre côté de la Méditerranée et que mon rêve habitait dans le pays de cette radio »À 8 ans, elle découvre la technique des bruitages lors d’une visite scolaire à Radio Tunis : premier émerveillement devant la magie de la radio. À 32 ans, seule avec son Nagra, pour « La première fois », sa première série aux Nuits magnétiques, elle enregistre Vladimir Jankélévitch jouant du piano chez lui et lui développant merveilleusement « ce qu’était “l’apparition disparaissante”, le je-ne-sais-quoi et le presque-rien ». À 40 ans, en 1990, Alain Veinstein et Laure Adler lui confient la coordination des Nuits magnétiques, qu’elle assure jusqu’à la disparition de l’émission à l’été 1999. C’est là, avec le mensuel Les Petites ondes (1990-1997) puis le bi-mensuel Carnet nomade (1997-2015)conçu avec la liberté d’un carnet d’écrivain et fonctionnant comme une « petite université de poche », qu’elle inaugure une forme d’écriture de soi, parallèlement à une forme plus autobiographique de ses livres aussi : Le Petit Casino en 1999 puis le cycle de six livres ouvert par Avenue de France en 2001, puis Aujourd’hui en 2005, Plein été en 2007, Un amour de frère en 2011, La préparation de la vie en 2014 et Pièces détachées en 2017. Son dernier livre Kyoto song, qui amorce un cycle consacré au voyage, est paru en 2020. Carnet nomade a continué jusqu’à son départ de France Culture, en 2015, année marquant pour elle la fin d’un « métier » qu’elle aura vécu « très profondément, dans [s]a peau, dans [s]on corps », comme elle le confiait quelques années plus tôt dans un texte racontant son enfance, sa naissance à l’écriture, ses années de radio et tout spécialement son Carnet nomade. Colette Fellous a créé et dirige au Mercure de France la collection «Traits et portraits » (28 titres depuis 2006).

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Retrouver la parole

Mon entrée à la radio, comment y penser aujourd’hui, mettre des mots, lesquels ? Je sors d’un tunnel de dix-huit années où je travaille comme rédacteur pour le Dictionnaire des œuvres de Laffont-Bompiani [1]. Je passe mes journées enfermé à la Bibliothèque nationale, à lire tous les livres et mes soirées enfermé chez moi à faire l’analyse et le résumé des ouvrages lus. Immergé dans la concentration et le silence, je vis ma voix comme une sorte de fantôme. La toute première fois où Claude Royet-Journoud me demande de parler de Décimale blanche paru au Mercure de France en 1967 dans son émission de radio, Poésie ininterrompue [2], je réagis vivement et je dis : non. Comment retrouver la parole, alors que je ne parle plus depuis l’âge de 7 ans ? Grande peur. Nous sommes en mai 1975. Devant son insistance qui met en jeu notre amitié, je me rends au studio quelques semaines plus tard [3] à l’heure dite. Je vis dans un véritable état second l’entretien de quarante minutes qui dans Poésie ininterrompue achève la semaine de lectures de poèmes et, en travaillant avec le réalisateur, je découvre à la fois ma voix et le génie du montage ; comment une voix est enregistrée et comment je peux la modifier et lui faire dire autre chose, sinon parfois le contraire.

À la même époque, Alain Veinstein se trouve en charge des grands entretiens à France Culture [4] et me confie le soin de les moderniser. Fini le salon, les fauteuils profonds, les entretiens lus par André Breton ou Pierre Jean Jouve : il faut inventer une autre forme, celle des conditions du direct [5]. Évidemment c’est ignorer ou mésestimer l’influence d’un conseiller redoutable auprès de la direction en la personne d’Alain Trutat : celui-ci continue à imposer sa conception de la radio, donc des conditions du montage. Deux visions s’affrontent – l’une est dispendieuse et formelle, l’autre économe et plus vraie. Aujourd’hui l’époque est à l’apaisement et mise en principe sur les conditions du direct. Je propose trois noms : Georges Perros [6], à l’époque peu connu, il publie un poème saisissant dans un numéro de la NRF, « Kenavo », premier des Poèmes bleus – Franck Venaille [7], dont je découvre peu auparavant Caballero Hôtel aux éditions de Minuit [8], et fais circuler, qui réinvente le récit au moyen de l’écriture parlée et du cinéma, comme l’avait pensé Pierre Jean Jouve avec Aventure de Catherine Crachat – Bernard Noël, avec qui j’enregistre dix entretiens, dont les cinq derniers sont programmés dans les Nuits magnétiques [9].

Je suis donc entré à la radio par le biais de Poésie ininterrompue et des grands entretiens, en me passionnant pour les expériences du son, du bruit, du ton, de l’accent, de la voix, du questionnement (pas de l’écoute ou de l’attention parce que je suis né en même temps) et du montage. Je pense entre autres à une émission consacrée en 1976 à Roger Giroux, grand poète contemporain mort deux ans plus tôt, commande d’Alain Trutat. L’idée est celle-ci : initier une table ronde, de la démanteler ou plus précisément la déstructurer et de la reconstruire. Enfin dans les cuts introduire quelques secondes d’un même passage de Bach [10]. L’émission étonne les professionnels de la Maison. Elle est rediffusée deux fois, et inspire au directeur de l’époque, Yves Jaigu, cette parole presque utopique : « Pour vous, Jean, il y aura toujours du travail. » Ma passion est communicative.

Il y a deux ou trois viviers qui annoncent les Nuits magnétiques, où Alain Veinstein a puisé.

Le premier s’appelle Poésie ininterrompue, émission de poésie au sens très large et de pensée. Pour Claude Royet-Journoud est poème tout ce qui a une densité de langue. Cette densité se trouve dans l’écriture même d’un historien ou d’un sociologue ou d’un philosophe. Il est à remarquer que cette langue est celle des mots et celle des images. Poésie ininterrompue accueille sur un même plan Jean-François Bory (poète, photographe, performeur) [11], Jean Le Gac (écrivain, peintre, photographe) [12], Alain Robbe-Grillet (romancier, cinéaste) [13]. Claude Royet-Journoud s’appuie sur l’exemple d’un prédécesseur, Cid Corman, poète américain, fondateur d’une revue essentielle, Origin ‒ nous sommes nés de cette revue créée dans les années 1950 [14], elle publie alors Ezra Pound, Louis Zukofsky, George Oppen, Robert Creeley, Lorine Niedecker, William Carlos Williams. Il vit à Kyoto, vend des glaces à l’entrée des temples. Cid Corman, auparavant, anime aux USA une émission de radio à Boston, il invite les poètes à lire leurs textes, soit en studio, soit au téléphone quand ils n’ont pas la possibilité de se déplacer ‒ c’est ainsi que nous avons des lectures au téléphone de Allen Ginsberg et Jack Kerouac [15] ! Poésie ininterrompue a ouvert largement notre conception de la poésie, et pour Alain Veinstein, cette ouverture a été d’une grande force.

Le deuxième vivier s’appelle Avignon ultra-son, un programme spécial de France Culture produit par Alain Veinstein deux étés de suite, en 1977 et 1978, sur une enveloppe d’heures qu’il avait eu la bonne idée de proposer à Yves Jaigu et qu’il avait obtenue. Parmi les producteurs d’Avignon ultra-son, nous retrouvons les principales voix des débuts de Nuits magnétiques, Franck Venaille, Olivier Kaeppelin, Jean-Pierre Milovanoff et moi-même [16]. Quelle est l’originalité d’Avignon ultra-son ? Certainement de reprendre l’un des mots d’ordre de Louis Althusser : Il n’y a pas de sujet. Il n’y a pas de sujet donné. Il n’y a pas de sujet formaté. Le sujet est ici et maintenant, ce que je crois profondément. Alain Veinstein nous offre comme scène le Festival sans sujet : il y a le cadre du Festival, les auteurs, les pièces, les comédiens, les spectateurs, la ville et ses différents lieux prestigieux et pas de sujet prédéterminé, de sorte qu’au début, nous faisons nos reportages avec rien, nous apprenons chacun à travailler à notre façon, sans autre appui que les réalisateurs qui nous accompagnent, dont l’attention et les critiques sont extrêmement bienvenues. C’est là vraiment que l’alchimie de l’esprit d’équipe oblige chacun à s’identifier. Je me souviens d’un moment de crise au cours d’une réunion en fin d’après-midi. Alain Veinstein constate un abattement général. Il nous dit : « N’oubliez pas que je suis votre mère à tous et à toutes. » Formule magique, elle fait office de pacte. Il faut insister, travailler avec rien permet a la narration de commencer, puisque la narration, à la radio, est ce qui fait parler la parole. Et la parole se communique en ouvrant la bouche. Cette évidence aux yeux d’un être mutique n’est pas toujours aussi simple.

Le troisième vivier, il faut bien l’admettre même s’il y a beaucoup de déni de notre part, s’appelle l’Atelier de création radiophonique d’Alain Trutat, qui existe depuis 1969. Si un jour quelqu’un a l’idée de publier la première année de programmation de l’ACR, il constatera combien elle est incroyable ! Les USA avec New-York, Los Angeles, San Francisco et Londres, Rome, Düsseldorf, Bruxelles, Amsterdam… L’ACR nous entraîne partout. Imaginez : Alain Trutat réussit à transformer un artiste solitaire que j’aime, Marcel Broodthaers, en reporter ‒ je pense à une performance de James Lee Byars commentée par Marcel Broodthaers, d’une précision et d’une intensité inouïes [17]… Sans doute sommes-nous contrariés par l’ACR aux Nuits magnétiques, et le dépit nous a poussés à choisir un ailleurs, afin de nous démarquer ostensiblement, d’explorer des voies vraiment différentes, c’est-à-dire l’inconnu (sans sujet). L’ACR est ce qu’il ne faut pas faire.

Qu’ai-je fait aux Nuits magnétiques ? Alain Veinstein est vraiment un frère humain. Nous sommes proches et partageons les idées comme des affinités toutes beckettiennes, et dès la première année il me confie un magazine de l’image, Peinture fraîche (le titre venait de lui), tandis qu’il prend la direction d’un magazine littéraire, Bruits de pages. C’est un magazine d’une heure et demie, diffusé une fois par mois le jeudi, qui a duré deux ans [18]. Vu le succès des Nuits magnétiques, Alain Veinstein a par la suite l’idée, à l’automne 1980, de regrouper tous les magazines en une seule série hebdomadaire du lundi au vendredi, Risques de turbulence, où tous les thèmes sont abordés, du sport aux arts, de la poésie à la photographie, de la cuisine à la philosophie [19]. Grand moment d’effervescence et d’échange, car chacun est en direct à 22h30 dans le studio. Très forte proximité de pensée. Après Peinture fraîche et Risques de turbulence, j’ai participé à plusieurs autres magazines parlés comme Sans image, Futur antérieur, Bonsoir la compagnie, et quelques autres, jusque vers 1983.

J’aime informer, construire, réaliser Peinture fraîche et transmettre la vitesse de reportage, puis Risques de turbulence, l’émission « verticale » d’une heure et demie. En même temps je mène toute une série d’activités dans le domaine du documentaire, du récit et dans l’expérimentation du reportage. Nuits magnétiques, selon moi correspond au réel et je bascule plus tard dans Le Pays d’ici, parce qu’il est en un sens le contraire des Nuits magnétiques, et que je veux vivre la mesure de la réalité [20]. Le réel, est essentiellement celui du langage et c’est là qu’un écrivain a un rôle à jouer. Pour la série sur Belleville en 1978 par exemple, un de mes premiers reportages [21], ou celle sur la Goutte d’Or en 1979 [22], l’oeuvre de Nathalie Sarraute m’a beaucoup servi. Faire parler les inconnus [23] à partir d’un mot, arrive à la même sensation de remontée de la parole, presque chorale, que celle obtenue par Sarraute écrivant sur les tropismes suscités par des mots ou les suscitant [24]. Cela ne va pas de soi de penser à Sarraute dans les années 1970 : mal vue, mal perçue, mal lue aussi ‒ ou lue à côté de Duras qui a une aura considérable. Aujourd’hui les choses sont plus claires. Je suis alors désireux de produire une parole concertante [25] ‒ hors de toute lutte de classes. Personnellement la lutte des classes n’existe pas au niveau de la parole. Dans la série sur Belleville, le mot qui a permis d’avoir ce concert, le mot « Christ ». Il s’adresse à toutes les confessions, et provoque un succès considérable, y compris auprès des enfants, qui ont vu à l’école Ben-Hur par exemple. Je vis tout un mois à Belleville, en repérage, avant les premiers reportages. Je passe mes journées et mes nuits à enregistrer les riens, les sons, comme le bruit des semelles qui traînent la nuit (beaucoup d’hommes, à Belleville, marchent en pantoufles). J’ai beaucoup travaillé dans l’infra, en interrogeant les glissements, comme dans le monde de Nathalie Sarraute.

Autre remarque. Enfant, j’apprends le piano. J’apprends à en jouer en écoutant Walter Gieseking  : il m’apprend comment ne pas frapper la note impérativement, mais négativement en jouant l’attente et même son hésitation. L’attente de la note à jouer. L’attente de la note est la note elle-même. Walter Gieseking joue Robert Schumann à la manière d’une conversation concertante et déconcertée. Car les silences annoncent la note à frapper. Entendez la note. Attendez la note. Entendez l’attente. C’est aussi l’art de Marguerite Duras qui mène en même temps l’entretien et le non entretien. Le silence, le blanc, l’attente ne cessent de ponctuer, pointer le sens. Dire un mot est d’abord en énoncer son absence.

Il y a à ce propos un autre aspect de la parole qui m’intéresse, ce que je veux appeler le latéral. Dès la série sur la Goutte d’Or, j’aime provoquer des entretiens dans des voitures à l’arrêt ou lancées à grande vitesse pour mesurer l’allure de la parole plus libre, plus rêveuse sans grammaire ou sans contrainte mais aussi plus confidente. Sensation de mouvement analysé dans une voiture, même immobile, ou rêve de mouvement en quelque sorte, qui facilite la parole, les aveux. La voiture permet aussi de biaiser, de se parler latéralement, oreille contre oreille si je puis dire, de pratiquer l’art de la parole perdue mais malgré tout légèrement dirigée. Et latéralement, par rapport à la parole, est mieux que frontalement. Les femmes le savent très bien : un micro placé frontalement les met mal à l’aise, elles vous font comprendre que le micro doit s’éloigner du corps, qu’il y a une zone à ne pas franchir. Je le comprends très bien. J’aime faire ce travail d’arpenteur du sens secret ou caché, que j’aide à advenir au-dehors, à se formuler par l’écoute bienveillante et l’attention.

Parler, c’est d’abord ouvrir la bouche. Rien n’est un droit. J’insiste. Car Bruno Sourcis ou Pamela Doussaud réalisateurs – assermentés – de Nuits magnétiques avec lesquels je travaille souvent, m’apprennent tous les deux à être un corps devant le micro, et à en approcher des lèvres : comment pincer les mots, comment ouvrir les mots, comment articuler, comment énoncer, comment écarter les lèvres. Comment être devant le micro. Je travaille beaucoup avec Pamela Doussaud, et je veux lui rendre hommage ici de son travail exceptionnel. Elle est l’exception avec quelques autres dont François Bréhinier dans la maîtrise du temps, comme je le vérifie à chaque fois que j’arrive avec mes bobineaux de reportages, qu’elle doit monter a la dernière minute. J’ai vu Pamela Doussaud, lors de la diffusion d’émissions d’une heure et demie, confier la moitié de l’émission pendant qu’elle finit l’autre moitié ! Je suis témoin et j’apprends ce qu’est l’accélération, la répétition toujours juste des gestes, répétés à un niveau d’énergie lui aussi toujours efficace.

Écrire, travailler pour soi, essayer de se rencontrer et de connaître « qui je suis ». Beaucoup de retard à la naissance, et je me suis servi tout d’abord de l’Encyclopédie puis de la radio pour avancer à mon rythme. La réalité est la suivante : entrer dans les Nuits magnétiques, et être en phase avec l’époque, rendre accessibles les sons d’une rue plutôt que les mots d’une rue ou d’un trottoir, ou d’une ville. Quelles conversations ! Celles de l’époque, celles d’un pont à traverser, celles d’un terrain vague ou des friches que fréquentent délinquants, amoureux en mal d’identité, laissés pour compte, clochards, blessés à vie. Conversations faites de tous ces riens qui se disent dans la foule, dans la ville, dans un café. Je me suis enfermé dix-huit ans dans la lecture et j’ai voulu en sortir par le monde, celui du son, de la conversation, de la vie qui ne cesse d’improviser. Cela m’a déporté du livre. La passion a gagné l’écriture en écho de la parole.

Notes

Notes ajoutées par les éditeurs.

1 Dictionnaire des œuvres de tous les temps et de tous les pays, Laffont- Bompiani. De 1958 à 1975, Jean Daive est employé par la S.E.D.E. (Société d’éditions de dictionnaires et d’encyclopédies), domiciliée 5 rue Sébastien-Bottin, siège des éditions Gallimard, comme rédacteur puis rédacteur en chef, à la rédaction de ce Dictionnaire.

2 Sur cette émission diffusée du 7 avril 1975 au 1er avril 1979, v. Abigail Lang, « “Bien ou mal lire, telle n’est pas la question” : Poésie ininterrompue, archives sonores de la poésie », dans Poésie sur les ondes. La voix des poètes-producteurs à la radio, Pierre-Marie Héron, Marie Joqueviel-Bourjea, Céline Pardo (dir.), Rennes, PUR, « Interférences », 2018, p. 51-62.

3 Semaine du lundi 2 au dimanche 8 juin 1975. Lectures de poèmes pris dans Décimale blanche (1967), Fût bâti (1973), Le Jeu des séries scéniques (1976). Entretien du dimanche avec Claude Royet-Journoud et Anne-Marie Albiach. La semaine précédente, du 26 mai au 1er juin 1975, était consacrée à Bernard Noël ; la semaine suivante à Jean Laude.

4 Dans le cadre de la réforme des programmes de France Culture mise en œuvre à partir du lundi 7 avril 1975, consécutive à la dissolution de l’ORTF (1974). De la naissance de la chaîne à la réforme de 1984, on dénombre plus de 200 séries de « grands entretiens », ou entretiens-feuilletons, genre né sous l’impulsion de Jean Amrouche à la fin des années 1940. S’il a donné lieu dans les années cinquante à des séries allant jusqu’à 40 épisodes, le format le plus courant est, jusqu’en décembre 1972, de six émissions de 15 à 20 minutes, hebdomadaires ou pluri-hebdomadaires jusqu’en 1969, quotidiennes ensuite (lundi-samedi). À partir de janvier 1973, on passe à 5 émissions quotidiennes de 15 mn en journée (lundi-vendredi). La réforme d’avril 1975 maintient les 5 émissions quotidiennes du lundi au vendredi, mais les allonge à 25-30 mn et les fait passer en soirée.

5 Notons que la réforme du style des grands entretiens en 1975 et après n’est pas toujours allée dans le sens de plus de direct, mais souvent de plus de montage, jusqu’au démembrement de la conversation d’origine, comme on le voit dans les séries Georges Perros/Jean Daive (1975) et Jean Tortel / Joseph Guglielmi assisté de Liliane Giraudon (1976) étudiées par Céline Pardo et Catherine Soulier dans « L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) », Pierre-Marie Héron, David Martens (dir.), Komodo 21, 8 | 2018.

6 Entretiens diffusés du lundi 16 au vendredi 20 février 1976 dans la collection Entretiens avec, France-Culture, 22h35-23h. 5 émissions quotidiennes de 25 mn, avec la participation de Jean-Marie Gibbal et de Michèle Cohen pour les lectures.

7 Entretiens du lundi 3 au vendredi 7 mai 1976 dans la collection Entretiens avec, France-Culture, 22h35-23h. 5 émissions quotidiennes de 25 mn, avec la participation de Michael Lonsdale (lectures). La série vient après deux autres émissions d’entretiens de Jean Daive avec le poète : la première le 4 juillet 1975 pour Poésie ininterrompue, après une semaine consacrée au poète du 23 au 29 juin ; la seconde le 21 avril 1976, pour la collection Biographie (environ 1h30).

8 Paris, Éditions de Minuit, 1974.

9 Première série diffusée dans la collection Entretiens avec, France-Culture, 22h35-23h, du 8 au 12 mai 1978, deuxième série dans Nuits magnétiques du 10 au 14 juillet 1978.

10 « Lecture de Roger Giroux », France Culture, mercredi 3 mars 1976. Jean Daive est aussi le producteur de la semaine de Poésie ininterrompue consacrée au poète du 26 février au 4 mars 1979 (entretien du dimanche avec Jean Laude et Jacques Roubaud).

11 Semaine du 20 au 26 juin 1977.

12  Semaine du 1er au 7 mai 1978.

13 Semaine du 6 au 12 octobre 1975.

14 Revue publiée de 1951 à 1986, avec des interruptions. Sur le poète, v. Gregory Dunne, « On Cid Corman », Kyoto Journal, novembre 2011 (en ligne ici).

15 Émission hebdomadaire intitulée This Is Poetry, diffusée par WMEX, une station de Boston, et proposant le samedi soir à 19h30 15 minutes de lecture de poésie contemporaine. Cid Corman évoque cette émission dans un article accessible en ligne ici, publié dans Poetry magazine en october 1952.

16 Jean Daive propose des émissions sur Claudel en 1977, Brecht, Beckett et Molière en 1978.

17 ACR du dimanche 27 mai 1979, intitulé : « L’Angélus de Degas, Marcel Broodthaers : hétéroclite II », 25:40 à 30:40 (« […] Je suis chargé de vous présenter une exposition de James Lee Byars. La première exposition sonore sur les ondes de l’ORTF. Dans quelques instants, Monique François prêtera sa voix à James Lee Byars. Cette exposition durera un très court instant. […] »). L’émission reprend un bout de l’ACR du 28 juin 1970, « Sont-ce sons sensés ? Sont-ce sons sans Sens ? », première occasion pour Broodthaers de proposer un reportage, autour d’une exposition présentée alors à Bruxelles, Galerie MTL, du 13 mars au 10 avril 1970. Ce « reportage » consistait en lectures de notices du catalogue et surtout en l’interview, dans la galerie, d’une femme restant anonyme, questionnée sur des pièces exposées et des textes du catalogue.

18 Du 4 octobre 1979 au 31 juillet 1980.

19 Avec une exception : Devine qui vient dîner ce soir, un magazine de poésie remplaçant Bruits de pages, diffusé le mardi une fois par mois à partir du 21 octobre 1980 et présenté ainsi : « Alain Veinstein et Claude Royet-Journoud s’invitent chez un poète et s’entretiennent avec lui. Celui-ci lit ses textes et parle avec des lecteurs familiers de son œuvre. »

20 Émission produite de 1984 à 1997, à l’initiative de Jean-Marie Borzeix dès son arrivée à la direction de la chaîne et sous la direction de Laurence Bloch, visant à faire découvrir un « pays » de France par semaine, à raison de quatre émissions hebdomadaires de 50 mn diffusées en fin d’après-midi. Jean Daive a fait partie de l’équipe tournante des producteurs.

21 Série « Le Christ à Belleville », 5 émissions, France Culture, du 20 au 24 mars 1978.

22 « La Goutte d’Or », 4 émissions, France Culture, 22, 23, 24 et 26 février 1979.

23 Nathalie Sarraute a publié en 1948 Portrait d’un inconnu.

24 Tropismes, titre du premier livre publié par Nathalie Sarraute, en 1939. Le mot est adopté par elle pour désigner des « mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de la conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir. Ils me paraissaient et me paraissent encore constituer la source secrète de notre existence » (préface à L’Ère du soupçon, 1956). Les capter, les décrire, les montrer en action, est au cœur de sa démarche littéraire.

25 Comme fait très bien Sarraute dans son roman Les Fruits d’or (1963), Prix international de littérature en 1964.

Auteur

Proche d’Alain Veinstein, cet autre grand silencieux de la radio, qu’il rejoint dans ses expériences de programmes spéciaux précédant Nuits magnétiques en 1976, 1977 et 1978 (La réalité le mystère, Avignon ultra-sonLes derniers jours heureux), Jean Daive est de ces poètes qui n’appartiennent à aucune école, mais se reconnaissent des affinités fraternelles, comme celles formées autour d’un « carré » dont les angles se sont longtemps appelés Claude Royet-Journoud, Anne-Marie Albiach, Alain Veinstein et Jean Daive, autour d’une maison d’édition (Orange Export Ltd, Éric Pesty Éditeur…) ou autour de revues, depuis L’Ephémère (1967-1972) qui accueille ses premiers poèmes et traductions jusqu’aux nombreuses revues qu’il a dirigées : fragment (1970-1972),  fig. (1989-1992), fin (1999-2006) et, depuis 2012, K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. Hanté par le blanc et la parole, simultanément, autant que par l’infini souci de la forme et de « la signification complexe des choses »,  Jean Daive est l’auteur de textes, recueils, récits… (Décimale blancheJeu des séries scéniques… Le Grand Incendie de l’Homme…), dont certains se sont organisés en « partitions » (Narration d’équilibre, 1982-1990 ; La Condition d’infini, 1995-1997 ; Trilogie du temps, 1999-2001). Anne-Marie Albiach l’exact réel (Éric Pesty Éditeur), premier livre d’entretiens auquel il se risque, en 2006,  inscrit dans le travail de l’écrit une très longue aventure de la parole parlée et conversante menée à la radio, tant au sein de Nuits magnétiques qu’à côté, sous des formes variées: grands entretiens, magazines, reportages, documentaires… et des formats tout aussi variés, allant jusqu’à cinq heures (sur Herman Melville, William Faulkner, Arthur Rimbaud, Anton Tchekhov…) voire dix heures d’émission (sur le « rêve américain », Franz Kafka, les avant-gardes du XXe siècle, Gilles Deleuze…).  Parmi les derniers titres publiés : La Troisième (2019), Les journées en Arlequin (2020).

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Un chant s’élève de chaque vie

« Quand une émission est minutieusement préparée, sans rien laisser au hasard, elle est très mal partie » (Alain Veinstein, Venise, aller simple, p. 97).

 

En janvier 1978, ayant publié mon second roman aux Éditions de Minuit, j’ai été invité par Alain Veinstein à en parler dans un magazine qu’il venait de créer à Nuits magnétiques : Bruits de pages, « le magazine des livres qui ne font pas de bruit [1] » – c’est ce qu’il m’avait dit au téléphone, et je lui avais répondu que j’espérais que mon livre, qui s’appelait Rempart mobile, ferait un peu de bruit ! Cela n’a pas été le cas, c’était un roman formaliste, un livre très difficile à lire, sans ponctuation… je crois que j’ai eu 450 lecteurs. À l’époque, j’avais 38 ans, j’avais enseigné deux ans en Tunisie et quatre ans à l’Université de Copenhague. Comme j’avais deux semaines devant moi avant de venir parler de mon livre, j’ai écouté tous les soirs Nuits magnétiques pour me préparer, et, je peux le dire sans aucune honte, cela été pour moi un éblouissement. J’ai écouté les premières Nuits magnétiques, avec Pascal Dupont [2], Franck Venaille après je crois [3]… J’ai écouté tous les soirs, et cela me plaisait énormément. C’était des gens qui parlaient librement de leur expérience de la vie. Si bien qu’après avoir défendu mon livre au micro pendant un quart d’heure, j’ai déclaré à Veinstein mon désir de participer à son expérience, si la chose était possible. Je suis passé le lendemain à son bureau, vers 11 heures et… je n’avais aucun projet, rien d’écrit, je lui ai parlé de mes lectures d’alors, des textes d’extatiques, de stigmatisés, de miraculés, bref des textes délirants autour de la religion, des timbrés qui me passionnaient. Et c’est la première série que j’ai faite. Cela s’appelait « Les soupirs de la Sainte [4] » (d’après la phrase de Nerval).

Dans cette première série d’émissions, il n’y avait pas d’intervenant extérieur. Seul au micro, j’ai lu des textes que j’étais allé chercher en bibliothèque, des textes assez délirants sur des extatiques donc, ou des stigmatisées, des personnes dont le corps présentaient les plaies du Christ tous les vendredis. Et en même temps, dès cette émission j’ai commencé à mêler aux autres des textes de fiction que j’écrivais pour la circonstance. Je me souviens, dans une des émissions, avoir intégré le récit d’une sorte d’extase que le narrateur aurait eue devant Beaubourg couvert de neige, un jour d’hiver. Texte perdu, comme beaucoup de ceux que j’écrivais pour la radio, mais la radio et le livre, c’était pour moi deux mondes vraiment séparés alors, et ma priorité à la radio était de donner toutes ses chances à l’oralité, au hasard des paroles, des rencontres.

Après cette première série, Alain Veinstein – on se vouvoyait à ce moment-là – m’a proposé, comme j’habitais près d’Avignon, de faire un feuilleton pour France Culture en Avignon. Et je l’ai fait. Il s’appelait Raga du soir [5]. Je lisais mon texte en direct. L’émission commençait avec un court texte de moi, où je racontais une histoire, une rencontre d’acteur, une répétition d’un spectacle à laquelle j’avais assisté dans Avignon… Il y avait toujours un petit mystère, qui était résolu à la fin de l’émission. Et, musicalement, des musiques indiennes.

Ensuite j’ai proposé quelque chose qui était très éloigné de moi, et qui en même temps m’intéressait beaucoup, sur les mannequins de mode. Le propos était peut-être trop ambitieux : comment on fabrique – ou modèle – l’image de la femme dans les journaux de mode. J’avais vécu au Danemark pendant quatre ans, et j’avais rencontré là-bas un mannequin (aujourd’hui photographe), Ingalill Snitt, dont nous étions devenus très proches, ma femme et moi. Or Ingalill Snitt était le mannequin vedette de Guy Bourdin, le plus grand photographe de mode des années 70 – comme me l’avait dit la directrice de Vogue France : « Monsieur, dans la mode, il y a Guy Bourdin, et les autres ! » Guy Bourdin n’a pas voulu intervenir dans l’émission – il ne voulait pas intervenir dans un autre registre que celui de l’image – mais il m’a aidé à trouver des intervenants. J’ai assisté à des séances de photos de mode, j’ai enregistré des photographes, des mannequins, la directrice de Vogue France, dans le but de montrer comment tout un groupe de personnes travaillait pour forger une image factice et rayonnante de la femme.

C’est pour cette seconde série de Nuits magnétiques, « Corps mannequins [6] », que j’ai inauguré ce qui allait devenir pour moi la règle et la méthode :

‒ un sujet original ;

‒ la recherche de personnes qui soient au cœur du sujet et qui puissent en parler comme d’une affaire personnelle ;

‒ un traitement des discours obtenus de manière à éliminer les scories ou les erreurs manifestes et à livrer la quintessence d’un propos, sans le censurer ni le défigurer ;

‒ mêler à ces reportages des récits que j’écrivais pour la circonstance.

Par la suite, j’ai mieux centré ce que je voulais faire : privilégier les expériences intimes, fortes et dont on parlait peu ou pas du tout. J’aimais la solitude, les solitaires, les marginaux (sans employer ce mot). Je voulais donner la parole à des gens qui ne l’avaient pas, qui ne pensaient pas l’avoir un jour, ou qu’on n’avait pas envie d’entendre. Plus tard d’ailleurs, j’ai eu la réputation d’aller trouver des gens… on se demandait d’où je les sortais ! Je les sortais de la vie, n’est-ce pas ; ce n’est pas difficile de trouver des gens qui ont une expérience extraordinaire…

Et c’était eux qui, en se racontant, écrivaient en quelque sorte le roman de leur vie Ils parlaient, j’essayais de rassembler simplement des paroles, de les organiser, de faire entendre quelque chose qui n’avait pas été prononcé tout à fait, à mi-chemin entre une rêverie personnelle et un discours à l’autre.

Il fallait être deux fois auditeur : quand les gens parlaient et quand on faisait le montage, en faisant attention, au montage, de toujours aller dans le sens de la personne qui avait parlé : il y a une loyauté par rapport à celui qui a parlé qui fait qu’on ne doit pas tricher. Et donc le récit était double : quand on enregistrait, et au moment où on construisait l’émission.

Dans certaines émissions, la musique jouait aussi un rôle important : il fallait faire une sorte de continuum sonore entre les paroles, les silences, les bruits et la musique, diverses sortes de musiques. Il y avait aussi le fait que les émissions de Nuits magnétiques succédaient à trente minutes de parole, donc il fallait tout de suite commencer par installer un climat, ce que Pamela Doussaud, une des réalisatrices de Nuits magnétiques, faisait merveilleusement.

Et le résultat de tout cela, c’était des récits. En écoutant les toutes premières Nuits magnétiques, je m’étais dit : il y a de la place pour des récits à la radio. Depuis très longtemps en réalité, bien avant mon premier livre publié, depuis presque toujours, j’écrivais des récits, et ces récits je les écrivais à haute voix, je parlais les textes que j’écrivais, et j’avais envie qu’ils circulent, qu’il y ait plus de récits à la radio. Peut-être les miens, mais très vite aussi ceux des autres, même si ce sont simplement des moments de récit, des bout d’histoires. J’avais envie que ces bouts d’histoires-là qui se perdent soient entendus. Et c’est ce que j’ai pu faire à Nuits magnétiques.

Je ne passerai pas en revue toutes les séries d’émissions que j’ai produites.

Comme je l’ai dit, ce qui me motivait, c’était de donner la parole à des gens qui ne l’avaient pas et de faire entendre des propos qui ne passaient jamais à la radio. J’étais persuadé ‒ je le suis encore ‒ qu’il y avait autour de moi comme autour de chacun un trésor silencieux d’expériences, d’aventures, d’émotions, qui méritait d’être sauvegardé.

Par exemple, dans « En cas d’absence [7] », j’ai recherché des personnes qui avaient fugué. Ça m’intéressait de savoir pourquoi. C’était pour l’essentiel des jeunes femmes qui avaient quitté leur famille ou leur foyer. Je me souviens de deux d’entre elles. L’une, qui était orpheline, qui avait été recueillie dans une famille d’accueil où elle se sentait très mal, et qui fuyait. La police la retrouvait et la ramenait. L’autre, grande lectrice de romans, qui appartenait à une famille aisée, passait ses nuits dans les gares, à la recherche du romanesque, ce qui aurait pu être extrêmement dangereux.

J’ai continué sur ce thème de la fuite en proposant « La Belle », une série de cinq émissions sur des évasions [8]. Là, j’avais d’une part des témoignages de résistants qui s’étaient échappés d’un train ou d’un camp ; c’était des personnes relativement faciles à joindre, par les associations d’anciens combattants. Mais il me fallait aussi des truands. J’ai réussi à en trouver et même à en faire venir un à la Maison de la Radio.

Comme expérience humaine que m’a apportée la radio, je pense, dans cette série, à ma rencontre avec Gleb, Thomas Gleb. C’était un tapissier. L’année où je l’ai interviewée, il venait d’avoir le Grand Prix national de la tapisserie. Je prends rendez-vous avec lui et, quand l’interview est finie, je mets le Nagra à l’épaule et je sors quand il me rappelle : « Monsieur, il y a quelque chose que je voudrais vous dire. » Je me rassois. « C’est un rêve que j’ai fait il y a quelques jours. Dans ce rêve, c’est une tapisserie qui parle, et me dit : Tu sais pourquoi nous sommes blanches avec un petit filet noir et rouge. C’est parce que nous représentons tes parents, qui ont été brûlés à Auschwitz. Et maintenant, tu te glorifies à travers nous, tu reçois des honneurs, tu es reçu par les ministres ! C’était le reproche que dans son rêve les tapisseries lui faisaient, et ce récit je l’ai passé intégralement, sans aucune coupure, rien [9]. C’était le rêve de Gleb.

Je me suis toujours intéressé à la fuite, aux fugitifs, même quand ce sont des gangsters. Je peux dire ici pourquoi : à cause de mon père, né en Russie en 1902, 15 ans en 1917, séparé de sa famille, envoyé en Bulgarie, etc. Bref, les choses viennent de loin – comme tout ce qui est intéressant.

Cette conviction m’a aussi souvent entraîné vers ce qui allait se perdre. C’est notamment ce qui nous a amené, Mehdi El Hadj et moi, dans le Marais poitevin [10]. Nous avons eu la chance d’enregistrer, là, des gens qui avaient toujours vécu de la pêche dans le Marais. Parce que le Marais était assez grand pour permettre à un certain nombre de familles d’y vivre. On avait de très beaux sons, grâce à un excellent preneur de sons, Arthur Gerbault ; on avait des résonances magnifiques à plusieurs heures de la journée, des oiseaux au loin, des clapotis, c’était très beau… et ça n’existe plus ! Le Marais poitevin aujourd’hui n’est plus qu’un nom, ça a été rétréci à la dimension d’un confetti, et ce confetti, bien sûr, est devenu une zone touristique. Le cauchemar de ces gens s’est réalisé ; c’est la poussée de l’agriculture industrielle qui a dévoré l’espace humide, qui était l’espace de leur enfance, de leur vie, de leur travail. Tout disparaissait. Et il y a dans cette série une des plus belles voix que j’ai entendues, celle d’Élie Richard, qui avait déjà dans les 90 ans. Il était grand, fort, et il avait une voix incroyablement basse et belle. Et un ton, en même temps, de désespoir total. Cette voix est restée dans ma mémoire, avec son timbre grave qui donnait beaucoup de force à son témoignage désespéré [11].

Je voudrais dire aussi quelques mots sur la méthode.

Je mets à part les émissions où le paysage était important, comme dans ce que j’ai pour le Marais poitevin, ou pour la Camargue [12] – comme c’était à côté de chez moi, j’ai fait beaucoup d’émissions en Camargue, et là c’était aussi passionnant d’avoir des dessinateurs d’oiseaux ; ou bien de découvrir qu’il existe en France un homme qui compte les canards – Alain Tamisier pour le nommer, qui vit toujours.

La radio telle que je la pratiquais m’a fait découvrir la diversité de la France et la diversité des hommes. Ce n’est pas rien. Même si j’aurais pu faire plus d’émissions sur la France : j’en ai fait le Marais poitevin, la Camargue, le Bordelais aussi, région magnifique ; mais il y a en France une telle diversité et singularité des territoires que je regrette de ne pas avoir fait davantage.

Mis à part ce type d’émission, j’ai toujours préféré enregistrer les gens, seul à seul, sans témoin. J’avais besoin qu’ils me regardent dans les yeux et qu’ils ne parlent pas pour la galerie, devant leur entourage. Naturellement, on l’aura compris, une part essentielle de mon travail était de trouver les bons intervenants. Je prendrai l’exemple des émissions que j’ai faites autour des Roms. Je n’ai pas employé ce terme qui est le plus général, mais celui de tzigane, plus séduisant et plus attractif. Il s’est trouvé que j’avais fait une émission sur les dresseurs d’ours [13]. C’était des manouches. Tout de suite je me suis rendu compte, notamment en parlant avec un dresseur qui s’appelait Dimitrievitch, que les hommes étaient plus intéressants et plus méconnus que les ours.

Et c’est comme ça que, avec l’aide de ce Dimitrievitch qui m’a fait connaître toute sa famille, j’ai fait deux séries d’une semaine sur les Roms, avec Bruno Sourcis : « L’hiver des Tziganes [14] » et « Souvenirs forains [15] » – que j’ai demandé à Alain de pouvoir rajouter à la précédente qui ne me semblait pas avoir épuisé le sujet. C’était très émouvant, très très fort… Entrer dans les roulottes… Qu’on vous fasse totalement confiance… On a introduit le Nagra dans les campements et les caravanes et je n’ai eu aucune difficulté. Même les plus méfiants s’ouvraient à moi parce qu’ils avaient la certitude, après quelques minutes d’échange, que je ne ferais pas un mauvais usage de leurs paroles.

Pour prendre un autre exemple, dans la série « Les mal-aimés [16] », j’ai donné la parole aux défenseurs d’espèces animales que l’on déteste ou qui font peur : le loups, le renard, la vipère (avec celui qui fournissait à l’époque en venin l’Institut Pasteur, un certain André Dumont), la chauve-souris (avec des gens qui en apprivoisaient). Et là, soudain, on entend des récits à l’opposé des discours majoritaires. Les loups, animaux nomades, ont le génie de l’effacement, de la fuite, de l’entraide dans la meute, mais aussi de l’observation. En Cévennes où j’habite, ils sont là toutes les nuits, on a des traces, on ne les voit pas, mais eux connaissent les emplois du temps des éleveurs, ils repèrent les points faibles des dispositifs de surveillance et ils communiquent ces informations.

J’ai fait aussi une émission avec un apiculteur, parce que je ne savais pas comment se fait la transhumance des abeilles [17] !

Ce qui m’a motivé, c’est toujours la curiosité. Je diffusais ce que je venais d’apprendre.

Ai-je des regrets ? Oui. Celui d’avoir commencé à faire de la radio trop tard pour interviewer des personnes que j’aimais et qui avaient disparu. Je pense en particulier à mon père, qui avait une expérience humaine extraordinaire. Il avait traversé la guerre civile russe à 15 ans et quitté son pays devenu soviétique, sans sa famille. Pour remplacer les émissions que je n’ai pas pu faire avec lui, puisqu’il est mort en 1967, j’ai écrit deux livres sur lui [18].

De 1978 à 1993, pendant toute cette période où je faisais de la radio, je n’ai fait que de la radio, je n’ai pas publié de livre. J’en ai écrit deux avant et quinze après, mais durant ces années-là il m’était impossible de faire de la radio « du bout des lèvres », si j’ose dire, de continuer de me penser comme quelqu’un de l’écrit, faisant de temps en temps du studio. Non ! J’ai aimé faire de la radio ! J’ai aimé le micro ! Malheureusement, les émissions étaient souvent diffusées en différé, on les gardait dans les tiroirs et on les diffusait dans la semaine. Mais au début, j’ai aimé le direct ! J’ai aimé le direct, qui est la prise de risque. Vous êtes là, tout à coup le rouge s’éclaire, vous savez qu’il y a des milliers de gens en France en train de vous écouter, ça fait comme un appel d’air, et en même temps il y a comme une inspiration qui arrive, c’est formidable ! On est malade avant, on est malade après, mais pendant ce temps-là, on ne l’est pas ! Un acteur sur scène, je pense, doit avoir la même expérience.

En 1993, j’ai abandonné la radio – personne ne m’a mis dehors ! –, parce que j’avais commencé de revenir à l’écriture, avec un premier livre19, et j’ai vu que si je voulais continuer à faire des livres je ne pouvais pas continuer. Cela prenait beaucoup de temps de trouver les personnes, de se rendre compte, même au téléphone, à partir de la voix, de ce qu’ils vous disaient. Et de faire les trajets, d’aller à Paris…

Sur le plan personnel, cette expérience radiophonique, qui a duré quinze ans, m’a changé, profondément changé, même comme écrivain. J’étais un écrivain formaliste, plus ou moins héritier du Nouveau roman. La rencontre de personnes très simples mais riches d’une forte expérience de la vie m’a fait comprendre qu’avec le formalisme je passais à côté de la réalité.

Sur un plan général, j’ai la conviction que toute enquête approfondie, tout reportage, exige du temps. Du temps pour le préparer. Du temps pour le faire. Du temps pour le diffuser. Je ne pense pas du tout que le zapping puisse, comme une sorte de raccourci du réel, donner un éclairage juste des choses. Il faut du temps, pour trouver les personnes, les voix. Pour les laisser parler. Et quelquefois se perdre. Pour comprendre un phénomène social, un événement humain, il faut le pénétrer et le saisir de l’intérieur. Sinon on n’obtient que des chiffres, des clichés, des apparences. Une action humaine importante où se joue le sens d’une existence et son avenir, une telle action ne se réduit jamais au récit qu’on peut en faire en deux minutes. Elle est mêlée de rêves, de fantasmes, d’erreurs, d’approximations. Elle crée de la joie ou du chagrin. Il s’agit de comprendre comment les gens ressentent les choses, les expriment ; même s’ils se trompent ! On n’est pas des juges, mais des gens qui écoutent et qui peut-être, en n’intervenant pas, laissent ces autres gens nous parler comme à eux-mêmes – parce que c’est souvent ça qui arrive : on dit enfin à quelqu’un ce qu’on se dit à soi-même. Et c’est l’honneur des artistes de laisser entrevoir une réalité qui, sans eux, se produirait mais serait inaperçue ou méprisée.

Je termine en vous laissant la sorte de devise qu’on avait à Nuits magnétiques, non dite mais bien réelle : « Là où tout le monde s’arrête, passer vite. Là où tout le monde passe vite, prendre son temps. »

Notes

Notes ajoutées par les éditeurs.

1 Bruits de pages, émission du 1er mars 1978.
2 « New York – Moyen Âge », de Pascal Dupont, réal. Brunos Sourcis, série en cinq épisodes diffusés du 2 au 6 janvier 1978, est le tout premier « récit » de Nuits magnétiques.
3 Première série : « Les clichés », avec Lucette Finas, réal. Brunos Sourcis, quatre épisodes diffusés du 16 au 19 janvier 1978. La deuxième série de Franck Venaille, « Télex de nuit », trois courtes émissions diffusées les 6, 7 et 8 février 1978, mêle lectures de textes et récits de faits divers.
4 « Les soupirs de la Sainte et les cris de la fée », France Culture, Nuits magnétiques, 5 émissions, du 13 au 17 novembre 1978. La toute première participation de l’écrivain à une série de Nuits magnétiques remonte au mois d’avril précédent, dans la série « La question Sade » (10-13 avril).
5 Feuilleton en huit épisodes de 14 mn, diffusés par deux épisodes les samedis 15, 22, 29 juillet et 5 août 1978. Les deux derniers épisodes proposent deux fins possibles du feuilleton.
6 Série en cinq émissions, France Culture, Nuits magnétiques, du 26 au 30 novembre 1979.
7 Série en cinq émissions, France Culture, Nuits magnétiques, du 24 au 28 novembre 1980.
8 « La Belle », France Culture, Nuits magnétiques, du 28 mars au 1er avril 1983. Réal. Mehdi El Hadj. Prés. Alain Veinstein.
9 Dans la troisième émission de la série, France Culture, Nuits magnétiques, 31 mars 1983.
10 « Gens du Marais », quatre émissions, France Culture, Nuits magnétiques, du 13 au 16 juin 1989. Documentaire sélectionné pour le Prix Italia 1990. Rediffusion (format recomposé) le 27 juillet 1996.
11 Ses propos concluent la série.
12 « En Camargue », quatre émissions, France Culture, Nuits magnétiques, du 17 au 20 novembre 1987. Réal. Anne-Marie Chapoullié. Prés. Laure Adler.
13 « Les ours », quatre émissions, France Culture, Nuits magnétiques, du 18 au 21 octobre 1988. Réal. Bruno Sourcis. Prés. Alain Veinstein.
14 « L’hiver des Tziganes », quatre émissions, France Culture, Nuits magnétiques, du 31 janvier au 3 février 1989. Réal. Bruno Sourcis. Rediffusion partielle le 4 janvier 2008.
15 « Souvenirs forains », quatre émissions, France Culture, Nuits magnétiques, du 10 au 13 juillet 1990. Réal. Bruno Sourcis.
16 « Les mal-aimés », trois émissions, France Culture, Nuits magnétiques, 12, 13 et 14 juin 1984. Réal. Mehdi El Hadj.
17 Entretien diffusé dans le quatrième volet d’une série sur « Le Festival d’Avignon », France Culture, Nuits magnétiques, 19 juillet 1979.
18 Russe blanc (1995) et Le Mariage de Pavel (2015).
19 L’ouvreuse, Paris, Juillard, 1993.

Auteur

Recruté par Alain Veinstein en 1978, Jean-Pierre Milovanoff est un des pionniers de Nuits magnétiques, programme  pour lequel il produit plus de cinquante séries documentaires en quinze ans, jusqu’à son retrait en 1993 (liste des principales émissions sur son site d’écrivain). Né de père russe et de mère provençale, installé dans le Gard depuis cinquante ans, il est surtout connu comme romancier, comme tel récompensé de plusieurs prix (La Splendeur d’Antonia, Le Maître des paonsL’Offrande sauvageLa Mélancolie des innocents…), tout en ayant aussi publié du théâtre et des recueils de poèmes. Dernier roman publié chez Grasset (son éditeur depuis vingt ans) : L’Homme des jours heureux.

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Un nageur ?

Ce que j’ai entendu aujourd’hui me fait comprendre pourquoi, aussi hétérogènes étions-nous dans l’équipe de fondation des Nuits magnétiques, on s’est aimés, producteurs, réalisateurs et techniciens. Quand j’ai entendu Jean Daive, tout à l’heure, dire que ce qui l’intéressait, c’était la parole chorale ; quand il a parlé de recevoir en soi l’écho des autres ; quand il évoqué le latéral (dont j’ai parlé aussi dans le petit film fait par Phonurgia Nova pour le Festival de l’écoute 2018), et du fait que c’est gagné quand on ne sent plus que le micro est là, je me suis dit qu’à cette époque on s’aimait parce qu’on pensait beaucoup de choses de la même façon. Et pourtant, si je connaissais Jean Daive le poète parce que je lisais sa poésie, je peux dire que je n’écrivais pas du tout la poésie qu’il écrivait! Jean, c’était une amitié très différente de celle que j’avais avec Franck Venaille par exemple, qui était un ami très proche, un ami des matches de foot à Saint-Ouen, au Red Star, avec qui on allait aux stades, un ami que j’admirais – j’étais beaucoup plus jeune que lui, de onze ou douze ans. Franck Venaille, j’ai voulu le connaître parce qu’il écrivait ce qu’il écrivait, parce que j’admirais le poète. Je lui avait dit mon estime, et ensuite nous étions devenus, avec sa femme Micha et une autre personne à l’époque, très proches. C’était une autre sorte d’amitié, donc. Mais il y avait entre nous tous quelque chose de commun qui passait et qui nous liait.

Comment cela a-t-il commencé en ce qui me concerne ?

Par Alain Veinstein, dont j’aimais énormément un livre, Répétition sur les amas [1]. Je connaissais sa poésie mais pas la personne. Et un beau jour, par des biais que je ne connais pas – ou peut-être par un ethnologue-écrivain qui le connaissait, Jean-Marie Gibbal, qui a fait un très beau livre sur les rites de possession au Mali, Tambour d’eau [2]. J’ai reçu un coup de fil d’Alain Veinstein, qui m’a demandé de venir le voir, pour faire de la radio. C’était en 1977. J’y suis allé, et ça a été drôle. J’avais fondé à l’époque, en 1973, une revue qui disait notre lassitude de la situation, en littérature comme dans la société, Exit [3]. Alain Veinstein me dit qu’il a lu ma poésie, mais je comprends qu’il ne l’aimait pas beaucoup – cela a je crois, changé depuis ! – ; qu’en revanche il aime beaucoup une revue que j’avait créée, Exit : « C’est une réussite, en ce moment c’est ce qu’il faut faire. Venez pour faire ça. » Pas pour écrire, mais parce que cette revue, qui marchait bien dans la petite économie qui était la nôtre, était faite de tout ce qu’on a dit, le choral, le frottement entre les arts, les conceptions du fragment en littérature, les photos en noir et blanc, et aussi la périphérie. Pour revenir à Alain Veinstein, j’ai compris que c’est parce qu’il y avait Exit que je l’intéressais ; qu’il était en train de m’expliquer son envie de sortir des studios de la radio, d’aller dans la ville – Exit était une revue très urbaine. Et il me dit, le jour où je suis venu le voir : « Voilà, j’ai quelques idées. On va commencer par un terrain d’essai. Je ne suis pas sûr d’avoir cette émission à la rentrée, mais avant, si vous êtes d’accord vous ferez une ou deux émissions [4]. » Un peu plus tard commença la belle expérience Avignon ultra-sons.

On a commencé comme ça, et c’est là que s’est formé le premier noyau de Nuits magnétiques, à Avignon. L’autre noyau, c’était celui des réalisateurs, Bruno Sourcis [5], Mehdi El Hadj [6], Josette Colin [7], Yvette Tuchband [8], Pamela Doussaud [9] – une grande réalisatrice des Nuits, avec qui j’ai eu la chance immense de travailler. Sans oublier Jacques Taroni et les techniciens, passionnés de son, Madeleine Sola, et bien sûr, le créateur Yann Paranthoën. Certains de ces réalisateurs avaient déjà travaillé sur beaucoup d’émissions, pour France Inter ou France Culture, ils savaient parfaitement ce qui était attendu dans chaque chaîne de radio. Nous, les producteurs, n’avions pas conscience de ces attentes. On s’en fichait un peu; pour certains d’entre nous, on ne savait pas tout à fait ce qu’était la politique de France Culture ! Et malgré le professionnalisme remarquable de ces réalisateurs, on se permettait d’avoir nos idées, de leur faire des objections. Par exemple en disant qu’il fallait épuiser la parole de quelqu’un pour qu’il dise enfin vraiment ce qu’il avait à dire, qu’il fallait savoir créer une sorte de trou dans le discours. Vous imaginez, il fallait des bandes et des bandes d’enregistrement – c’était des bandes magnétiques d’un quart d’heure chacune – , une, deux, trois, quatre… ça défilait ! Pamela Doussaud me disait que ce n’était pas possible d’enregistrer autant, que ce n’était pas comme ça qu’on faisait. Je lui répondais que « oui mais si ». Et on travaillait des nuits entières ! On s’endormait sur les Revox… La radio c’était une passion commune, ils étaient remarquables. Le long compagnonnage avec eux et surtout Medhi El Hadj, m’a beaucoup appris. Et les autres réalisateurs, ceux qui ont suivi ou complété le premier noyau, étaient pareils. J’ai rarement vu dans ma vie un tel professionnalisme. Cette équipe était enthousiasmante. J’ai appris mon métier avec eux. Et c’est Alain Veinstein qui portait tout cela, le défendait et le mettait en musique.

Je me souviens d’une émission de format court que j’ai tenue, au sein du magazine des Nuits magnétiques. Elle s’appelait « Faits divers [10] ». Elle date du moment où Alain nous a dit : on va inventer un magazine. L’un a pris le cinéma, Serge Toubiana [11] ; un autre le théâtre, etc. Quant à moi, j’ai dit à Alain que, comme il le savait, je n’avais pas très envie de tenir une rubrique culturelle, que la culture qui m’intéressait c’était celle de la société, des gens. Je lui ai proposé de faire ces formats courts intitulés « Faits divers ». Il m’a demandé de définir, j’ai donc ouvert le dictionnaire et j’ai lu : « Faits auxquels on accorde peu ou pas d’importance. » Dès le départ, et encore aujourd’hui, j’ai compris qu’on ne pouvait comprendre le cœur du réel, d’une société, d’un individu, qu’à travers la périphérie ou à partir de la périphérie. Il était temps d’aller voir du côté des périphéries, mentales et physiques. Elles ont des effets analyseurs. Et c’est ce que j’ai fait dès ma première grande série à Nuits magnétiques, en cinq fois 1h30. C’était en 1979, avec Pamela Doussaud, et c’était sur les banlieues [12].

Dans « Faits divers », j’avais créé un dispositif construit sur le manque, le vide, une sorte de trou noir. Je me disais : pour que la parole soit vivante, il y a d’abord l’épuisement bien sûr, mais aussi le fait d’interroger les gens sur des situations pour lesquelles ils n’ont pas encore leurs mots. Ils n’ont pas les mots pour les dire, et donc ils vont être obligés de les chercher [13]. Et sur la bande-son, ça va s’entendre, qu’ils n’ont pas les mots, qu’ils sont en train de les chercher. On va entendre cette quête, souvent à partir de cette activité essentielle pour le cerveau – comme l’ont montré les neuro-généticiens – qu’est la surprise. Et donc, « Fait divers », c’était ça. Dans un de ces faits divers par exemple, j’interrogeais un « cadre » dans je ne sais quel bureau, qui avait été poignardé, descendant le long de la gare Saint-Lazare, par quelqu’un qui l’avait reconnu. En fait il ne l’avait pas reconnu, il avait cru que c’était un espion du KGB, qui venait pour lui, et c’est pour ça qu’il l’avait poignardé. J’avais parlé avec cet homme, il se demandait pourquoi il avait été poignardé, il essayait de trouver [14]. C’est cela qui m’intéressait : essayer de trouver. Mais ça pouvait être plus drôlatique ! Je me souviens d’un homme qui avait laissé le gaz allumé chez lui, dans le 13e arrondissement. Et quand il avait ouvert la porte et mis l’électricité, ça avait explosé, et des morceaux de l’étage étaient descendus. J’avais demandé au voisin ce qui s’était passé. Les gens étaient autour, lui était absent. Et là, on était en face d’êtres humains qui ne savaient pas comment répondre. Il y a cependant le langage qui nous réunit, ces mots qu’il va falloir énoncer, plus précisément nous allons entendre cette « danse », le mouvement de l’énonciation.

Je me souviens aussi d’un fait divers où un travesti avait été retrouvé mort dans un Algeco, le long du périphérique. Je connaissais ce quartier, où j’avais vécu, près de la porte de Pantin à Paris, et je m’étais dit : « Je n’ai jamais vu de travesti dans ce quartier, c’est curieux. » Et j’y suis allé, non parce qu’il était arrivé ça à un travesti, mais parce qu’un travesti dans ce quartier, plus ou moins ouvrier et artisan à l’époque, un travesti avec une robe rose, ça m’avait semblé très curieux. Il y a quelque chose qui avait dû se créer, un mouvement dans la tête des gens, et j’y suis allé pour ça. Et en effet les gens avec qui j’ai parlé étaient totalement stupéfaits ! Je me souviens d’un bout de phrase d’une personne : « Mais vous savez, cette… cette femme, cette femme, c’était un homme ! Je l’ai vu sur la bouche de métro, parce qu’il y avait du vent, et que sa robe s’est soulevée ! Mais je vous le dis Monsieur », etc. C’était pour lui une sidération. Et ce qui aussi était surprenant c’est que, quand on parlait de cela dans le quartier avec d’autres gens, ils se mettaient à parler d’autre chose. Dans ce cas-là, on était allé autour, dans une boulangerie notamment, et au bout d’une minute une personne s’était mise à me raconter comment son fils se droguait, qu’il fallait faire quelque chose pour lui, etc. Comme dans Pasolini, une chose en révélait une autre, et tout à coup on se trouvait devant… devant la vie humaine, tout simplement.

« Faits divers », c’était une partie de mon activité à Nuits magnétiques, plutôt du côté de la pauvreté, de la difficulté, de l’accident, etc. Il y avait une autre part, qui était du côté des chercheurs, des écrivains, parfois des savants. Ce qui m’intéressait là aussi, c’était quand ils n’avaient pas encore les mots pour leurs découvertes. Parce que j’ai un rapport très étroit à l’art, et que l’art vous apprend quelque chose. Par exemple, si vous regardez une œuvre d’art dans un musée et que vous continuez à tenir devant elle le discours que vous teniez avant d’entrer, avec votre connaissance en histoire de l’art, votre biographie, vos comparaisons, etc… vous comprenez qu’il n’y a pas d’art là-dedans, rien du tout [15]. L’art, c’est ce qui vous arrête, qui vient vers vous, qui crée dans ce fameux temps de suspens, où le trou se forme, où l’on se dit : « Mais qu’est-ce que je vois exactement ? » La langue « savante » va peut-être venir tourner autour, mais ça n’est pas le même langage. J’allais parler avec ces chercheurs ou ces écrivains pour simplement faire entendre leur parole en quête d’elle même.

En gros, toute mon activité à Nuits magnétiques, l’esprit de mon travail, se résument à ces deux aspects. D’un côté je parlais avec quelqu’un qui cherchait où dormir le soir, dans une gare, de l’autre je dialoguais avec Marianne Alphant [16], qui me parlait des cercles de Dante à propos de la banlieue, et les deux types de parole pour moi se mêlaient. La « philosophie » qui m’a guidé, c’est ça.

Ce qui m’intéressait aussi, c’était le son, la forme du son, qui est capitale pour moi. Pas le formalisme, qui est un « échec », mais la forme, cette prise en compte de la forme à la radio. Si on ne tient pas compte de tous les éléments qui construisent la forme, c’est raté. Faut-il parler de création ? À mon avis, non, mais peut-être ai-je tort ? Quand on écrit de la poésie, on s’appuie sur certains ressorts, que je connais ou pas du tout, je sais bien ce que ça mobilise en soi, en ce qui me concerne, mais la radio ce n’est pas tout à fait pareil. Peut-être faut-il parler de création « chorale », pour reprendre un mot employé tout à l’heure ? Ou encore d’une présence physique qu’il faut mettre en valeur. Avec Medhi El Hadj, nous avions cherché cela en faisant surgir le son d’une étrange terreur lors des parades du cirque Aligre.

Ce qui est certain, c’est que j’ai commencé par faire une erreur. Au début, je me suis dit que j’allais écrire ce que j’écris dans ma revue. J’écrivais des textes issus de l’héritage de William Burroughs, de Bob Kaufmann, de Jack Spicer et de quelqu’un qui a joué un grand rôle dans ma compréhension de la radio, qui est Charles Reznikoff. Et à un moment, dans les entretiens avec les gens, je me suis retrouvé dans une situation ridicule. J’écrivais tout ce que j’avais à dire, tout était scénarisé, et je me rendais compte que les gens en face de moi ne disaient pas ce que je voulais qu’ils disent pour être dans l’émission que je voulais faire ! C’est pour ça aussi que parfois les enregistrements duraient très longtemps ! Et là je me suis dit : tu te trompes absolument, ce qui compte, c’est la parole, c’est ça qui est important, alors que tu es en train d’empêcher son rythme propre. Tu ne tiens pas compte de la surprise. Tu es en train d’empêcher cette chose formidable qu’est la surprise, l’événement qui n’est pas le tien, qui est peut-être induit par ce que tu cherches, par la question mais qui est l’événement de celui qui te parle, et qui fait que tout cela est porteur de vie.

J’ai souvent parlé de la « parole énergumène ». Je n’ai jamais été un homme très optimiste, et je m’étais dit : je vais aller vers le réel, et je vais montrer toutes ses contradictions, toute la noirceur du réel, toute la souffrance que nous avons à vivre. Et c’est tout à fait autre chose qui m’est arrivé, c’est-à-dire que les gens qui me parlaient avait une parole « énergumène », qui bougeait, qui « hululait », qui était souple, etc. Et ils m’ont renvoyé, au contraire de ce que j’imaginais, à un théâtre vitaliste, un théâtre où chaque vie avait sa dynamique propre, son étonnante dynamique. Quand j’ai compris que je ne serai pas dans la position de quelqu’un qui écrit littérairement, mais cependant de quelqu’un d’extrêmement soucieux de la forme, je me suis dit qu’il fallait inventer cette forme, qu’elle se voie assez peu, qu’elle soit là mais qu’on ne l’entende pas, qu’on ne la voie pas. Je n’aime pas sentir la « fabrique ». Avec Mehdi El Hadj mais aussi avec Josette Colin, qui hélas est morte très jeune, et Yvette Tuchband, nous travaillions sur des émissions qui se calculaient au demi-centimètre près, il fallait s’arrêter là… Là il fallait ajouter un silence, etc., etc., c’est autre chose. On ne disait pas du tout : la parole doit être entourée par une belle atmosphère. Pour ce qui est de « Faits divers », c’était un exercice très difficile à faire, il fallait que ça tienne en six minutes, et que la « fabrique » n’apparaisse pas, qu’on ne la sente pas. Alors j’ai commencé à réfléchir, et je me suis dit : il faut travailler une forme très présente mais qui ne se voit pas, une forme qui au contraire va se tenir dessous, une forme qu’on ne sentira pas – mais qui sera là quand même ! Et là Reznikoff a beaucoup joué, ce poète objectiviste. Je cite la quatrième de couverture de son livre Témoignage. Les États-Unis paru en traduction chez P.O.L. :

Dans un entretien publié dans Contemporary Literature Charles Reznikoff, pour décrire sa démarche, citait un poète chinois du XIe siècle qui disait : « La poésie présente l’objet afin de susciter la sensation. Elle doit être très précise sur l’objet et réticente sur l’émotion. »

Ce livre, Témoignage, est celui qui m’a le plus servi de référence en radio. Là l’objet, tout d’un coup, c’était devenu la parole. Et c’était là où j’allais, dans des terrains vagues où ça n’avait pas été construit, dans les banlieues, où on ne savait plus exactement où on était et où tout d’un coup on voyait un café qui s’appelait « À la tendresse », et ainsi de suite… Dans une série appelée « Quatre hôtels », je proposais une vision de notre société en quatre émissions [17]. On allait des hôtels de la gare de l’Est au Ritz – on terminait au Ritz avec un gars qui nous disait : « Venez venez, Von Choltitz [18] est revenu et il a demandé à voir la chambre où il vivait pendant la guerre. » C’était le début des grandes vagues migrantes, et c’était une émission où il y avait beaucoup de solitude, d’errance. J’essayais à chaque fois que se disent des destins, des vies, des existences, on oubliait vite la solitude de Von Choltitz pour celle, dramatique, d’hôtels à la dérive avec des familles de migrants qui tentaient de survivre. Tout cette vie que je décrivais continue de m’effarer… Mais j’en reviens à Reznikoff : Témoignage [19], c’est un portrait des États-Unis sans aucune idéologie. C’est cela qui rend la société effarante : le fait de la décrire, tout simplement, sans idéologie.

Pour conclure, Nuits magnétiques, cela a été une aventure tout à fait extraordinaire, pour tous ceux qui l’ont vécu je crois, producteurs, réalisateurs, techniciens… J’ai eu d’autres aventures comparables; comme par exemple celle avec l’équipe fondatrice de L’Autre journal en 1984, avec Michel Butel (je crois que pour lui Nuits magnétiques avait beaucoup compté). Ce sont des expériences humaines passionnantes. J’ai commencé avec les idées qui étaient les miennes, pas très optimistes, sur la société. Mais l’humanité, les hommes, les femmes m’ont renvoyé une autre image, ils m’ont donné une leçon qui compte encore. C’est-à-dire que, quelle que soit la situation de détresse ou de solitude, quelle que soit l’incertitude de la situation, ils avaient une sorte d’énergie, de vitalité, qui faisait que, malgré l’angoisse, leur réponse était autre. Ce que j’en faisais dans « Faits divers » et ailleurs, était-ce de la création, je n’en sais rien ; mais en tout cas des lieux « publics » où se sont produites de la pensée et des formes, et c’est la forme qui ramasse la pensée. J’ai le plus grand respect pour les journalistes, car il y en a eu de grands. Un des écrivains qui compte le plus pour moi fut un journaliste, c’est James Agee, qui a écrit Louons maintenant les grands hommes ; c’est une référence essentielle. Mais ils ne sont pas tous comme lui, et si le modèle journalistique actuel prend le pas, on ne pourra plus faire des « choses » comme Nuits magnétiques. S’il n’y a pas d’expérience réelle, alors il n’y a que de l’information, disait à peu près Einstein : voilà ! Il faut au moins qu’il y ait une expérience réelle, c’est cette expérience des langages, la parole de mes contemporains que je suis allé chercher. La langue c’est un code, une grammaire, les langages c’est autre chose, et ce qui compte c’est l’interprétation. Et l’écriture en radio, c’est la forme de l’interprétation. Je pense certes que tout est interprétation. Mais ce qui est passionnant c’est le réel. Ce qui est paradoxal c’est de la trouver dans des paroles qui échappent aux symboliques. C’est ce mouvement d’aller-retour, physique et mental, permanent avec une histoire qui tout d’un coup est là. C’est ce que j’ai essayé de trouver.

Notes

Notes ajoutées par les éditeurs.

1 Paris, Mercure de France, 1974.

2 Paris, Le Sycomore, 1982.

3 Exit, revue trimestrielle, fondée par Olivier Kaeppelin, dirigée par Jean-Marie Gibbal. 13 numéros de décembre 1973 à l’automne 1977.

4 Olivier Kaeppelin a produit le « Journal d’Avignon, I » d’Avignon ultra-son, samedi 16 juillet 1977.

5 Grand pilier des Nuits magnétiques, actif jusqu’en 1993.

6 Un des piliers lui aussi, présent dès le départ et jusqu’en 1997.

7 Première réalisation pour Nuits magnétiques en octobre 1980. Elle y collabore jusqu’en 1997.

8 Elle collabore à Nuits magnétiques en 1978-1979.

9 Réalisatrice pour Nuits magnétiques dès le départ et jusqu’en 1993, comme Bruno Sourcis.

10 Rubrique mensuelle inaugurée lundi 5 octobre 1981, au sein de Risques de turbulence,magazine de l’actualité culturelle générale, diffusé du lundi au vendredi la première semaine du mois. Risques de turbulence et Devine qui vient dîner ce soir, magazine de poésie, s’ajoutent en octobre 1980 aux deux magazines de Nuits magnétiques lancés en octobre 1979 : Peinture fraîche et Sortie de secours. Olivier Kaeppelin présente le lieu choisi pour inaugurer sa rubrique comme symbolique : un parking, avec son gardien et son maître-chien. (Pierre Drachline reprendra le même titre, « Faits divers », pour une chronique tenue en 1985-1986 dans La nuit et le moment de Laure Adler, magazine d’actualité culturelle lancé en septembre 1985 dans Nuits magnétiques).

11 Il était alors rédacteur en chef des Cahiers du cinéma.

12 « Les banlieues », France Culture, Nuits magnétiques, du lundi 22 au vendredi 26 janvier 1979. Réal. Pamela Doussaud. « À l’époque, il s’agissait de rappeler l’importance de ces ensembles urbains qui marquent l’architecture et la vie du XXe siècle. De dire combien ils sont l’inconscient des grandes villes occidentales, et tout particulièrement de Paris, que nous avions choisi comme théâtre de nos rencontres et de nos marches. Car il y avait le désir de rencontrer, de parler, de donner la parole à cette réalité, c’est-à-dire à ceux qui la traversent, la peuplent ou la hantent » (Olivier Kaeppelin). « Grands boulevards », série en cinq émissions réalisée avec Josette Colin en 1981 (28 mars-2 octobre), s’inscrit dans la même démarche.

13 C’est ce qu’Olivier Kaeppelin explique à la suite du reportage diffusé le 7 janvier 1982, dans un court entretien avec Alain Veinstein. Les faits divers l’intéressent moins en eux-mêmes que par les « trous » qu’ils provoquent dans le langage des témoins ou des victimes : « tout d’un coup le sol se dérobe », le langage « ne trouve plus ses mots », il est « à la recherche de lui-même », il « cherche ses modèles » mais « n’arrive pas à trouver ses marques », et « ces blancs, c’est sans doute toute la force de la vie ». Si la rubrique « Faits divers » s’arrête en 1982, Olivier Kaeppelin produira quelques émissions de plus grand format sur les ricochets de parole créés par des faits divers, par exemple dans « L’identité troublée », émission diffusée lundi 16 janvier 1984, sur un adolescent de Pouru-Saint-Remy, près de Metz qui s’est passer pour un autre, dont il a vécu la vie pendant deux ans dans un petit village près de Charleroi : « S’il fut pendant près de trois ans le seul maître de son secret, de sa biographie, ce n’est cependant pas cela qui nous a intéressé mais, au contraire, l’effet que le récit de cette aventure, de cette dissimulation, de ce jeu sur l’identité, a produit sur ceux qui l’entouraient, ses proches, sa mère, ou ceux qui parcourent les mêmes lieux […] Cet effet produit du langage qui, quelque forme qu’il prenne, exprime la question, le doute, l’impuissance à comprendre. Il n’explique rien, il maintient une forme d’énigme. »

14 Risques de turbulence, émission du 7 janvier 1982.

15 C’est l’esprit de la série mensuelle Les premiers pas, premier numéro le 25 octobre 1985 (« Rivoli ou l’invention d’un musée »), dernier le 3 juillet 1987 (« Dans la ville peinte [Lyon] ou l’histoire d’un tableau »), qui s’efforce d’approcher un peu « l’expérience secrète, essentielle, énigmatique, qu’est l’expérience artistique » en prenant le temps du portrait, portrait d’un lieu, d’une œuvre, d’un « artiste » (boxeur, acteur, photographe, peintre…).

16 Dans la dernière émission de la série sur « Les banlieues », intitulée « L’énigme » (26 janvier 1979). Marianne Alphant avait publié l’année précédente un roman sur la banlieue, Le Ciel à Bezons (Gallimard, « Le Chemin »).

17 « Quatre hôtels », Nuits magnétiques, du mardi 27 au vendredi 30 novembre 1984, réal. Bruno Sourcis.

18 Nommé Gouverneur militaire du Grand Paris au matin du 7 août 1944, il refuse l’ordre de Hitler le 23 août suivant de détruire Paris plutôt que de se rendre et capitule deux jours après devant le général Leclerc.

19 Charles Reznikoff (1894-1976), Témoignage. Les États-Unis (1885-1915), Paris, P.O.L., 2012. Œuvre en plusieurs volumes dont la publication s’est étendue de 1934 à 1978. Hachette édite en 1981 la première période (années 1885-1890) dans une traduction de Jacques Roubaud.

Auteur

Poète, essayiste, critique d’art, animateur et collaborateur de revues, Olivier Kaeppelin a travaillé dans l’enseignement supérieur entre 1974 et 1986 (EPHE, Paris 8, Paris 1, Ecole des Beaux-Arts de Nantes), avant de rejoindre, au ministère de la Culture, la Délégation aux arts plastiques dont il prend la direction de 1993 à 1999 et à nouveau de 2004 à  2010. Entre 1999 et 2004, il occupe différents postes à Radio France, dont celui de directeur-adjoint de France Culture. Commissaire de nombreuses expositions d’art contemporain en France et dans le monde,  il dirige la Fondation Maeght de 2011 à  2017. Ses premiers pas à la radio ont lieu en 1976, quand Alain Veinstein, lecteur de sa revue Exit (1973-1977), l’invite à collaborer aux programmes spéciaux qu’il obtient de produire à France Culture jusqu’en 1978 (La réalité le mystèreAvignon ultra-sonLes derniers jours heureux). En 1978, Olivier Kaeppelin suit son ami à Nuits magnétiques. Il y devient un auteur régulier de séries documentaires et d’émissions diverses, abordant les sujets les plus variés, de l’urbanisme à la diplomatie, du journalisme aux questions de société, sans oublier les arts et la littérature. Certaines constituent des rubriques de magazines du programme : Risques de turbulence pour « Faits divers » (1981-1982), La nuit et le moment pour « Les premiers pas » (1985-1987), voire un de ces magazines : Document (1983-1984). Après le départ de Veinstein en 1990, la participation d’Olivier Kaeppelin à Nuits magnétiques se fait plus épisodique, jusqu’en 1994. De 1980 à 1984, il collabore aussi à l’émission de poésie Albatros sur France Culture. Ses grands intercesseurs en poésie sont italiens : Ungaretti, Pasolini, Adriano Spatola et d’autres du Gruppo 63, et américains : Charles Reznikoff, James Agee… Citons, parmi ses œuvres :  En bas (Baudouin Lebon éditeur, 1984, avec des gravures de Wolfgang Gäfgen), L’Embarcation des anges (Ed. Voix Richard Meier, 1986), Une ligne enterrée (Alma, 1987, avec six eaux-fortes et aquatintes de Vladimir Škoda), récemment réédité, Si je brûle la maison (Baudouin Lebon éditeur, 1987, avec des dessins de Wolfgang Gäfgen), Correspondances (La Différence, 1990, avec Jean-Claude Ruggirello), Un confident (Sixtus Éditions, 1998, sur des photographies de Christine Crozat), Passeurs de rêves [ELLE/IL] (éditions de la Fondation Daniel & Florence Guerlain, 2002), Encombrements. Correspondances avec Piotr Klemensiewicz (Actes Sud, 2005). Si ses premiers textes, au moment d’Exit, sont très liés aux thèmes de la ville et de l’errance (on pense à William S. Burroughs), sans quitter le souci du réel (cet espace mouvant entre la réalité et nous), Olivier Kaeppelin s’ouvre à partir de Si je brûle la maison à des préoccupations plus métaphysiques. Il a aussi écrit des « nouvelles », pour la revue L’Ennemi de Gérard-Georges Lemaire (Christian Bourgois, 1980-1996). Ses poèmes ont été traduits notamment pour les anthologies Poesia della Metamorfosi (Stilb, 1984, trad. italienne Fabio Doplicher) et French Poets of Today (Guernica Editions, 1999, trad. anglaise Jean-Yves Reuzeau). Dernière publication : dans la revue Dream Big, janvier 2021.

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« La radiophonie devrait nous empêcher de dormir »

Cette phrase d’Alain Veinstein au début d’un « Radiotopsie » de 1981 [1] incarne parfaitement ce que j’ai pu ressentir lors de mes premiers pas dans les Nuits magnétiques. À l’époque, en 1983, il n’y avait bien sûr pas de podcast, pas vraiment de rediffusion. La radio était impérativement sous le signe du maintenant, du moment de la diffusion, et ces Nuits magnétiques ont empêché de dormir beaucoup de gens.

En 1983, je revenais avec Jean Couturier de Guéret où nous avions lancé, sous la houlette de Martin Even mandaté par Michèle Cotta, la radio décentralisée Radio La Creuse – comme elle se nommait alors [2]. Yves Jaigu était le directeur de France Culture et Alain Veinstein, sans m’impressionner autant que Claude Mettra – qui me fascinait, et à qui je n’ai que tardivement adressé la parole tant je lui accordais statut de totem –, incarnait alors une urgence à inventer et créer qui pour moi, débarquant littéralement dans cette France Culture de légende, m’allait droit au cœur. Il va sans dire que je subissais l’influence de Jean Couturier qui allait devenir mon mari, et nourrissait estime et enthousiasme pour celui qui avait été son élève avant de devenir un formidable allié. Jeune réalisateur, Jean Couturier avait écrit une lettre féroce à René Jentet ; il estimait que ce dernier « régnait en despote », et Alain lui offrait sans limite, comme à tant d’autres, le pouvoir de créer. Bref, dans ce contexte, j’ai osé me lancer dans l’aventure des Nuits magnétiques, sans trop réfléchir, alors que c’était en fait un territoire extrêmement impressionnant, quasi sacré. Évidemment il y avait en 1983, déjà, un goût d’après. La période fondatrice était passée. Il s’agissait d’intégrer un club déjà formé, fermé. Je me souviens d’Olivier Kaeppelin, Mehdi El Hadj, Bruno Sourcis, Marie-Ange Garrandeau, Franck Venaille, Marie-France Thivot, Andrew Orr [3], Nicole-Lise Bernheim, Michel Creïs, Pamela Doussaud, Marie-Christine Clauzet qui assurait l’intendance de tout ce petit monde, Jean-Loup Trassard, Gilbert Maurice Duprez, Pascal Quignard et tant d’autres…

Il y avait le bureau des Nuits magnétiques où nous allions très peu, car Alain Veinstein fonctionnait sur un désir, une suggestion… puis feu vert inconditionnel. Rien à voir avec la culture du projet écrit telle qu’elle se pratique aujourd’hui. Notre vie à la radio se passait dans les cellules de montage dédiées, où s’empilaient les bandes magnétiques dans un désordre apparent amplifié par les visiteurs de la nuit. Le matin, la cellule ne présentait jamais le même désordre que la veille. Il faut aussi évoquer l’inénarrable trac du mixage – voire montage – en direct dans la tour centrale, où s’alignaient magnétophones et tourne-disques devant des techniciens de mixage – oui essentiellement des hommes, qui avaient la fièvre dans le sang.

Me demandant quel avait été mon premier pas, j’ai eu recours à Inamediapro [4]. J’ai découvert que mon premier contact avec les Nuits magnétiques s’était fait le 21 octobre 1982, à l’occasion d’une Nuit magnétique diffusé depuis Radio La Creuse, où j’ai fait mes premières armes durant un an et demi [5]. À ce moment, Alain avait décidé d’adjoindre des magazines aux séries documentaires, qui vivaient une forme d’épuisement, et l’un de ces magazines le conduisait à Guéret avec Laure Adler, tous deux très jeunes, beaux et amoureux. Laure faisait des micro-trottoirs au contenu pas très gentil pour notre ego puisque les Creusois rencontrés, soit n’avaient pas de poste en FM, soit n’écoutaient pas cette radio décentralisée, soit n’y croyaient pas – « ce truc envoyé de Paris ! non merci ». Une année plus tard Radio La Creuse caracolait en tête des audiences parmi les radios décentralisées.

Quant à mes vrais débuts dans les Nuits magnétiques, ils ont eu lieu le 5 septembre 1983 avec une série intitulée « T’as vu mon look [6] ! » Nous étions vêtus de noir et dans la rue cela se voyait. C’était le temps du punk, du no future et aussi de la new wave. Cette musique imprégnait à sa façon les créations sonores.

L’année suivante, le 14 mars 1984, nous avons avec Jean Couturier emprunté les titres de notre série à la poésie d’Alain Veinstein [7]. Dans l’émission de ce jour, intitulée « Un drame enserre ma main, qui se débat avec tout ce qui n’arrivera pas », on pouvait entendre un concert de musiques limites à Bordeaux, dans le cadre du Festival « Divergences/Divisions » organisé par André Lombardo.

Et puis il y eut un cadeau : vendredi 6 avril 1984 naissait le numéro zéro d’Art sons, « fanzine radiophonique, gratuit sur France Culture » comme annoncé alors. Pour ce off mensuel des Nuits magnétiques ensuite sous-titré « radio alternative sur courant continu », nous avions carte blanche avec Jean Couturier pour écrire les mondes qui nous passionnaient. À l’image des fanzines de l’époque en noir et blanc, extrêmement morcelés, nous proposions un agencement de séquences courtes dans un ensemble très éclectique. Se croisaient Ghislain Mollet-Viéville, marchand d’art, fervent défenseur de l’art minimaliste [8], Christophe Bourseiller pour une Revue de presse des réseaux [9], Roberto Gutierrez et les artistes de la revue Plages [10], ou encore Sophie Calle racontant son voyage en transsibérien [11]. Il s’agissait de compter sur les muses de la radio pour faire entendre ce qui se tramait dans les interstices. Le dernier Arts sons, celui avec Sophie Calle, a été diffusé le 1er octobre 1987.

Il faut citer aussi les Nuits magnétiques en Avignon sous des titres divers, de Festival d’Avignon (été 1980) à Avignon Ultra Son (été 1986) [12] Une étude serait sans doute à mener sur ce que ces territoires de l’été ont apporté aux documentaires et à la création. C’est dans cette configuration que j’ai le plus ressenti la famille des Nuits magnétiques. Dans cette ville chère, la solution était de louer de grandes maisons. Dans l’une d’elles il y avait une piscine de l’époque romaine autour de laquelle toute l’équipe, preneurs de sons, producteurs, réalisateurs, se retrouvait. La radio se tramait autrement. La rencontre avec Bartabas y était aussi naturelle que le chant des cigales ou l’évocation de Michel Journiac.

L’occasion était belle de nouer des liens particuliers avec certains auteurs. Je pense à Robert Marteau, Michel Jauberty, Jean Parvulesco, Daniel Zimmermann, Marcelle Delpastre.

Robert Marteau a été la rencontre forte et essentielle. Celui qui avait pratiqué l’alchimie avec Eugène Canseliet, était passionné de tauromachie, écrivait ses sonnets chaque jour en marchant, m’a honoré de son amitié jusqu’à ses derniers jours.

Michel Jauberty, d’origine creusoise, vivait à Istanbul sa passion pour des corps turcs, écrivant dans L’homme refusé aux Éditions Manya : « C’est vrai, je suis malade. Malade d’identité. Et cela ne se soigne pas. Je suis inguérissable. »

Jean Parvulesco puisait à des sources mystérieuses de troublantes prophéties. On pouvait croiser dans son sillage F. J. Ossang comme son ami Eric Rohmer.

Daniel Zimmermann, lui, était un des premiers à avoir écrit sur la guerre d’Algérie (Robert Morel avait publié en 1961 80 exercices en zone interdite, vite censuré). Il n’avait pas épuisé sa révolte convulsive et non loin du Marché du Livre à Paris, dans le quinzième arrondissement, vouait sa vie à l’écriture.

Marcelle Delpastre, elle, menait en Creuse une vie où la poésie sans cesse la faisait circuler dans les replis d’une mémoire têtue et magnifique. Sa poésie érotique, répondant à de minutieux romans sur la vie paysanne, lui valut d’être invitée par Bernard Pivot. Peu dupe des simagrées parisiennes elle était cependant venue.

J’allais oublier Pierre Drachline, ami croisé plusieurs fois avec Ingrid Naour dans les Nuits magnétiques puis dans Clair de nuit, où il nous donna son Cœur à l’horizontale [13]. Car il faut dire que Jean-Marie Borzeix nous confia, avec Jean Couturier, Clair de nuit en 1985, deux heures le samedi et le dimanche, de minuit à une heure du matin, pour écrire la radio à notre façon. Notre goût des écrivains trouva matière à se développer et nous eûmes la chance d’accueillir à l’année des auteurs qui écrivaient chaque semaine un texte inédit qui à la fin devenait un livre. En parallèle, Alain Veinstein gardait la porte ouverte à nos propositions. Les écrivains étaient toujours là en veilleurs de ces nuits passionnées. Certains auteurs sont entrés dans l’histoire, comme Marcelle Delpastre ou Christian Bobin. D’autres plus discrets, comme Rodolphe Clauteaux [14] ou Anne-Marie Bauer, mise au secret par Barbie, sont entrés dans mon cœur.

Et puis un beau jour Alain Veinstein a passé le relais à Colette Fellous. L’équipe était ébranlée ; déjà certains producteurs des débuts s’étaient évaporés. Nous avons essuyé les plâtres avec Jean Couturier et partagé l’émotion de sa première prise d’antenne. Au début étaient organisées au domicile de Colette des rencontres où toute personne extérieure au cercle des Nuits magnétiques devait se sentir bien isolée, tant nous étions obnubilés par la radio et plus précisément la radio la nuit. Très vite Colette a donné son impulsion aux néo-Nuits magnétiques.

Il me semble qu’il est difficile d’évoquer après-coup l’existence des Nuits magnétiques alors que le démantèlement a eu lieu, nous condamnant à une nostalgie de mauvais aloi. Demeure un mystère. Vous l’aurez compris, les Nuits magnétiques auront été pour moi un berceau, une forme d’exigence, au contact des écrivains qui la fabriquaient autant que de ceux que nous rencontrions, un tremplin aussi, puisque la suite de ma vie radiophonique s’est inscrite à Radio France. Je salue le poète Alain Veinstein d’avoir permis l’existence de ces territoires magiques où une véritable initiation était possible sans exclusion.

Notes

1 Radiotopsie, cinq émissions, Jean Couturier prod., Nuits magnétiques, France Culture, du lundi 12 au vendredi 16 octobre 1981.

2 Radio décentralisée de Radio France, née le 5 septembre 1982, renommée Radio France Creuse en 1986, France Bleu Creuse en 2000. Ses débuts sont difficiles, comme en garde trace un article de Llibert Tarrago dans Le Monde du 13 juin 1983, « La valse de Radio-la-Creuse ».

3 Grande figure de l’ACR, qui produit six documentaires pour Nuits magnétiques en 1990-1991.

4 Il est possible aux auteurs de passage à Paris d’avoir un accès à ce service et ces archives dans la Maison des auteurs de la SCAM (http://scam.fr/La-Scam/maison-des-auteurs).

5 « Carte blanche à Radio La Creuse », Nuits magnétiques, France Culture, jeudi 21 octobre 1982.

6 Série en cinq émissions, du lundi 5 au vendredi 9 septembre 1983.

7 Alain Veinstein, L’introduction de la pelle. Poèmes 1967-1989, Paris, Éditions du Seuil, 2014.

8 Arts sons, émission du 21 novembre 1985.

9 Arts sons, émission du 2 octobre 1986.

10 Art sons, émission du 2 juillet 1987.

11 Art sons, « numéro illisible » (sic), émission du 1er octobre 1987.

12 21-25 juillet 1986. En clin d’oeil aux origines de Nuits magnétiques, Laure Adler reprend ce titre qu’Alain Veinstein avait adopté en 1977 et 1978 en succédant lui-même à Avignon 76.

13 Pierre Drachline, Le coeur à l’horizontale, éditions l’instant/ table rase, 1988.

14 Rodolphe Clauteaux, Sous le pont des corbeaux, Éditions Gallimard, 1996.

Auteur

Entrée à Radio France en 1982, Irène Omélianenko rejoint les Nuits magnétiques en 1983 et y reste fidèle jusqu’en 1998. Co-productrice avec Jean Couturier de Clair de nuit sur France Culture (1986-1997 ; 1999-2001), puis productrice de L’Atelier de la création (2011-2015) et de Sur les docks (2011-2016), elle est nommée en 2011 conseillère de programmes au documentaire et à la création radiophonique. Elle est conduite à prendre sa retraite en 2018. Membre de nombreux jurys (Italia, Europa, Creadoc, Scam, Phonurgia Nova, Longueur d’ondes…), elle a co-fondé en 2009 l’Association pour le développement du documentaire radiophonique (Addor).

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Dispositifs d’écriture à Nuits magnétiques


Nuits magnétiques de France Culture est une émission où de nombreux dispositifs ont été créés. L’article décrit comment les producteurs ont réussi à inventer, expérimenter, alors que l’émission ne s’affichait pas d’emblée comme une émission de création, contrairement à l’Atelier de création radiophonique.

The paper describes how did radio producers manage to create new patterns in the France Culture show Nuits magnétiques. This show wasn’t an artistic broadcast as Atelier de création radiophonique, but, in fact, radio practitioners were free to explore new processes. 


Texte intégral

Nous sommes à la fin des années 1990. Ou au début des années 2000. Je suis dans une cellule de montage en compagnie d’une réalisatrice de l’émission Surpris par la nuit, dont Alain Veinstein est le responsable (émission qui a succédé à Nuits magnétiques dans la grille de France Culture, en 1999). La réalisatrice reçoit un appel, c’est un écrivain célèbre. La réalisatrice lui parle quelques instants, puis raccroche. Elle se tourne vers moi, et me dit d’abord que cet écrivain doit produire un Surpris par la nuit, et ensuite qu’il a eu une idée pour cette émission, et qu’elle va ainsi devoir réserver un appareil d’enregistrement pour l’accompagner faire un entretien quelque part, et (ou) prendre du son d’ambiance.

Pareille entame pour un article de recherche peut étonner. Alors, il convient de révéler pourquoi un tel choix. Premièrement, le recours au « je » dans ce premier paragraphe permet de rappeler que j’ai aussi une activité radiophonique, et que j’ai travaillé pour Alain Veinstein et Colette Fellous, deux des responsables de l’émission Nuits magnétiques, dont il va être question dans les lignes qui suivent. Je préfère que le lecteur soit informé de ce fait, même si je ne ferai pas référence à mes émissions dans l’article qui suit. Deuxièmement, quelle est la signification de ce micro-récit, description anodine d’une situation où des professionnels travaillent ? Et dont l’identité de deux des trois protagonistes n’est pas révélée ? Commençons par répondre à la deuxième question : si l’anonymat est requis, c’est parce l’émission de cet écrivain ne se fera finalement pas. Il y a lieu, par conséquent, de rester discret. Quant à la première question, voici la réponse en guise d’explication. Intrigué par ce coup de téléphone, je demande à la réalisatrice en quoi consiste ce projet d’émission. Elle m’explique qu’Alain Veinstein veut tenter de nouvelles expériences radiophoniques avec un écrivain. Plutôt que de se soumettre aux conditions de production des émissions, c’est-à-dire de devoir programmer deux ou trois jours d’enregistrement bien à l’avance pour recueillir la matière de l’émission, l’écrivain pourra demander à un réalisateur de le rejoindre dès qu’il a l’opportunité d’enregistrer quelqu’un. L’idée sous-jacente, c’est de réduire le délai entre l’émergence d’une idée, ou d’une envie, et sa fixation sur la bande magnétique (ou peut-être est-on déjà passé au numérique, je ne me souviens plus). Ainsi, la radio s’assouplit, et se met au service de la création. Comme je l’ai annoncé, cette émission ne s’est finalement pas faite. Peut-être était-il difficile de répondre à toutes les intuitions de l’écrivain dans l’heure. Peut-être aussi que cette histoire semble relever d’un autre âge. Aujourd’hui, les appareils d’enregistrement sont plus légers, moins onéreux, et nombreux sont les écrivains qui s’en sont dotés, soit pour enregistrer les autres, soit pour fixer des pensées ou des débuts de roman. Mais si j’ai souhaité relater cette histoire, c’est qu’elle me semble correspondre au projet radiophonique d’Alain Veinstein qui a toujours souhaité que les écrivains s’emparent de la radio pour appréhender le réel. Et si cette tentative n’a pas fonctionné dans cet exemple introductif, de nombreuses expériences viennent a contrario démontrer que cette volonté de mettre l’écrivain « au travail » et de s’engager pour le média sonore a produit de nombreuses émissions qui sont devenues des parts importantes de notre patrimoine radiophonique. Cet article se propose de revenir sur quelques exemples de dispositifs d’écriture propres à Nuits magnétiques.

Nuits magnétiques, contrairement à l’Atelier de création radiophonique (ACR), ne s’inscrit pas a priori dans le champ des émissions de création. Il n’est jamais fait référence, ni dans l’émission, ni dans les propos des praticiens qui l’on conçue, à un « art radiophonique » dont elle pourrait se réclamer. Les dispositifs formels ne sont pas mis en avant comme dans l’ACR créé par Alain Trutat et Jean Tardieu, et longtemps coordonné par René Farabet. Nuits magnétiques laisse avant tout le souvenir d’un ton, celui de la personnalité de ses producteurs, des types de parole entendues, que le souvenir d’ambitieuses innovations formelles. Et pourtant… De manière plus sous-jacente que d’autres émissions de création, les numéros de Nuits magnétiques se sont eux aussi construits comme un espace d’audace et de création. Et même si l’on ne peut rejoindre totalement le chargé de réalisation Mehdi El Hadj quand il présente chaque numéro comme un « prototype [1] », il existe suffisamment d’exemples pour attester de cette quête d’un renouveau radiophonique. En outre, l’expression « création radiophonique » est suffisamment floue pour que l’on puisse choisir, en tant que chercheur, d’intégrer Nuits magnétiques dans le champ des émissions de création. Et, après tout, celle-ci, tout comme l’ACR, affiche la même volonté de s’inscrire en rupture avec le paysage radiophonique dominant, et même avec les autres émissions de France Culture [2].

1. Nuits magnétiques, émission de flux

Nuits magnétiques est une émission « de flux », de par son rythme de diffusion : 1h20, puis 1h, de 1978 à 1999, chaque soir de la semaine, ou quatre jours par semaine. Chaque numéro est davantage une émission d’une série qu’une œuvre à proprement parler, contrairement à l’ACR davantage présenté comme un objet artistique. Une certaine hétérogénéité caractérise l’ensemble de la production : d’un point de vue thématique, des numéros s’inscrivent dans des séries (souvent composées de cinq émissions), tandis que certains sont des éléments unitaires. D’un point de vue plus formel l’unité fait aussi défaut, car certains numéros (les moins nombreux) relèvent du champ des magazines réalisés en studio quand d’autres s’apparentent au contraire au secteur des documentaires (même si ce terme n’est jamais mentionné dans l’émission, les praticiens parlant davantage d’« émission élaborée » pour définir une émission nécessitant un travail d’enregistrement sur le terrain, de montage, et de mixage). Certains numéros sont découpés en deux parties quand d’autres déroulent leur fil sur toute l’émission. Ce que l’on retrouve en revanche, d’un numéro à l’autre, ce sont des interviews ‒ ou entretiens, pour reprendre le terme utilisé par les praticiens de l’émission ‒ qui s’entremêlent, dans lesquelles les protagonistes se confient. En cela, l’émission n’a jamais été un espace de « promotion » dans lequel les participants venaient s’exprimer autour de leur production culturelle. Comment, dans ce cas, définir l’identité de Nuits magnétiques à travers ses dispositifs d’écriture ?

2. Nuits magnétiques, l’émission des écrivains

Dès la création de l’émission, en 1978, Alain Veinstein, le créateur de Nuits magnétiques, choisit de confier la production des émissions à des écrivains [3]. Même si ce principe souffre d’exceptions, la présence récurrente d’un petit noyau d’écrivains dans la conception de ces émissions, et le nombre de numéros produits par eux durant les premières années, prouvent que le cap a été tenu. Parmi les écrivains et/ou hommes de lettres présents dès la création du programme, on trouve Jean Daive, Nicole-Lise Bernheim, Olivier Kaeppelin, Jean-Pierre Milovanoff, Franck Venaille, Laure Adler,… Patrick Dupont produit aussi un certain nombre d’émissions, avant de se tourner vers le journalisme. Colette Fellous, elle-même écrivaine, qui reprend les rênes de l’émission en 1989, prolongera le travail avec ces écrivains, mais ouvrira davantage les portes de l’émission à des producteurs d’autres univers. Cet engagement des écrivains est parfois impressionnant de par la durée (parfois plus d’une dizaine d’années comme pour Venaille, Kaeppelin, ou pour Milovanoff qui cessera même d’écrire des romans durant cette expérience). Jean Daive, tout en continuant à écrire, deviendra un homme de radio jusqu’à sa retraite dans les années 2000.

J’ai montré, dans un précédent article [4], que le créateur des Nuits magnétiques souhaitait par là éloigner l’émission du registre journalistique. J’y ai aussi rappelé que c’était une certaine conception du journalisme qui était ici rejetée, celle que l’on appelle aujourd’hui « hard news », « information », ou « actualité ». Mais, en réalité, ce parti pris d’associer des écrivains à des productions médiatiques rappelle aussi bien les contributions d’illustres romanciers français au journalisme (Hugo, Balzac, Zola), ceux qu’on a souvent qualifié d’écrivains du réel ou de naturalistes, que les apports d’autres courants tel que le New Journalism aux États-Unis dans les années 1960 et 1970 (avec par exemple le rôle de Tom Wolfe ou de Norman Mailer). En cela, selon moi, le rejet du terme « journalisme » à Nuits magnétiques montre surtout que les deux professions n’ont cessé de s’éloigner l’une de l’autre dans le secteur journalistique majoritaire, et que le programme, comme prenant acte de ce divorce, veut privilégier le regard personnel et se détourner de l’objectivité. Par conséquent, si les producteurs de Nuits magnétiques traitent de thématiques qui peuvent recouper celles des journalistes, leur approche diffère radicalement : dans Nuits magnétiques, on ne donne pas de chiffres, on ne cite gère d’études, on ne cherche pas à privilégier les sources institutionnelles reconnues, ni à veiller à l’équilibre des sources contradictoires. Les témoins s’expriment en leur nom propre, et se racontent.

Il nous faut ici préciser que cette volonté de « personnaliser » chaque émission, en s’appuyant sur le regard du producteur, ne signifie pas pour autant que ce point de vue y est affiché d’une manière explicite. De la même façon, les écrivains ne se racontent pas non plus beaucoup, de surcroît à la première personne du singulier (de tous les écrivains qu’on a cités, c’est sans doute Franck Venaille qui se raconte le plus). L’exploration du moi intime, et le recours au « je » des producteurs n’est alors pas aussi présent qu’aujourd’hui dans les émissions de radio, et il faudra attendre les années 2000, et notamment l’apparition du podcast Arte Radio pour le voir se développer. Cette remarque nous permet de préciser que les écrivains-producteurs, comme l’ensemble des producteurs de Nuits magnétiques, ont souvent eu tendance à « s’effacer » derrière les témoignages des interviewés, préférant orchestrer en coulisses à travers les différentes étapes de conception. Comme exemple-type, citons ce numéro, où l’on entend très peu la productrice, « C’est pour savoir où je vais que je marche » de Monica Fantini [5], composé de micro-témoignages d’anonymes qui racontent leur vie de tous les jours. Et quand on entend les écrivains s’exprimer au micro, c’est souvent en tant qu’observateur omniscient, d’où la ressemblance aussi avec certains « micros » rédigés par les journalistes. De nombreuses exceptions sont pourtant à relever. Le cinéaste Robert Kramer, auteur de plusieurs numéros dans les années 1990, s’appuie sur sa propre histoire dans les deux épisodes de « De près de loin [6] ». Certaines émissions de Michel Pomarède témoignent aussi d’une tendance affichée d’exposer de manière plus frontale la personnalité du producteur. Citons comme exemple « La liquidation, mourir m’ennuie [7] », dans laquelle le producteur rend visite à ses parents pour les interroger des éléments de sa biographie. Ou encore « Le faux frère. Contre-attaque à Ithaque » où il revient sur sa naissance et la gémellité [8].

3. Nuits magnétiques, l’interdiction de l’écriture

La confiance accordée aux écrivains par Alain Veinstein s’accompagne d’une mission à relever : celle de concevoir des émissions avec les mots des autres, en recueillant leur parole, plutôt que par l’entremise de leurs propres textes. Un tel projet peut sembler iconoclaste. En effet, demander à un écrivain de ne plus s’exprimer avec son langage initial, son écriture, ne va pas a priori de soi. Comme si on leur demandait de jouer à contre-emploi. Et à quoi peut bien s’attendre le créateur de l’émission quand il confie d’aussi grands espaces d’expression à ceux qui se sont illustrés dans l’écriture, ou qui la promeuvent dans des revues ? Quelles sont les hypothèses conscientes et inconscientes, qui peuvent bien sous-tendre son projet radiophonique ? Peut-être l’idée selon laquelle ce tropisme littéraire va influencer leur travail radiophonique, alors émergent. Le pari semble audacieux, car ce qui est demandé à ces écrivains, c’est de faire de la radio, et non de s’appuyer sur un savoir-faire d’écrivain. L’écrivain doit ainsi s’emparer d’un sujet, d’un thème, ou d’une question, et partir à la rencontre des témoins pour recueillir leur parole, et la restituer sous une forme radiophonique. L’activité solitaire de l’écrivain cède la place à un travail collectif (plus proche en cela du journalisme) et au respect de nombreuses contraintes liées à la production d’un programme radiophonique et à sa ligne éditoriale.

Si les écrivains les plus réguliers de l’émission vont respecter ces consignes, on peut cependant relever l’existence d’émissions constituées de lectures de textes rédigés par les auteurs-producteurs, comme la série « Fontaine du jouvence, je ne boirais jamais de ton eau [9] » de Jean-Pierre Milovanoff, ou de nombreux numéros conçus par Franck Venaille. Chez ce dernier, par ailleurs très inspiré par le conteur radiophonique Stéphane Pizella [10], le travail d’écrivain et le travail de producteur radiophonique finissent presque par se confondre, car Franck Venaille utilise sa voix comme un matériau, comme une composante de son écriture, et sa diction comme un instrument de musique. À l’inverse, ses textes littéraires prennent alors une « coloration radiophonique » particulière.

Les autres « traces littéraires » que l’on trouve dans le programme sont de courts textes que les écrivains écrivent (et lisent souvent eux-mêmes) en guise d’introduction, de transition et parfois de conclusion des émissions, procédé que l’on n’entend guère à l’ACR, où le producteur demeure souvent muet à l’antenne. Parmi les textes les plus récurrents figurent bien sûr les chapeaux écrits par les trois grands producteurs-coordinateurs de l’émission : Alain Veinstein, Laure Adler et Colette Fellous. Personnalisées, et souvent indépendantes de la suite du contenu, ces invitations à écouter le programme ont plusieurs fonctions : présenter le sommaire de l’émission du jour et/ou de semaine, témoigner de l’humeur du moment, raconter des histoires. Il est ainsi amusant de constater qu’Alain Veinstein choisit cette espace pour renseigner sur l’objectif de Nuits magnétiques (le choix des musiques par exemple) et défendre le programme quand celui-ci semble contesté par certains auditeurs. Cette présence des producteurs responsables de l’émission s’avère néanmoins discrète puisqu’elle se limite en règle générale à une fois par semaine durant toute l’existence de l’émission. Les autres jours, ce sont des voix différentes qui accueillent les auditeurs, comme pour mieux faire apparaître la dimension collective de l’émission.

Durant ces premières années, une des autres particularités de Nuits magnétiques est d’inviter ceux qui ont conçu des programmes à raconter comment s’est effectué le processus de production. Ce n’est pas systématique, mais assez fréquent. Ces entretiens s’avèrent particulièrement précieux pour le chercheur qui se penche sur ces programmes plusieurs dizaines d’années plus tard, puisqu’ils renseignent sur les choix opérés lors de la conception des émissions. Citons ici l’entretien avec Nicole-Lise Bernheim pour sa série « L’Espace des hommes [11] », dans laquelle elle raconte ses motivations pour traiter la thématique des relations femmes/hommes, et celui avec Olivier Kaeppelin introduisant la couverture d’un fait divers, dans lequel il s’exprime sur la portée sociale de ce genre journalistique, et sur la fonction du langage dans le récit radiophonique [12]. De la même façon, l’émission anniversaire des dix ans de Nuits magnétiques est précieuse dans la mesure où elle permet à certains producteurs de l’émission (Laure Adler, Jean-Pierre Milovanoff, Olivier Kaeppelin, Franck Venaille, ainsi qu’à Bruno Sourcis, l’un des réalisateurs historiques du programme) de s’exprimer sur leur rapport à la radio et/ou à l’émission [13].

Mais si les écrivains ne peuvent pas imprimer leur marque dans l’émission grâce à leur matériau privilégié, comment s’y prennent-ils pour personnaliser les émissions ? Comment réinventent-ils un dispositif d’écriture ?

Par « dispositif d’écriture » radiophonique, on n’entendra pas ici l’élaboration d’une forme pré-établie, mais celle d’un choix opéré pour mettre en forme une émission à partir de la matière recueillie, ce qui correspond davantage aux pratiques professionnelles observées dans ce programme. Ces dispositifs d’écriture sont donc moins apparents, et plus complexes à identifier dans Nuits magnétiques que dans les émissions de l’ACR. Il convient par conséquent de repérer des propriétés propres à chaque numéro de l’émission.

4. Dispositifs d’écriture : caractéristiques fréquentes

4. 1. L’exploration d’une thématique

À Nuits magnétiques, ce sont les producteurs-écrivains qui choisissent les sujets qu’ils souhaitent traiter. En cela, ils ne ressemblent pas aux journalistes de hard news qui doivent traiter des questions liées à l’actualité quel que soit l’intérêt personnel porté à ces questions. Se plonger dans les archives de l’Ina pour recenser leurs productions, c’est dresser un portrait en creux de chacun. Nicole-Lise Bernheim s’intéresse aux relations entre les femmes et les hommes, à la place des Abbesses, aux histoires de train… Jean Daive aux nuages, aux poules, à la Goutte-d’Or, à Belleville, aux disparitions… Olivier Kaeppelin aux hôtels, aux banlieues, aux masques, au cirque, aux faits divers… Jean-Pierre Milovanoff aux Tziganes, aux fugueurs, aux braqueurs, aux éleveurs d’ours… Franck Venaille à la Flandres, à Trieste, au sport… Cette énumération quelque peu subjective n’est bien sûr pas exhaustive, et une monographie des travaux de chaque producteur serait nécessaire pour rendre justice à la diversité des thèmes retenus dans l’émission. Certains producteurs peuvent se réapproprier des genres journalistiques, comme le fait divers (Olivier Kaeppelin, qui s’attarde sur plusieurs histoires peu médiatisées, ou Daniel Mermet qui lui consacre un magazine intitulé Chiens écrasés en 1979) ou le sport (Franck Venaille, avec le magazine Mi-temps, entre 1984 et 1985).

4. 2. La conception d’un sujet

Dans « Les Nuages » (Jean Daive) [14], c’est la juxtaposition de propos d’interviewés au statut très différent (artistes, experts scientifiques, témoins anonymes), réunis autour de ce sujet, qui constitue l’originalité de l’émission, et qui étonne l’auditeur, peu habitué à entendre une telle hétérogénéité.

Ce que semble avant tout rechercher Alain Veinstein quand il confie la production d’émissions à des écrivains, c’est leur regard subjectif, leurs imaginaires, leurs représentations, qu’ils sont invités à intégrer à la conception des émissions, tant dans la période de préparation et d’élaboration des sujets que dans la manière de mener des entretiens, et de les juxtaposer.

4. 3. La « sélection » des voix

Dire que Nuits magnétiques possède un ton particulier, souvent associé à la confession radiophonique, c’est aussi rappeler que ce sont les voix des témoins qui contribuent à créer une intimité particulière. Il n’est donc pas étonnant d’entendre le réalisateur Mehdi El Hadj confier que certains producteurs « sélectionnaient » leurs interviewés au téléphone, en écoutant leur voix [15]. Et s’il n’est guère possible de relater comment le choix de chaque interviewé s’opérait, il paraît certain que cela reposait sur une forme d’empathie ; qu’il ne suffisait pas d’avoir quelque chose à dire pour s’exprimer aux Nuits magnétiques, mais qu’il fallait aussi savoir comment le dire : ce qui comptait pour les écrivains-producteurs n’était pas tant une compétence de l’interviewé qu’un grain de voix, un ton utilisé, des mots choisis pour s’exprimer. Aussi, entendre des paroles dans Nuits magnétiques, c’est entrer dans des partis pris de chaque producteur, décidant subjectivement des critères retenus pour intégrer tel ou tel à une émission.

5. 4. La manière de conduire un entretien

Le mode de questionnement des producteurs de Nuits magnétiques constitue en soi un dispositif d’écriture (même si leurs questions ne sont en général pas gardées au montage), et c’est en interviewant que chacun d’eux produit la forme propre de l’émission et son écriture spécifique (ton, rythme, couleur, intensité dramatique…).

Toujours chez Jean Daive, on retiendra à titre d’exemple la série de cinq émissions sur la poule [16], où le producteur pose d’anodines questions sur cet animal (son alimentation, son sommeil…), lors d’interviews-fleuves avec des spécialistes scientifiques, comme si le producteur voulait épuiser son sujet en apparence plutôt « léger », et créer une forme de décalage humoristique. L’auditeur peut avoir l’impression d’écouter une émission scientifique mais le ton et le contenu de certaines questions indiquent qu’il faut donc aussi écouter l’émission de manière parfois ironique. Jean Daive conserve même au montage l’avant-interview (quand l’interviewé pense que celle-ci n’a pas commencé).

Intéressant aussi : le choix du lieu de l’interview, qui participe de l’atmosphère d’une émission ou de sa dramaturgie. Quand Jean Daive interviewe une jeune femme et son frère dans une voiture du quartier de la Goutte-d’Or, c’est la quasi-clandestinité de cet entretien qui marque [17].

5. Dispositifs spécifiques

Si la plupart des numéros de Nuits magnétiques ne se construisent pas autour de formes particulières, une écoute plus attentive fait émerger des émissions caractérisées par des parti pris esthétiques plus saillants, ou par des dispositifs plus apparents. Certains de ces dispositifs s’inscrivent en rupture avec les codes de l’émission, comme telle émission de Claude Risac en 1979 dans laquelle une femme évoque un chagrin d’amour au téléphone [18] ; d’autres invitent à s’interroger sur ce qui constitue l’identité même de l’émission, comme celles qui dialoguent avec le cinéma comme pour mieux affirmer la spécificité du média radiophonique, soit en adoptant la forme écrite d’un film, le scénario, soit en imaginant des films jamais tournés, ou en accueillant la bande-son d’une œuvre réalisée pour le grand écran [19].

Plutôt que de prétendre à l’exhaustivité, je souhaite ici mettre en avant quelques exemples qui traduisent cette ambition expérimentale de Nuits magnétiques, moins forte qu’à l’ACR certes, mais réelle. On notera à ce propos que si Yann Paranthoën, l’un des artistes sonores les plus célèbres, a surtout composé ses œuvres innovantes pour l’ACR, on retrouve son nom dans quelques Nuits magnétiques des années 1990 : « Demain, c’est Paris-Roubaix » (1995), « L’effraie » (1995), « Irène Zack » (1998), « Le comptoir de Marie » (1998), « Et si on la tournait » (1999).

5.1. Interventions en direct

Premier exemple : dans une série de cinq épisodes [20], Franck Venaille intervient en direct deux fois dans l’émission, grâce à un micro HF, pour raconter ce qu’il voit dans plusieurs lieux parisiens. Le dispositif surprend car les interventions en direct à l’extérieur des studios ne sont guère utilisées dans le programme, davantage élaboré en studio à partir d’un matériau recueilli sur le terrain. Ce dispositif fait davantage penser aux grammaires des journaux d’information, où les envoyés spéciaux relatent ce qu’ils voient dans n’importe quel endroit du monde où il « se passe » quelque chose en terme d’actualité. Mais, dans cette série d’interventions, Venaille ne relate pas d’événements comme dans les journaux d’information. Il décrit les faits anodins qui se passent devant lui comme le faisait Georges Perec dans Tentative de description de choses vues au Carrefour de Mabillon le 19 mai 1978 [21], ACR demeuré célèbre [22].

Dans ce type de dispositif, pas d’écriture préalable, ni de rencontre programmée, ni de montage ni de mixage, le producteur-écrivain travaille sans filet, et ne dispose que de sa propre pensée, de ses propres sentiments et impressions, et de sa propre voix pour raconter le monde qui lui fait face. C’est comme si l’écrivain avait emprunté une nouvelle identité professionnelle : l’écrivain-producteur ne s’exprime plus à travers l’écriture qui renvoie à l’élaboration d’un texte, et donc à un temps différé, mais il communique à travers une oralité de l’instant, sorte de « tête-à-tête » sonore avec l’auditeur. C’est sans doute dans ce type d’émission que se traduit de manière la plus flagrante la volonté d’Alain Veinstein de voir un réel médiatisé par l’écrivain, plongé dans un réel dont il est censé rendre compte [23].

5.2. Enquêtes

Le dispositif de type « enquête » est quant à lui privilégié dans ce nombreuses émissions. Non pas, comme dans le « journalisme d’investigation », pour révéler des faits inconnus, voire des secrets, mais pour construire de manière ludique une intrigue qui charpente l’émission. De nombreux épisodes adoptent les codes de l’enquête dans cet esprit, dans une veine souvent parodique ou légère.

Dans « Mais où est donc passé le tableau [24] », Simon Guibert et Alexandre Héraud revisitent le genre docu-fiction, et nous emmènent dans l’univers du marché de l’art à travers l’histoire d’un tableau imaginaire. Pour cela, le récit (réel ou fictionnel, on ne sait pas très bien) s’appuie sur un personnage narrateur qui tente de savoir si un tableau qu’il a hérité est un authentique Vermeer.

Le dispositif fictionnel est lui aussi utilisé dans « Jazzoduc », émission sur le jazz mais dans laquelle Alexandre Héraud raconte aussi sa vie sentimentale [25], et fait jouer une comédienne qui incarne une ancienne petite amie.

Toujours dans le registre du docu-fiction, dans « Finalement les années 1980 ont été voluptueuses », Patrick Dupont et Erik Emptaz proposent un magazine rétrospectif, comme si les années 1980 avaient déjà eu lieu : « Dans un instant, plus rien ne sera comme avant. Cette émission, si vous l’acceptez, va d’un seul coup d’un seul, vous faire prendre dix ans. […] Alors, si vous n’êtes pas d’accord, éteignez tout de suite votre récepteur, parce qu’après ce sera trop tard. Pas de regrets ? Vous êtes prêts [26]. »

Dans « Paul Strand, le jeune homme contrarié [27] », l’écrivain et critique Michel Boujut (par ailleurs expérimentateur radiophonique assez prolixe) s’empare du dispositif-enquête pour partir à la recherche d’un homme qui, dans sa jeunesse, a été modèle pour le photographe Paul Strand. Si l’émission porte avant tout sur la généalogie d’une photo et de son contexte, elle permet aussi au producteur de concevoir un dispositif en forme de roman policier, et l’auditeur s’interroge jusqu’au bout de l’émission pour savoir si Michel Boujut a bien retrouvé ce mystérieux modèle.

Dans « Enquête sur un écrivain au dessus de tout soupçon », Laure Adler et Alain Veinstein choisissent aussi l’enquête pour une plongée dans le monde de l’édition [28]. Dans l’introduction, comme pour mieux dénoncer les pratiques douteuses du milieu de l’édition, Alain Veinstein confie que l’émission aurait dû être présentée par un écrivain (en réalité fictif), Jean-Marie Deng, mais que celui-ci est introuvable depuis près quarante-huit heures. L’auditeur crédule peut bien entendu écouter cette émission en étant persuadé que cet auteur est bien réel, et qu’il a effectivement disparu.

Dans « Détective, le métier à filer29 », Michel Pomarède, lui aussi auteur de nombreuses expérimentations sonores dans Nuits magnétiques, demande à l’écrivaine Camille Laurens de se transformer en détective privé pour mener une enquête fictive. Comme dans l’émission de Michel Boujut, l’écrivaine troque son identité d’écrivain contre celle d’un enquêteur qui interviewe les témoins pour résoudre une énigme30.

5.3. Entretien-repas

Dans « Ce soir je dîne avec Fédor [31] », Lorette Nobécourt opte pour un dispositif rare à la radio : l’entretien-repas. Tous ceux qu’elle a choisis dans son émission sont enregistrés « à table ». Peut-être le choix de ce dispositif original est-il lié à l’interrogation formulée en début d’émission, à savoir l’impossibilité de se comprendre à travers l’entretien, et qui reprend le thème du livre qu’elle vient alors de publier [32]. « Dans la conversation, il y a la preuve immédiate que l’autre ne nous comprend pas » annonce-t-elle dès le début de l’émission. Produite par une écrivaine qui n’a jamais fait partie du pool des producteurs réguliers de Nuits magnétiques, ce numéro insolite agit comme une forme de dynamitage de l’intérieur du principe même du programme, à savoir l’idée que les écrivains disent quelque chose du monde en dialoguant avec les témoins. Dans « Ce soir je dîne avec Fédor », Lorette Nobécourt défend l’idée qu’on ne se comprend au contraire qu’avec les livres, et jamais vraiment dans les échanges oraux, comme s’il fallait en revenir à l’écriture pour rompre la solitude et l’incompréhension.

Tous les exemples cités montrent que si Nuits magnétiques ne se revendique pas a priori comme une émission de création, cet espace radiophonique a néanmoins été utilisé par les producteurs et les réalisateurs pour inventer des dispositifs originaux. Durant la dernière saison de l’émission, des numéros réguliers intitulés « Copié rêvé collé » (1998-1999), composés de formats courts, permettent une réinvention de l’écriture de l’émission, et annoncent l’ère des podcasts des deux décennies suivantes. De nombreux producteurs se saisissent du dispositif pour se confronter au genre de l’auto-fiction de manière plus directe que dans les formats plus longs.

Notes

1 Entretien réalisé par moi avec Mehdi El Hadj, pour une émission de Sur les docks sur les Nuits magnétiques, diffusée le 3 septembre 2013. Réalisation : Anna Szmuc.
2 Pour une présentation plus générale de l’émission, lire le mémoire de master 2 de Clara Lacombe en Histoire culturelle, Nuits magnétiques. La radio libre du service public ? 1978-1999, Pascal Ory (dir.), université Panthéon-Sorbonne, 2016.
3 L’émission sera coordonnée par Laure Adler à partir de 1983, à nouveau par Alain Veinstein entre 1988 et 1990, et par Colette Fellous à partir de 1990.
4 Christophe Deleu, « Nuits magnétiques : quand les écrivains découvrent la radio », dans Politique, culture et radio dans le monde francophone. Le rôle des intellectuel(le)s, Alain Clavien & Nelly Valsangiacomo (dir), Lausanne, Éditions Antipodes, « GRHIC », 2018, p. 131-144.
5 Nuits magnétiques du 3 juin 1999. Réalisation : Nathalie Battus.
6 Nuits magnétiques des 7 et 8 novembre 1991. Réalisation : Clotilde Pivin.
7 Nuits magnétiques du 19 février 1999. Réalisation : Anne-Pascale Desvignes.
8 Nuits magnétiques du 48 février 1999. Réalisation : Vincent Decque.
9 Nuits magnétiques du 30 avril au 4 mai 1979. Réalisation : Yvette Tuchband.
10 Entretien réalisé par moi avec Franck Venaille, pour une émission de Sur les docks sur les Nuits magnétiques, diffusée le 3 septembre 2013.
11 Nuits magnétiques du 8 mai 1978. Réalisation : non précisé.
12 Nuits magnétiques du 7 janvier 1982. Réalisation non précisé.
13 Nuits magnétiques du 4 janvier 1988. Réalisation : Georges Haddadène.
14 Nuits magnétiques du 24 au 28 décembre 1979. Réalisation : Pamela Doussaud.
15 Entretien avec Mehdi El Hadj, op. cit.
16 Nuits magnétiques, du 7 au 11 avril 1980. Réalisation : Paméla Doussaud.
17 Nuits magnétiques du 23 octobre 1979. Réalisation : Paméla Doussaud.
18 Nuits magnétiques du 5 février 1979. Réalisation : Mehdi El Hadj. On est là proche d’une émission de type Allô Macha, l’émission-confession de France Inter, et assez loin d’une « Nuit magnétique » habituelle.
19 Franck Venaille évoque, pour une série intitulée « Le cinéma invisible », des films qui ne se sont pas faits (21-25 mai 1979). Le cinéaste Robert Kramer imagine la création d’un personnage nommé Élise, racontée comme dans un projet de scénario (émission du 30 juin 1994, réal. non précisé). Mentionnons encore la diffusion de la bande son de Blue (version française), dernier film de Derek Jarman (décédé du Sida), sorti en 1993, composé d’une seule image bleue (émission du 10 octobre 1994, réal. Jacques Taroni).
20 Nuits magnétiques du 6 au 10 novembre 1978. Réalisateur : non précisé.
21 ACR du 25 février 1979. Réalisation : Marie-Dominique Arrighi et Michel Creis.
22 V. Thomas Baumgartner, « Les cocotiers sont arrivés, ou la grille Perec », Komodo 21, 10 | 2019 : « Atelier de création radiophonique (1969-2001) : la part des écrivains », textes réunis par Christophe Deleu, Pierre-Marie Héron et Karine Le Bail.
23 Une autre interprétation est aussi possible : peut-être Franck Venaille a-t-il écrit certains de ses textes à l’avance et donne-t-il l’impression à l’auditeur qu’il improvise. Difficile de trancher.
24 Nuits magnétiques du 7 mars 1991. Réalisateur : Mehdi El Hadj.
25 Nuits magnétiques du 26 juin 1991. Réalisateur : Mehdi El Hadj.
26 Nuits magnétiques du 13 au 17 octobre 1980. Réalisation : Mehdi El Hadj.
27 Nuits magnétiquesdu 16 février 1995. Réalisation : Christine Robert.
28 Nuits magnétiques du 2 avril 1979. Réalisation : Pamela Doussaud.
29 Nuits magnétiques du 17 février 1998. Réalisation : Vincent Decque.
30 Citons une autre émission de Michel Pomarède du même genre, « Bénédicte ou le désenchantement » (des témoins d’une disparition sont amenés à parler autant d’eux-mêmes que de la personne disparue), mais diffusée dans Surpris par la nuit et qui symbolise la continuité existant entre Nuits magnétiques et ce programme (Surpris par la nuit du 13 février 2001, réal. Lionel Quantin).
31 Nuits magnétiques du 30 avril 1999. Réalisation : Anne-Pascale Desvignes.
32 La conversation, Grasset, 1998.

Auteur

Christophe Deleu est professeur à l’université de Strasbourg, et directeur du Cuej (Centre Universitaire d’enseignement du Journalisme). Il a publié plusieurs ouvrages, dont Le documentaire radiophonique (Ina-L’Harmattan, 2013). Il est aussi auteur radio, notamment pour France Culture et la RTBF. Il a co-réalisé la série de podcasts Fins du monde avec Marine Angé.  Il est président de la commission radio de la Société des Gens de Lettres.

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Venaille magnétique


Franck Venaille fut l’un des auteurs et producteurs phares des Nuits magnétiques entre 1978 et 1993. Il en fut aussi l’une des voix emblématiques. S’appuyant sur l’ensemble des émissions qu’il produisit pour ce programme radiophonique, cet article met en évidence l’originalité et la cohérence de son apport aux Nuits magnétiques. L’examen du corpus révèle deux phases distinctes : la première, jusqu’en 1981, où Franck Venaille, partant de l’expérience du direct radiophonique, questionne les frontières entre réel et fiction ; la seconde, à partir de 1984, où, recourant davantage au montage, il développe et tresse ensemble des thèmes, des lieux et des figures que l’on retrouve également au premier plan de son œuvre littéraire. Au terme de ce parcours d’écoute se dégage avec évidence l’idée que l’écriture radiophonique de Venaille s’inscrit, comme celle pour le livre, dans une même quête de connaissance de soi, de tension vers une vérité intime, mais aussi de guérison morale et physique. La radio forge en outre chez lui une sensibilité aux voix, aux moirures des timbres et des parler, laquelle, jointe à sa passion de l’opéra et du cinéma, l’amène peu à peu à concevoir ses émissions comme des polyphonies dramatiques dont il serait l’un des principaux personnages.

Franck Venaille was one of the leading authors and producers of the Nuits magnétiques between 1978 and 1993. He was also one of its emblematic voices. Drawing on all the programmes he produced for this radio programme, this article highlights the originality and coherence of his contribution to Nuits magnétiques. An examination of the corpus reveals two distinct phases: the first, up to 1981, when Franck Venaille, starting from the experience of live radio, questioned the boundaries between reality and fiction; the second, from 1984 onwards, when, making greater use of editing, he developed and braided together themes, places and figures that are also to be found at the forefront of his literary work. At the end of this listening journey, the idea emerges clearly that Venaille’s radio writing, like that of the book, is part of the same quest for self-knowledge, for tension towards an intimate truth, but also for moral and physical healing. Radio also forged in him a sensitivity to voices, to the moiré sounds and speech, which, combined with his passion for opera and cinema, gradually led him to conceive his broadcasts as dramatic polyphonies in which he would be one of the main characters.


 

Texte intégral

Si j’ai choisi ce titre, c’est pour au moins trois raisons. Je voudrais d’abord rendre hommage à ce poète qui depuis l’été 2018 est entré dans une autre nuit, plus mystérieuse et plus impénétrable que celle de la radio nocturne ; rendre hommage en particulier à cette voix inoubliable, qui aura marqué de son timbre profond et doux, pendant près de vingt ans, l’univers des Nuits magnétiques. Elle fut pour beaucoup une sorte de port d’attache sentimental, une voix que l’on guettait au transistor, une voix familière, rassurante, en même temps que tout emprunte de mystère – « une voix qui ne quitte jamais son secret », a pu dire Colette Fellous [1]. Venaille magnétique donc, pour la force d’attraction exceptionnelle de cette voix des ondes nocturnes. « Venaille magnétique » aussi en ce qu’il fit partie des fidèles entre les fidèles parmi les nombreux producteurs des Nuits magnétiques et que, avec Bruno Sourcis, il fut même à l’origine du titre retenu pour ce nouveau programme de 1978, ayant produit deux ans avant, au sein d’Avignon 76  continué en 1977 par Avignon  ultra-son, une séquence intitulée « Magnetic ». Il y a dans cet adjectif la volonté de mettre en avant à la fois un effet de réception (la puissance d’attraction de l’écoute) et un support technique spécifique valant moyen d’expression à part entière, comme le revendiquaient alors la plupart des professionnels de la radio intéressés à développer un art radiophonique autonome. Enfin, dans cette expression « Venaille magnétique », j’invite à entendre ce nom lui-même de « Venaille » : un nom qui n’allait pas de soi pour l’écrivain et dont l’émergence progressive au sein de l’œuvre littéraire ne fut sans doute pas étrangère à son affirmation régulière – et publique – au micro. Si Veinstein disait (en une forme de reproche ?) que Venaille « faisait un petit peu des émissions autour de lui [2] » (un petit peu trop, semblons-nous entendre…), gageons ici que l’aventure des Nuits magnétiques fut d’abord et avant tout pour cet auteur celle d’une quête intérieure, liée indissociablement à celle de l’écriture.

Le cas de Venaille est particulièrement intéressant pour réfléchir aux rapports entre radiophonie et littérature. Nous avons là (une fois de plus) le cas d’un écrivain qui se trouve avoir énormément écrit pour la radio – puisque toutes ses interventions orales dans les séquences dont il fut le producteur, consistent en des lectures de textes (les siens comme ceux des autres) – sans que jamais pourtant dans les études critiques n’ait été envisagée comme apparentée à l’œuvre littéraire cette immense et très cohérente production radiophonique. Avec Venaille pourtant, on constate très vite que la radio n’est pas un dehors de la littérature : radio et littérature – et ce même hors des émissions de pure fiction – apparaissent comme des domaines contigus, ou adjacents. Pour Venaille, je retiens l’image de la « contre-allée », où il se plaît tant, dit-il, à cheminer [3]. La radio ne serait-elle pas l’une de ces « contre-allées » de la création littéraire ?

Le titre de ce numéro nous invite à réfléchir à « la part des écrivains » au sein des programmes de la radio d’art et d’essai ; mais l’envers de cette question n’est-elle pas de se demander ce que la radio a pu apporter aux écrivains-producteurs ? Or cette question se pose tout particulièrement pour quelqu’un qui, comme Venaille, a travaillé de si nombreuses années pour une même émission : son travail pour France Culture ne peut être réduit à un pur et simple gagne-pain ; on ne peut non plus y voir seulement le terrain génétique et matriciel de l’œuvre littéraire, laquelle seule compterait dans notre perception finale de l’auteur. La richesse des émissions produites par Venaille, et leurs liens évidents avec les livres publiés, troublent nos habitudes et ornières de « littéraires » : au fond, la question qui se profile à l’horizon de cette étude est celle de comprendre ce que représentèrent la radio et l’écriture radiophonique pour un écrivain comme lui. Ma démarche sera donc la suivante : je commencerai par réfléchir à ce qu’a apporté de spécifique l’écrivain Franck Venaille aux Nuits magnétiques, avant de me pencher sur la poétique de la bande (magnétique) qu’il développa au fil des années. Je terminerai enfin mon propos par un essai de synthèse pour comprendre la place profonde qu’occupa la radio dans son travail d’écrivain.

1. Franck Venaille à Nuits magnétiques

Comme chacun des écrivains-producteurs des Nuits magnétiques, Franck Venaille à la fois participe d’une aventure collective et marque le programme de sa propre personnalité. Qui est-il lorsqu’il commence à travailler en 1976 comme producteur à France Culture ?

1.1. Point de départ

Âgé de tout juste 40 ans, il s’est fait une place dans le milieu littéraire, notamment depuis la publication de Caballero hôtel en 1974 chez Minuit, un livre – « ni roman ni poème », dit-il – qui est « peut-être l’une des possibilités […] de faire une littérature qui ne doive absolument rien à la littérature, quelle qu’elle soit [4] ». On se doute qu’une telle déclaration ait pu plaire à Alain Veinstein qui recherchait alors, pour constituer son équipe de producteurs, des écrivains capables « d’oublier qu’ils étaient écrivains » pour « faire quelque chose qui […] éloigne de la littérature », ainsi qu’il l’explique à Christophe Deleu dans l’émission que ce dernier consacre à Nuits magnétiques en 2013 : « on oublie la page blanche », disait-il encore, « on pense radio, avec les possibilités qu’offre la radio de raconter des histoires [5] ». Venaille, qu’il recrute dès 1976 pour une séquence de Avignon ultra-son, apparaît bien comme l’homme de la situation.

Franck Venaille est aussi à cette époque un homme de réseau, notamment par la revue qu’il dirige de 1968 à 1974, Chorus, où se croisent écrivains, peintres et plasticiens soucieux de redonner une place au « concret », à la « réalité » telle qu’elle s’expérimente dans la rue, la ville, l’environnement le plus quotidien (en réaction à des revues comme Change et Tel Quel). Malgré la fin de Chorus, et la rupture franche avec certains de ses membres, Venaille arrive donc à la radio avec toute une équipe, puisque pour ses émissions il fait appel à certains des écrivains et des artistes qui ont participé à la revue (comme Claude Delmas, Christian Boltanski, Jean-Pierre Le Boul’ch, et surtout Jacques Monory, qu’il invite tout au long de sa carrière d’homme de radio) ; il reprend aussi pour la radio de nombreux thèmes de prédilection : le pop art et la figuration narrative, les films noirs et les polars américains, la ville et ses lieux interlopes, etc. Après Chorus, Venaille fréquente assidûment l’atelier de Raquel où ont lieu les fameuses soirées d’Orange Export Ltd. autour du poète Emmanuel Hocquard. C’est là qu’il côtoie ceux qui vont lui ouvrir les portes de la radio – Claude Royet-Journoud, Jean Daive, Alain Veinstein notamment ; c’est là aussi que se noue et s’alimente un nouveau rapport à l’écriture, plus réflexif, plus critique. En 1978, il fonde une nouvelle revue, Monsieur Bloom, à laquelle s’agrègent aussi bien les amis d’Orange Export Ltd. que plusieurs écrivains-producteurs de la radio, notamment ceux de Nuits magnétiques (on y retrouve ainsi, entre autres, Emmanuel Hocquard, Alain Veinstein, Mathieu Bénézet, Hubert Lucot, Olivier Kaeppelin, Jean-Pierre Milovanoff…). Définie par Venaille comme un « laboratoire du langage » ou encore un « lieu clos de création où des œuvres et des écrivains interrogent les formes du réel » [6], Monsieur Bloom apparaît dans une continuité parfaite avec cet autre laboratoire que représente le programme Nuits magnétiques. En témoignent par exemple ces « avis de recherche » et « rapports de police » à la fois publiés dans le premier numéro de la revue (juin 1978) et lus au micro tout au long de la semaine du 29 mai au 2 juin 1978, dans la séquence « Nuit, night, notte, nacht ». Jusqu’en 1981, année du dernier numéro de Monsieur Bloom, radio et revue se font ainsi écho, semblent se prolonger l’une l’autre. On remarque que 1981 constitue aussi un temps d’arrêt dans la production radiophonique de Venaille : il ne reprend en effet les séquences produites à Nuits magnétiques qu’en mars 1984, soit trois ans après, avec des thèmes d’inspiration globalement différents, mais toujours aussi personnels et en écho à ses préoccupations littéraires du moment : notamment l’opéra, le sport et les souvenirs d’enfance, le rapport des écrivains aux villes.

1.2. Bref panorama des Nuits Venaille

On peut repérer deux époques bien distinctes dans les productions de Venaille pour les Nuits magnétiques. La première, de 1978 à 1981, se caractérise par deux types d’émissions, d’ailleurs souvent entremêlés : les uns qui travaillent la matière du réel et interrogent son rapport au langage, avec des récits de vie quotidienne, des descriptions en direct de lieux urbains, des lectures de documents (avis de recherche, bottin, faits divers…) ; les autres qui, par une mise en abyme du moment d’enregistrement et de diffusion du programme, s’intéressent à la nuit pour elle-même, nuit réelle autant que fantasmée (il interroge ainsi des artistes noctambules, lit des romans noirs…).

Ce travail sur les rapports entre réalité/langage/fiction n’est pas propre à Venaille, quoiqu’il ait été déjà au cœur de ses deux revues : c’est là une préoccupation majeure de l’époque, commune aux milieux littéraires, artistiques, philosophiques, linguistiques – et que l’on retrouve d’ailleurs au cœur du projet même des Nuits magnétiques ; rappelons aussi qu’au même moment – est-ce une coïncidence ? – Perec prépare pour l’ACR sa fameuse Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978 (diff. le 25 février 1979), qui n’est pas sans faire écho aux « interventions » de Venaille, la semaine du 6 au 10 novembre 1978, intitulées « Franck Venaille en direct dans Paris ». Voici une transcription d’extraits des première et deuxième « interventions » [7] :

Quelqu’un marche. Vous entendez ? Ses pas, sur le bitume. Quelqu’un marche. C’est moi. Je pourrais être un tueur perdu dans la ville. Je pourrais être une sorte de justicier. Il est 22h40. Tout est calme, devant le 4 avenue Émile Zola. Alors, c’est cela, je marche, je regarde, j’écoute, je suis votre oreille, 10 fois dans la semaine. Tout à l’heure, j’étais à l’intérieur de la voiture, avec beaucoup de problèmes techniques. J’imaginais les studios, de l’autre côté de la Seine, les longs couloirs vides, le vide, comme ici. Je vous demande d’imaginer. Je vous demande de croire que la réalité existe. […]

Maintenant, de l’autre côté de l’eau, là-bas, ce sont des voitures. Un, deux, trois, quatre. Les phares se reflètent dans l’eau et moi, hop, je lance des cailloux. Cette fois-ci je suis au bord de la Seine. Vous me voyez ? […] 23h21. J’espère que vous entendez le bourdonnement des voitures. Phares jaunes, petite lumière arrière rouge. Devant moi, l’île. Au bout, la Statue de la Liberté, modèle réduit. C’est là, devant moi, à quelques mètres, tout cela noyé dans le béton. Ici, autour de moi, cailloux, feuilles pourries, bouteilles vides c’est assez dégueulasse, de la terre de la boue, en pleine ville. Je vous parle en plein cœur de la ville – le cœur, quel mot ! […] Je pourrais vous dire que je traque l’événement, mais l’événement c’est cela : un homme dans la ville, des hommes des femmes qui écoutent. Il ne se passe rien. Je voulais vous faire entendre le bourdonnement de la ville, vous y êtes ? Et puis écouter le bruit que fait un caillou dans l’eau. C’est tout. […]

Le temps « réel » de la communication radiophonique n’est en fait qu’une porte ouverte sur l’imaginaire, ce que renforce bien sûr le fait que l’auditeur ne voit pas celui qui lui parle. Ce que Franck Venaille a à cœur de montrer, ici comme dans toutes les émissions de cette période, c’est la manière dont réel et fiction s’entremêlent : à la fois comment des documents, des éléments issus du réel, viennent frapper l’imagination pour créer des récits, des fictions, faire naître des personnages, et inversement comment le réel est traversé par un imaginaire, perçu au travers de représentations culturelles. Nombreux sont ses interlocuteurs qui viennent alimenter cette réflexion. Je pense en particulier à cet entretien avec le jeune Christian Boltanski parlant de ses photographies et déclarant par exemple : « […] quand on prend une photo, on recopie ces images apprises dès l’enfance, c’est-à-dire qu’on fait pas la photo de la plage qui est devant soi, mais la photo d’une plage apprise [8] ».

Pour l’auditeur, se dégage de cet ensemble d’émissions de la première période une double leçon, contradictoire : 1. le réel existe et demande à être perçu plus attentivement (dimension de l’infra-ordinaire) 2. le réel n’existe pas (puisque rien n’échappe aux représentations et aux projections imaginaires).

La seconde période va de 1984 à 1993, avec des productions de Venaille beaucoup plus espacées dans le temps, qui entrelacent cette fois un matériau fictionnel et quasi mythologique (celui des opéras notamment, mais aussi les villes présentées comme des lieux mentaux et culturels) à des méditations personnelles, voire des fragments autobiographiques : à partir de ce moment, Venaille-producteur s’affirme davantage comme auteur, se montrant hanté lui-même par un certain nombre d’écrivains (Jouve, Saba, Maeterlinck…), de lieux (les Flandres, Paris), d’histoires et de personnages (le prince Golaud de Pelléas et Mélisande, Don Juan le libertin, Wozzeck le soldat…) – obsessions revenant d’émissions en émissions… ainsi que de livre en livre. Ce qu’il cherche à cette époque à transmettre aux auditeurs ce n’est plus seulement, comme au début de Nuits magnétiques, une réflexion sur le réel ou une matière à des rêves éveillés, mais, au fond, un accès direct – en actes, par des effets de miroir entre lui-même, Venaille, et les artistes et écrivains qu’il évoque – un accès aux mécanismes mentaux, émotionnels, aux chemins intérieurs conduisant à la création artistique (d’où l’exploration des rapports d’un écrivain à une ville ; d’un écrivain à un autre écrivain ; la résonance des lieux avec les souvenirs d’enfance ; des lectures symboliques du réel, etc…). Je dirais que durant cette seconde période, Venaille apparaît sous les traits d’un poète-producteur très éluardien, inspiré… et inspirant.

En guise de synthèse de cette première partie, je voudrais revenir sur la déclaration d’Alain Veinstein disant que Venaille « faisait un peu des émissions autour de lui ». Qu’est-ce à dire ? J’ai envie de rapprocher la démarche de Venaille de celle de Baudelaire dans « Les fenêtres », Baudelaire pour qui la rencontre plus ou moins fantasmée avec autrui (depuis une fenêtre fermée !) n’a au fond d’autre utilité qu’un approfondissement de la conscience et de la connaissance intime de soi-même : « Peut-être me direz-vous : “Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ?” Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ? », écrit Baudelaire. Il me semble que plus les années passent, plus c’est ce type de rapport tout subjectif à la réalité qui s’exprime dans les émissions produites par Venaille (bien loin de l’objectivisme américain alors en vogue en France et auquel il a pu parfois faire référence). Si l’on considère par exemple les personnes qu’il interroge, on se rend compte que contrairement à d’autres producteurs de Nuits magnétiques, il n’interroge pas des inconnus, il ne va pas au hasard des rencontres, mais il interroge de préférence des amis, en particulier des écrivains et des artistes de son entourage. Ou alors, pour les reportages sur des lieux (villes, quartiers, stades…), il va chercher des témoins-clefs, des mémoires locales beaucoup plus que des habitants lambda. Typique aussi est son entretien avec le cycliste Raymond Impanis, idole de sa jeunesse, qu’il entremêle à des récits de souvenirs d’enfance, des méditations sur les âges de la vie et à des archives radiophoniques. Dans cet extrait, qui précède la diffusion d’extraits de l’entretien à proprement parler, Venaille fait de cette rencontre une scène de son roman personnel, placée sous le signe d’une discrète désillusion :

Dites, Raymond Impanis, dites, comment c’était autrefois, la vie, la course, dites. Je vous ai vu arriver dans votre costume bleu, nous avions rendez-vous dans un hôtel de Bruxelles. C’était cela : un rendez-vous si longtemps après. Dites, j’ai attendu ces trente années-là pour vous voir, pour vous rencontrer. Je voulais être certain que les blessures soient « cicatrisées », c’est ce que l’on dit. Je ne voulais pas que l’enfant souffre encore, dites, Raymond Impanis, peut-être l’avez-vous senti. Un matin donc, dans le hall d’un hôtel, il le vit arriver. Il savait qu’il était là, mais de plus il le vit arriver. Il vint. Oh oui, mais si, dit-il. Et il lui dit merci. Ils parlèrent. Il y eut même des quiproquos dans la conversation. Par exemple : Je vous demande ce que cela vous faisait de porter le maillot noir rayé de jaune et de rouge. Et vous me répondez sur un tout autre sujet. Il portait un costume bleu. Ils ne se revirent plus jamais [9].

La séquence se termine par un magnifique « credo » des enfants, car ce qui compte pour Venaille, on le comprend ici, ce n’est pas tant la désacralisation que la préservation, teintée de nostalgie, du monde de l’enfance, avec ses idoles, ses mythes, ses croyances, comme autant de réserves d’énergie :

Les enfants disaient : « Et de qui parlez-vous, tous ? Nous les enfants, nous sommes au commencement de tout. C’est nous qui avons tout commencé, et nous croyons en tout. Oui, nous y croyons. Nous croyons au langage des fleurs et aux pierres porte-bonheur, nous croyons aux plumes de paon et nous croyons aussi aux étoiles. Nous croyons aux feuilles de thé, au cheval blanc et à la fille aux cheveux roux. Nous croyons à la lune, au rouge dans le ciel. Nous croyons aux aboiements d’un chien, en tout ce qui est mortel et immortel. Nous croyons même aux araignées, aux poissons-rouges et aux coucous. Nous croyons à tout ça, nous les nains, les enfants, tout et tout et tous et chacun on est pareils. Nous sommes, le monde entier est comme nous les enfants, le monde entier croit à tout, et nous aussi nous y croyons, et le monde entier croit en nous et en vous. » Tout le monde dans l’hôtel se taisait. Je regardais Raymond Impanis, et c’était tout.

On pourrait croire à première vue, avec tous ces artistes et célébrités interrogés, que Venaille détone par rapport au projet de Nuits magnétiques relatif à la « culture » savante ; Alain Veinstein n’affirme-t-il pas : « Ce que nous voulions, c’était faire entendre la parole des gens qui n’ont pas une position dans le monde de la culture, mais qui ont des choses à dire sur les sujets qui nous concernent tous [10] » ? Pourtant, Venaille à sa manière respecte ce projet de décentrement culturel et ce, au moins de deux manières : 1. les artistes interrogés sont au mieux nommés (parfois ils ne le sont même pas, simples voix rendues à leur anonymat), en tout cas jamais précédés d’un curriculum vitae imposant ; et surtout Venaille les fait parler autrement que dans la plupart des entretiens traditionnels de la station : il s’agit de les faire parler de leur vie et de leurs habitudes quotidiennes, de leurs sentiments et de leurs expériences affectives plutôt que leurs œuvres. Venaille ouvre le micro à la parole intime, à la confidence, dévoile les mondes intérieurs et mentaux des artistes – ce qui correspond aussi, on le sait, à une certaine tradition de la création radiophonique. 2. Venaille déhiérarchise culture savante (ou cultivée) et culture populaire, avec l’idée surtout que, dans l’esprit de l’artiste – et dans le sien au premier chef ! – tout se mêle (mais c’était déjà la leçon d’Apollinaire !) : en cela ses émissions forment un essai de représentation d’une « culture au pluriel », pour reprendre la notion contemporaine de Michel de Certeau, où littérature, cinéma, musique nourrissent et forment autant l’esprit que les cultures du stade, de la rue, des bars, etc.

C’est une lecture interprétée, c’est-à-dire que ce n’est pas le texte intégral de la nouvelle, c’est un texte que j’ai travaillé, que j’ai condensé, que j’ai repris et dans lequel je me glisse aussi en tant qu’homme de radio [11]

Typique de sa démarche est encore ce portrait subjectif de Baudelaire du 20 mars 1979, présenté ainsi la veille de la diffusion :

« Baudelaire à une voix », c’est-à-dire Baudelaire avec ma voix, et Baudelaire aussi ce qui apparaît dans son œuvre, dans sa vie, les sortes de moments forts qui se dégagent de son existence, tout au moins ceux que moi-même j’ai remarqués, qui m’intéressent. Baudelaire à une voix, c’est quelqu’un, moi en l’occurrence, qui parle d’un poète qu’il aime, sans artifice, c’est-à-dire en direct, sans le recours au mixage, tentative et tentation d’essayer de faire jouer une voix, nue, neutre, enfin nue, face à un texte, qui existe comme ça, que l’on connaît, que l’on connaît parfois mal, et d’essayer de lui redonner vie à travers justement des éléments aussi de biographie de la personne qui parle. En fait, ce Baudelaire-là, c’est surtout Baudelaire face à sa mère, c’est l’œuvre de Baudelaire éclairée, ou dans le noir justement, par rapport à la mère. Et peut-être que c’était ce qui m’intéressait moi de parler, de parler de la mère de Baudelaire, et peut-être à partir d’elle de toutes les mères.

La position de Venaille dans les séries qu’il produit n’est donc pas celle d’un « simple » producteur, mais bien celle d’un auteur, affirmant son « je » d’écrivain (ainsi que son nom de famille), lisant ses propres textes et travaillant à une mise en scène autobiographique de soi. Ce matériau autobiographique sert de fil rouge aux émissions ; et cela, même d’une séquence à l’autre : l’auditeur fidèle et attentif aura ainsi l’impression de connaître Venaille – du moins son propre personnage – au fil des Nuits et des années.

Cette unité autobiographique – ou pseudo-autobiographique – perceptible dans son travail radiophonique fait bien sûr écho à celle de l’œuvre imprimée. Mais que pouvons-nous dire de son écriture pour la bande magnétique ? Quelle poétique se dégage de ces quinze ans d’émissions pour Nuits magnétiques ?

2. Écrire avec la voix

Bizarrement (et malheureusement pour nous…), Venaille a peu parlé de son travail d’écriture pour la radio. Et souvent, il a plutôt mis en avant les convergences, voire les similitudes entre son travail de poète et son travail d’homme de radio. Mais s’il y a bien une chose qu’il découvre, dont il prend conscience avec force grâce à l’expérience de la radio, c’est le pouvoir expressif des voix, et en particulier de sa propre voix. Dans le dernier numéro de Monsieur Bloom en 1981, voici ce qu’il dit de l’écriture radiophonique :

L’écriture radiophonique, c’est la bande-son, la bande magnétique. C’est là que tout se passe. […] L’écriture de la radio, le corps et le lieu de la voix, c’est la bande magnétique, il n’y a pas à sortir de là. […] Je me suis aperçu que c’était en fait ma voix elle-même qui dans ce lieu était ma propre écriture [12].

Et dans la première émission de « Nuits confidentes », du 27 août 1979, on tombe sur un petit joyau de poème sonore dans lequel Venaille énumère différentes expressions et définitions autour du mot « voix », en un murmure lancinant, allant crescendo, sur une musique au piano :

… de vive voix, à demi-voix, en baissant la voix, à voix presque basse ; sons articulés qu’entendent les visionnaires, faculté de chanter ; une belle voix, une voix juste ; Jeanne d’Arc entendait des voix, la voix du clairon, les chiens donnèrent de la voix ; son, bruit, qui résulte des vibrations de l’air ou de certains corps sonores, voix, V, O, I, X, voix, mouvement intérieur qui nous porte à faire quelque chose, ou qui nous en détourne, la voix du sang, de la nature, etc., voix, aiguë, grave, nasale ; épithètes courantes : forte, faible, bonne, belle, haute, douce, claire, nette, criarde, tonitruante, aigre, suave, désagréable, musicale, harmonieuse, cassée, usée, éteinte, rude, gâtée, tue, discordante, enrouée, rauque ; voix, V, O, U, A ; famille de mots : voyelle, vocalise, convocation, évoquer, équivoque, vocalise, évocatoire ; la déesse aux cent voix ; de vive voix… [le texte se répète et s’efface progressivement, tandis que monte la voix de Tom Waits chantant « Muriel »]

Ce moment radiophonique est d’autant plus intéressant qu’il est le parfait pendant du passage consacré aux définitions du mot « mémoire » dans le texte qui paraît au même moment dans Haine de la poésie [13]. Pour Venaille, la voix serait donc à l’écriture pour la bande magnétique ce qu’est la mémoire à l’écriture pour le livre.

Et en effet, la voix, concrète, avec toutes ses caractéristiques sonores – naturelles ou travaillées (timbre, accent, débit…) – est un puissant tremplin pour l’imaginaire. Venaille en joue souvent, comme d’un masque, pour s’inventer un personnage aux oreilles de l’auditeur : masque de l’assassin, du criminel souvent, passant nocturne un peu effrayant. Pas besoin du masque-pseudonyme de Lou Bernardo ici, la voix suffit, comme dans cet extrait de la séquence des Nuits intitulée « Approche de la réalité [14] » :

On se sent drôle sans arme. Je l’ai laissée dans un tiroir de ma chambre. L’hôtel n’est pas loin d’ici, il me suffit de traverser la Tamise. En attendant, je vous dis Bonsoir. Cet après-midi, je marchai dans Hyde Park, j’y ramassai les premières feuilles. Je vous les offre. Une feuille, une cartouche, une feuille, une cartouche. C’est du neuf millimètres. Elle rentre aussi facilement que les autres et à la sortie, tenez, sous l’omoplate, le trou est… large, comme une feuille. Non, vous ne craignez rien, d’ailleurs je suis désarmé. Je vous parle. Je n’ai que ma voix, et puis c’est pour de rire, comme l’on disait.

À côté de ces masques vocaux, il y a aussi la diction si particulière qu’adopte Venaille dès les premières émissions. Lente, grave, plutôt monodique, elle se caractérise par un débit presque télégrammatique, avec des pauses non syntaxiques, étrangères à la grammaire de la langue. D’où immédiatement pour l’auditeur l’impression d’avoir affaire à une diction de nature poétique. L’effet est étrange et ambigu : à la fois se dégage une certaine froideur, le ton choisi correspondant à l’idée qu’on se ferait d’un certain objectivisme ; et en même temps se maintient un effet de lyrisme assumé, lequel prend d’ailleurs de plus en plus d’ampleur au fil des années. Et puis il y a cette voix dramatique, tragique, incarnation même du destin dans certaines émissions, comme dans la très belle séquence intitulée « Le roman de Pelléas et Mélisande » en janvier 1992, où Venaille martèle régulièrement, détachant chaque mot : « Un / crime / se / prépare » :

Une dernière fois, l’ampoule rouge vient de s’allumer et je suis seul dans ce studio nocturne, avec des personnages – mes personnages – qui peu à peu, je l’espère, deviennent les vôtres. Saisissez-vous de votre transistor, approchez-le de votre oreille. Voici l’instant des confidences ultimes. Il s’agit d’un crime, il s’agit d’un corps jeune et beau qui va tomber, tomber, tomber, emportant dans sa chute rêves de jeunesse, parfums du monde, sentiments de révolte et d’acceptation aussi. Un homme va en tuer un autre à cause d’une femme. […] [15]

Plusieurs modèles non littéraires influencent l’écriture de Venaille : dès 1975 dans l’entretien avec Jean Daive, il dit avoir emprunté au cinéma une certaine pratique du montage, avec plans et séquences, pour son livre Caballero hôtel ; or ce modèle cinématographique vaut aussi pour l’écriture radiophonique. Voici ce qu’il déclare par exemple dans l’émission commémorant les dix ans de Nuits magnétiques en 1988 :

L’expérience, c’est que j’ai découvert que la bande magnétique c’était exactement comme de la pellicule, que je faisais de la radio non pas parce que je ne pouvais pas faire de cinéma, mais parce que ça le remplaçait parfaitement bien [16].

Les hommes de radio d’alors auront peut-être bondi devant une assimilation aussi simple entre radio et cinéma, assimilation courante dans les années 1920-1930, mais devenue quasi tabou à partir des années 1950, à une époque où les moyens techniques de l’enregistrement sonore rendent davantage possible le projet d’un art radiophonique vraiment autonome. Pourtant, la suite de son propos vient nuancer un peu cette référence au cinéma :

J’ai jamais souffert de ne pas avoir de caméra, je me suis jamais senti lésé de ne pas avoir d’image, je me moque royalement des images ; dans ce que j’écris y a rarement d’histoire, pas d’intrigue, pas de psychologie, quelques personnages qui passent comme ça, et c’est plutôt un sentiment un peu d’angoisse qui perdure comme ça tout le long des livres, et à la radio j’essaie de faire la même chose, c’est-à-dire d’axer plutôt sur des témoignages, des confidences de gens en qui j’ai confiance…

Au fond, Venaille ne cherche pas à élaborer des « films radiophoniques » comme on peut en trouver dans d’autres types de programmes (à l’ACR notamment), cette « radio un peu trop sophistiquée [17] » qui ne l’intéresse pas, comme il le dit : ce qu’il recherche, c’est d’abord la transmission d’un « sentiment », par des moyens échappant en partie au langage verbal. L’histoire, le décor, les personnages éventuellement convoqués (évoqués) ne sont que des prétextes au surgissement du sentiment, d’une certaine atmosphère émotionnelle. Un exemple : lorsqu’il lit (et récrit) les nouvelles de Mary Flannery O’Connor, il présente ainsi son ambition :

J’ai l’impression qu’il faut qu’il y ait une voix qui se dénude et qui attrape comme ça des milliers de personnes qui sont chez elles, et essayer de les sortir un peu de leur état présent, et leur amener autre chose. Alors, cette autre chose, ce soir et toute la semaine, c’est le Sud, et j’aimerais beaucoup – enfin cela c’est un pari un peu insensé mais – j’aimerais beaucoup que pendant toute la semaine les gens ressentent vraiment la chaleur, le soleil, la poussière du Sud, la violence interne ou parfois la violence dans la rue [18]…

Ce concept de « voix nue », ici « dénudée », est bien sûr central dans la poétique que développe Venaille dans Nuits magnétiques. Il comporte l’idée de dépouillement, de simplicité, mais aussi de don de soi (à moins qu’il ne s’agisse d’une captation ? – Venaille ne parle-t-il pas d’« attraper » les auditeurs ?), presque d’un certain érotisme – d’un « magnétisme » à tout le moins. Comme le dit Viviane Forrester au cours d’un entretien avec Venaille : « La voix charrie des choses que la langue ne charrie pas [19]. » C’est cette puissance émotionnelle hors langage articulé qui fascine tant Venaille – ce qu’il trouve également dans le sport (les cris des supporters) ou le langage animal.

L’autre modèle artistique pour ses émissions de radio, qui s’affirme au fil des années et tend à supplanter le modèle cinématographique, c’est celui de l’opéra ; là encore, c’est une forme qu’il expérimente aussi hors radio, pour la scène comme pour le livre (Opéra buffa paraît en 1989, de même que K.L.A.S.E.N, opéra en 3 actes et 15 scènes). Cette forme opératique s’entend non seulement dans les émissions qu’il consacre à ses opéras fétiches (Wozzeck, Don Giovanni, Pelléas et Mélisande), mais également dans des émissions de cette époque portant sur de tout autres sujets (comme la très lyrique et très belle séquence intitulée « Souvenirs d’en Flandres », diffusée du 8 au 11 septembre 1987) : avec toujours cette technique de faire alterner des textes lus et écrits par lui-même, pour l’émission, et les voix vives de ses interlocuteurs, le tout entrecoupé ou accompagné de musique. L’impression sonore créée est celle d’un équivalent à la radio de l’alternance récitatifs/arias à l’opéra.

3. Place de la radio dans le travail du poète

Au-delà de cette poétique de la bande magnétique, il est clair que le travail radiophonique de Venaille occupa une place déterminante dans sa vie et son parcours d’écrivain. J’ouvrirai seulement ici quelques pistes, que je tâcherai de développer dans des travaux ultérieurs.

Tout d’abord, on l’aura compris, écriture pour la bande magnétique et écriture pour le livre ont marché de conserve : il est clair que les émissions de radio, avec leurs lots de voyages, de rencontres, de paroles échangées, de textes lus et récrits, ont directement nourri l’écriture des livres. Je renvoie à la liste des émissions donnée en annexe, en particulier à la quatrième colonne mentionnant ce que j’ai appelé les livres-échos.

La dernière émission dont il fut le producteur pour les Nuits magnétiques date de 1993 (diffusée en janvier 1994). Après cela il écrivit encore de temps à autre pour la bande magnétique, notamment la série Lettres d’Engadine (feuilleton de 10 épisodes mis en ondes par Marguerite Gateau en 2000). Il y aurait beaucoup à dire de cette belle œuvre, mais je réserve cela pour une autre étude. Toujours est-il que les émissions dont il n’est « que » l’auteur n’ont pas le même statut que celles dont il assume la production. Après 1993 donc, Venaille semble se retirer totalement dans l’écriture livresque, et revenir aussi de manière plus assumée au genre poétique, notamment avec La Descente de l’Escaut en 1995 (une idée soufflée par la descente du Mississippi de J. Roubaud, contée à Venaille dans un entretien de 1979 [20] ?). Mon hypothèse est que c’est le passage par la radio, et l’expérience de l’écriture pour la voix, qui auront permis ce retour plus apaisé à la forme poétique. Venaille ne cesse de rappeler, dans divers entretiens, que sa « haine de la poésie » ne fut qu’une autre forme de la haine de soi. Par exemple dans cet entretien de 1988 avec Mathieu Bénézet :

J’ai marché pendant 55 ans peut-être dans la vie un glaive à la main, j’avais l’impression que je tuais les gens, que je frappais les gens, mais c’était moi que je frappais. Alors maintenant… maintenant j’en ai assez. […] Et maintenant je commence à considérer que je suis peut-être essentiellement avant tout le poète Franck Venaille… par ailleurs écrivain […] parce qu’au fond, faire la guerre à la poésie, c’était encore une fois faire la guerre à soi-même [21].

La radio, avec son dispositif bien particulier de parole, qui plus est la radio nocturne (adresse dans le vide à des auditeurs inconnus et pourtant confidents, caractère éphémère des émissions, flux et fluidité du direct…), la radio revêt une fonction thérapeutique, ou du moins psychanalytique. Ne s’agit-il pas au fond pour Venaille, au cours de ces nuits radiophoniques, de parvenir à la conscience, à la connaissance, à l’acceptation de soi ? « J’étais à la recherche de l’impossible : me comprendre », dit Venaille dans la première lettre d’Engadine [22]. Il me semble que la radio, avec cette poétique du ressassement qu’il suit d’émissions en émissions, avec tout ce travail du souvenir livré aux auditeurs, avec aussi la traversée de différents modèles mythiques d’identification, a pu jouer ce rôle pour Venaille. Elle est ce « souterrain liquide » (belle expression des Lettres d’Engadine, employée également dans l’entretien avec Bénézet [23]), pareille à une source, pareille au fleuve, pareille au ventre maternel dont Venaille cherche à sortir et à renaître. Il faudrait analyser dans les textes écrits pour la radio – en écho aux livres – la thématique de la « remontée à la source », que Venaille fait jouer au sens propre comme au sens figuré ; et aussi cette figure du « marcheur », commune à l’écrivain et au producteur. Dans un entretien de 1984 où il parle de son double, l’écrivain Lou Bernardo, il présente justement celui-ci comme un « marcheur » :

En fait dans mon esprit, c’est vraiment un marcheur, c’est quelqu’un qui avance assez lentement, et qui ressasse énormément les choses, et j’aime bien cette idée d’une écriture qui soit l’équivalence d’une errance, d’une marche, et qui ressasse aussi constamment les mêmes thèmes, qui réapparaissent sous des lumières, un point de vue différent, avec des cadrages différents [24].

C’est exactement ce qu’il fait à la radio. Je citerai encore en écho cette phrase de La Descente de l’Escaut : « J’étais parti pour marcher, pour œuvrer, pour guérir aussi [25] » : trois actions complémentaires, infinies, nées d’un désir, maintenues ouvertes par l’espoir…

Si l’on peut dire que les Nuits magnétiques ont permis à l’écrivain-marcheur qu’était Franck Venaille un voyage initiatique au cœur de sa propre nuit, l’exploration la plus libre des formes d’écriture comme des jeux de masques et de dénudement, il n’est pas sûr pour autant qu’il soit jamais arrivé au jour. L’aube, c’est pour lui la mort, la fin du combat. « J’ai décidé de mourir avant de naître », écrivait-il au seuil de Requiem de guerre (en 2017) : « … c’est lui (l’autre) qui mourra. Moi, je ne mourrai jamais. » – éternité de Franck Venaille, écrivain.

Annexe : liste des émissions de Venaille à Nuits magnétiques

Dates des émissions (enr. et diff.)

Titres

Contenus

Livres-échos

16-20 janvier 1978

« Les clichés »

Réflexion sur le langage, à partir des cours de Lucette Finas à Paris 8 

 

6-10 février 1978

1. « La réalité dans ses lieux »

2. « Télex »

« La radio comme récit du réel » ; « 5 séquences conçues comme de courts films radiophoniques qui partent d’un lieu du réel pour en montrer la force fictionnelle »

  • Le métro aérien à Paris
  • Les corbeilles à papier de John Le Carré
  • 200 chambres, 200 salles de bain, rien qu’un hôtel pourtant
  • Lens
  • L’afflux du vide à Furnes

« Un récit en direct prenant son point de départ dans les faits divers de la journée. » « On verra ainsi comment la radio peut également se faire avec les images. »

 

29 mai – 2 juin 1978

« Nuit, Notte, Night, Nacht »

Lit des avis de recherche de disparus ; les disparus deviennent des personnages de fiction pour Venaille ;

Veinstein parle de la nuit ; lit des textes (mais sans donner l’auteur ; ex. Georg Trakl, « Sébastien en rêve ») ;

Entretien Bénézet/Michel de M’Uzan (parle de ce qu’est l’acte d’écrire) ;

Venaille interroge des artistes qui parlent de leur rapport à la nuit (ex. Claude Delmas ; le photographe Jean-Pierre Bertrand ; Conrad Detrez, Jean Ristat, Bernadette Ronse)

Monsieur Bloom, 1978-1981

6-10 nov. 1978

« Franck Venaille en direct dans Paris »

2 « interventions » chaque soir, quelque part dans Paris ; Venaille décrit ce qu’il voit, ce qui se passe ; appelle aussi les auditeurs à imaginer ; à réfléchir sur la frontière entre réel et fiction.

 

8-12 janvier 1979

« Là-bas, Trieste »

5 émissions sur Trieste, ville « magnétique » ;

  • « Première approche : un chant de mort »
  • « Deuxième approche : le vieux monsieur du café Tommaseo »
  • « Troisième approche : la librairie de livres anciens »
  • « Quatrième approche : l’opéra Giuseppe Verdi »
  • « Cinquième approche : Café et gâteaux sucrés chez Madame Anzelotti »

Trieste, 1985 ;

Umberto Saba, 1989

20 mars 1979

« Baudelaire à une voix »

Rapproche l’impromptu n° 1 en fa mineur de Schubert du visage de Baudelaire pour lui. Suit un portrait mêlé de lectures.

 

21-25 mai 1979

1. « Cinéma invisible »

 

2. « Jukebox »

  • « Enquête en forme de reportage-fiction sur les films jamais sortis sur les écrans » ;
  • « F. Venaille inventera chaque soir, en direct, des histoires éclatées et nocturnes, dont certaines passent par Hollywood, d’autres par les bords de la Baltique ».
 

27-31 août 1979

« Nuits confidentes »

Paris – Bruxelles – Anvers

« Toute la semaine, des voix, des villes, des confidences. » – « Tout ceci est un roman je vous dis »

  • Jacques Monory – lecture de Diamondback + Bataille et Blanchot
  • Emmanuel Hocquard (parle de Tanger puis lit des extraits de ses textes) + photographies de Boltanski
  • Bernard Delvaille (« rêver allongé ») + André Delvaux (« monologue derrière une caméra »)
  • Lit des lettres de G. Trakl ; puis entretien avec Viviane Forrester (« monologue devant des livres »)
  • Jacques Roubaud + Yvan Messac (« Mississippi, peinture, roman noir »).
 

26-30 novembre 1979

« Biographie de Sören Kierkegaard » 

« … une biographie, c’est-à-dire purement et simplement le récit d’une vie, sans littérature, par quelqu’un, Franck Venaille donc, qu’elle a touché de telle façon qu’il peut la raconter comme le ferait un témoin, et malgré la distance ».

 

21-25 avril 1980

« Nuits blêmes »

Lectures de romans noirs (policiers américains des années 50) : « en direct chaque soir, FV ne va pas mettre tout simplement ses bouquins sur la table : il racontera, transposera, démontera sans filet le mécanisme de la peur. Il fera en sorte que même si vous connaissez le policier dont il s’agit, vous aurez tous les cheveux dressés sur la tête » + « voix sorties d’une pochette surprise ») en début et fin de programme (David Harali, photographe ; Maurice Roche, écrivain ; Bernard Delvaille ; Gérard Julien Salvy ; ?)

+ « musiques noires et blanches » (de Londres et d’Afrique)

  • Lecture de Imbroglio negro, de Chester Himes
  • Lecture de Chandelles noires de John Le Carré
  • Lecture de La Chair de l’orchidée, de James Hadley Chase
  • Lecture de Sans espoir de retour de David Goodis
  • Lecture de Diamondback de Jacques Monory
 

22-26 septembre 1980

« Cinq approches de la réalité »

  • « Les orphelins du zéro » (sur les casinos, le jeu)
  • « Rue Blomet »
  • « Red Star »
  • « La fanfare »
  • « Histoires sanglantes »
 

27 avril-31 mai 1981

1. Lecture de Mary Flannery O’Connor

2. Récit d’une journée de vie

3. « Le pays perdu »

  • Chaque soir, double lecture d’une nouvelle de Mary Flannery O’Connor,

  • Récits de 5 personnes de leur journée de la veille.

  • Souvenirs du pays d’origine

 

26-30 mars 1984

« Fictions sur Wozzeck et Jouve »

Fixe l’attention de l’auditeur sur une femme très belle dans le public ; il est jaloux du couple qu’elle forme avec l’homme à ses côtés, « l’auditeur imaginaire », un écrivain, Jouve.

Ensuite extraits de l’opéra, et commentaires lus par Venaille.

Jouve, l’homme grave, 2004

4 avril 1984 > juin 1985

« Mi-temps »

Un mercredi par mois – sorte de « magazine sportif des Nuits magnétiques ».

 

21-25 mai 1985

« Les espions de sa majesté »

Sur la trahison politique – Sélection Prix Italia 1986

 

19-23 août 1985

« Mozart, Don Giovanni, le libertin puni »

Commente des extraits de l’opéra à partir du livre de Jouve sur Don Juan (1942)

Opéra Buffa, 1989

Les Grands opéras de Mozart, 1989

K.L.A.S.E.N, opéra en 3 actes et 15 scènes, 1989

25-28 mars 1986

« La jalousie »

Témoignages et lectures sur le thème de la jalousie

 

09-12 septembre 1986

« Chroniques parisiennes »

  • « Le petit garçon des jardins de la Muette »
  • « Montmartre ou l’horreur de l’enfance »
  • « Le marcheur des deux rives »
  • « Les gens de la nuit »

Hourra les morts !, 2003

8-11 septembre 1987

« Souvenirs d’en Flandres »

  • « La procession des pénitents »
  • « La langue rebelle »
  • « Le passeur d’eau »
  • « Le pays de personne »

La Halte belge, 1994

Descente de l’Escaut, 1995

C’est-à-dire, 2012

8-11 mars 1988

« Chronique policière »

À travers les témoignages, les confidences, les souvenirs de Robin Cook, Jacques Monory, Didier Daeninckx et quelques autres, “Chroniques policières” entend montrer, souligner la spécificité d’un genre littéraire : le roman policier. + lectures par Venaille d’extraits de romans policiers.

 

5-8 juillet 1988

« J’écoute Istanbul »

  • Les barques sur le Bosphore
  • Le porteur du pont de Galata
  • Les enfants d’Istanbul
  • Taksim, place fiévreuse

Le Sultan d’Istanbul, 1991

7-10 janvier 1992

« Le roman de Pelléas et Mélisande »

  1. Le lieu du crime
  2. Les personnages du drame
  3. La Belgique fratricide
  4. François Le Roux entre en scène
 

22-25 novembre 1992

« Lieux-dits »

Série de 4 émissions sur des poètes et leur ville

  1. Constantin Cavafy et Alexandrie
  2. Constantin Cavafy et Alexandrie (2e partie)
  3. Umberto Saba et Trieste
  4. L’appartement de Pierre Morhange et Paris

Pierre Morhange, 1992

27-30 avril 1993

« La trilogie amoureuse »

À partir de la trilogie de Beaumarchais

  1. Les ailes du plaisir
  2. Personnages avec fleurs
  3. Derrière la jalousie
  4. L’amour est dur et inflexible comme l’enfer
 

Diff. 2 janvier 1994

« La démangeaison des ailes »

Émission sur les oiseaux

« la démangeaison des ailes c’est quand il y a une grossesse de l’homme intérieur », dit Marie-Madeleine Davy.

 

Notes

1 Propos tenu par Colette Fellous dans la séquence de Nuits magnétiques intitulée « Le roman de Pelléas et Mélisande », semaine du 7 janvier 1992, 1ère émission.
2 « Nuits magnétiques, bonsoir », Christophe Deleu (prod.), Sur les docks, France Culture, diff. le 3 septembre 2013.
3 « J’ai toujours marché dans les contre-allées. C’est là que je me sens le mieux. Libre ! Détaché ! Pouvant, à tous, cacher ma faiblesse », propos tenu dans son entretien avec Emmanuel Moses, dans Cahier critique de poésie, n° 0, octobre 2000, p. 2.
4 Entretien avec Jean Daive, dans Poésie ininterrompue du 4 juillet 1975 (enr. le 2 juin 1975), France Culture.
5 « Nuits magnétiques, bonsoir », émission citée.
6 Franck Venaille, « Ouverture », Capitaine de l’angoisse animale. Une anthologie 1966-1977, Obsidiane / Le Temps qu’il fait, 1998, p. 15-16.
7 Nuits magnétiques, « Franck Venaille en direct dans Paris », émission du 6 novembre 1978.
8 « Nuits confidentes », émission du 28 août 1979.
9 Nuits magnétiques, « Mi-temps », émission du 2 mai 1984.
10  « Nuits magnétiques, bonsoir », émission citée.
11 Émission du 27 avril 1981.
12 Texte cité par Alain Veinstein, dans Nuits magnétiques du 27 avril 1981.
13 Le texte que donna Venaille au collectif Haine de la poésie (1979), « Comme arrachées d’un livre… », a été republié par François Boddaert dans son Franck Venaille, Paris, Jean Michel Place, 2005, p. 58-64.
14« Rue Blomet », émission du 23 septembre 1980.
15 « Le roman de Pelléas et Mélisande », émission du 7 janvier 1992 (« Chapitre 1 : le lieu du crime »).
16 La Nuit sur un plateau, Alain Veinstein prod., France Culture, émission du 4 janvier 1988.
17 Ibid. : « […] j’aime pas trop la radio un peu trop sophistiquée, enfin j’aime pas la radio qui met en branle un grand personnel, qui fait appel aux comédiens, ça, ça m’intéresse pas du tout. Ce que je vois, c’est le silence, la confidence, et puis surtout vraiment la réhabilitation, si elle a besoin d’être réhabilitée, de la bande magnétique. »
18 Émission du 24 avril 1981.
19 « Nuits confidentes », émission du 30 août 1979.
20  Entretien avec Roubaud dans la dernière émission de « Nuits confidentes », du 31 août 1979.
21 Le Bon Plaisir, Mathieu Bénézet (prod.), France Culture, 10 septembre 1998.
22 Lettres d’Engadine, 1er épisode, Marguerite Gateau (réal.), France Culture, diff. le 6 mars 2000.
23 « J’ai l’impression que l’écriture c’est ce moment justement où l’on est fœtus, où l’on a peur et envie de sortir de ce souterrain liquide et on ne nous en donne pas vraiment les moyens et ensuite on est expulsé […] »
24 Entretien avec Gérard-Julien Salvy, Démarches, France Culture, 11 février 1984.
25 La Descente de l’Escaut [1995], Paris, Gallimard, 2010, p. 64.

 

Auteur

Céline Pardo est agrégée de lettres classiques et membre du Centre d’étude de la langue et des littératures françaises (Sorbonne Université). Elle partage ses recherches entre l’étude de la poésie des XXe et XXIe siècles et celle des relations entre littérature et radio. Elle a publié La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque (PUPS, 2015) et co-dirigé plusieurs ouvrages portant sur les rapports entre poésie et radio. Elle mène également une réflexion sur l’archivage audiovisuel de la poésie : elle a co-dirigé récemment Archives sonores de la poésie (Presses du réel, 2020) et participe à la création d’un site web qui se voudrait un équivalent français de Pennsound ou Ubuweb.
 

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Colette Fellous. La préparation du langage


Dans La préparation à la vie, Colette Fellous dit vouloir « comprendre pourquoi [elle] éprouv[e] ce sentiment de ne pas avoir de langue maternelle alors qu’[elle] vi[t] depuis toujours une relation en amoureuse avec [sa] langue maternelle ». La littérature et la pratique de la radio ont ceci en commun qu’ils interrogent la langue : le silence de l’écrivain, l’écoute de l’interviewer et la parole de l’interviewer se répondent l’un l’autre afin d’interroger l’arbitraire du langage. Finalement, pour Colette Fellous, langage littéraire et langage radiophonique ont ceci de commun qu’ils sont tous deux des préparations à la vie. Cette étude s’intéressera à la trajectoire de l’écrivain, entre la France et la Tunisie, entre sa rencontre avec Roland Barthes et avec la radio, pour comprendre la relation qu’elle entretient avec sa langue.

In La préparation de la vie, Colette Fellous explains that she wants to understand why she feels like she has no mother tongue whereas she has always been in love with her mother tongue. Both litterature and radio try to understand what language is: the silence of the writer echoes to the listening of the writer and to the speaking of the interviewer, in order to question the arbitrariness of the language. To sum up, literary language and radiophonic language are both considered by Colette Fellous as a way to organize her life. This study will focus on Colette Fellous’ course of life, between France and Tunisia, between her meeting with Roland Barthes and with radio, in order to understand the relationship that she maintains with her mother tongue.


Texte intégral

« Ma première émission a coïncidé avec l’écriture de mon premier livre [1] ». En 1982, Colette Fellous publie Roma, son premier livre. La même année elle fait sa première émission de Nuits magnétiques, après avoir fait ses armes à l’Atelier de création radiophonique en 1980. En 1990, elle prend la direction des Nuits magnétiques et en 1997, elle crée en leur sein l’émission Carnet nomade, dont le titre traduit à lui seul la manière dont la littérature s’insinue dans sa pratique radiophonique. Elle présente souvent la radio comme un carnet, qu’on ouvre, qu’on ferme, qu’on médite, avec ses pages de ratures que l’on garde [2], avec ses mots qui se cherchent et ses situations qui s’inventent. Le langage est certes dans les mots, mais il est aussi dans les « couleurs qui se chevauchent l’une sur l’autre, comme des notes échappées d’une fenêtre [3] ». Il est dans l’expression de notre sensibilité :

Nous sommes tous tissés d’invisible, nous marchons en protégeant notre secret, seule notre peau, si fine, soutient tous nos labyrinthes, canaux, veines, chemins d’irrigation, avant de se jeter dans la ville ; attention, attention, en traversant. Oui, notre peau protège une ville entière. On la voit battre encore sous nos paupières [4].

Colette Fellous nous invite à travers toute son œuvre, à la fois radiophonique et littéraire, à tirer ce fil d’Ariane du langage, à travers le labyrinthe de la vie.

1. Aux origines de sa langue

L’écrivaine exprime un rapport incertain à sa propre langue, depuis son enfance. On l’entend souvent chercher ses mots, reprendre ses questions, bien loin de ces journalistes de radio assurés dans leurs propos. « Comment pourrais-je écrire un livre entier puisque je ne sais pas parler [5] ? » Ces précautions avec la langue se sont nourries d’une histoire personnelle oscillant entre les deux rives de la Méditerranée, entre la France et la Tunisie, entre la langue française qui est sa langue maternelle et la langue arabe qu’elle a entendue dans l’enfance mais qu’elle ne parle pas. Colette Fellous est née de parents juifs installés en Tunisie, eux-mêmes originaire d’Italie et du Portugal. Les grands-parents ont parlé le judéo-arabe avant d’apprendre le français à l’école. Elle dit de son père qu’il parle « un français cassé [6] », et elle est l’héritière de cette « cassure » de la langue : n’ayant pas appris l’arabe dans son enfance en Tunisie et le français étant pour elle sa langue maternelle, elle l’a considéré parfois avec ambivalence, partagée entre la volonté d’occidentalisation de toutes les familles juives de Tunisie et leur crainte de perdre leur origine et l’ancrage maghrébin. Comme pour beaucoup d’autres Juifs maghrébins, depuis le décret Crémieux en 1870 accordant aux Juifs algériens la nationalité française, elle nourrit un tropisme très fort pour la culture métropolitaine et pour la langue française, perçue comme une sorte de terre linguistique d’accueil [7]. Elle se présente elle-même comme une sorte de Bel Ami de la langue française [8]. Et c’est sa passion pour la langue française qu’elle va chercher avant tout à satisfaire en venant en France, à Paris, à l’âge de 17 ans. Son rêve de France se réalise quand elle se rapproche des plus grands penseurs de l’époque et poursuit son rapport critique au langage, entre méfiance et adoration, en le déstructurant pour mieux se le réapproprier. Elle rencontre le structuraliste et sémiologue Roland Barthes et se fait accepter à son séminaire de l’EHESS en 1972, dans le beau bâtiment du 36 rue de Tournon. Sa relation avec Roland Barthes est indispensable pour comprendre sa relation au langage (il est sa « présence lointaine », son « guide vagabond » [9]) mais pour comprendre aussi son art de faire de la radio. C’est lui qui lui conseille d’écrire et c’est, en définitive, par certains de ses enseignements que, sans trop le savoir, Colette Fellous va se laisser aimanter par la radio.

2. Le fil d’Ariane du langage tiré par la radio et la littérature

C’est Roland Barthes qui, pour décrisper son rapport à la langue française, lui conseille d’écrire et de s’autoriser à dire « je ». L’écriture devient ouverture au monde : « Je pouvais désormais dire je tout en me débarrassant de moi, c’était magique [10]. » L’écriture a vertu d’analyse et lui ouvre un champ à la fois intime et fictionnel. Lorsqu’elle prend rendez-vous avec un psychanalyste en 1976, parce qu’elle veut devenir elle-même analyste, elle lui explique qu’elle aime par-dessus tout écouter. Elle lui dit aussi vouloir comprendre d’où venait précisément sa relation d’étrangeté avec sa langue. Mais cette séance restera unique car une semaine après, elle envoie une lettre brève à son psychanalyste : « Je ne reviendrai pas. Je préfère rester dans mon non-savoir, je choisis d’écrire [11]. » « Écrire, ce n’est pas renoncer à comprendre, c’est comprendre d’une autre façon », dit-elle [12]. Et en 1977, elle commence à écrire ce qui deviendra Roma, son premier roman, qui paraîtra en 1982.

Ces années d’initiation riment également avec la découverte de la voix. Elle a beaucoup travaillé sur la voix en suivant le séminaire de Roland Barthes ; dans ces mêmes années, elle est comédienne dans des pièces de Brigitte Jacques, elle aime faire vivre les mots, et c’est d’ailleurs en tant que comédienne qu’elle fait ses premiers pas à la Maison de la Radio. Nous sommes en 1975, à l’Atelier de création radiophonique (ACR), où Jean-Loup Rivière, rencontré au séminaire de Barthes, l’a invitée à venir lire des textes :

J’avais beaucoup de plaisir à répéter les mots pour la radio – alors que d’autres comédiens n’aimaient pas du tout refaire – parce que je trouvais que ça ressemblait à l’écriture. Il y a la même patience devant le langage, devant la recherche du mot juste, devant le rythme juste [13].

Entre 1980 et 1982, elle produit quelques ACR, avec l’idée de « faire de la radio comme on écrit » et d’associer étroitement langage radiophonique et langage littéraire (« Quand j’écris, tout est sonore car j’ai comme des bandes-son dans la tête qui ne me quittent pas »). « Ça s’est vraiment fait ensemble, la radio et le roman, puisque ma première émission [« Des ronds dans l’onde »] a coïncidé avec l’écriture de mon premier livre » [14] :

J’étais en train de finir mon premier roman et j’ai écouté dans l’après-midi une musique de derviches tourneurs à la radio, et en écoutant cette musique qui me faisait apparaître des souvenirs très anciens et très confus, je me suis dit tout à coup : j’ai envie de faire de la radio. C’était une espèce de révélation. Cette musique m’avait beaucoup troublée. Il y a beaucoup de sensations fugitives qui ont surgi en moi que je n’arrivais pas à comprendre. Alors, je me suis dit que j’aimerais faire une émission sur la mémoire et tout ce qui tourne, une émission qui soit bâtie comme le roman que j’étais en train de terminer, mais un roman fait avec la voix des autres. Pour essayer de comprendre une émotion, pour essayer d’entrer vraiment dans la parole de l’autre, pour suivre sa pensée d’un mot à l’autre, d’une phrase à l’autre, pour croiser aussi les disciplines, pour faire tourner le monde. Et faire que tout apparaisse et sonne comme un chœur, un ballet, une chorégraphie [15].

Mais si Colette Fellous aime et découvre avec passion l’exploration des sons menée à l’ACR, elle ne trouve pas entièrement sa place dans cette émission formellement très élaborée, qui ne laisse pas assez place aux émotions, et qui au fond explore un langage du son plus que de la parole. Nuits magnétiques, qu’elle écoutait très fidèlement depuis sa création en 1978 et qui accueille sa première production en 1982 (série « La première fois »), lui convient mieux : là, on prend la parole au sérieux, on a confiance dans le langage et on en joue ; là, on cherche ce qu’il y a derrière les paroles, la vie qui passe entre les silences et les mots ; on cherche sans cesse à tresser ensemble la parole, le silence et l’écoute. « La première fois » commence par ces mots : « Je ne sais rien, ou presque rien, de la première fois. » Et c’est dans le « presque » qu’il y a à dire, une porte à ouvrir, un monde à explorer, un langage à chercher :

Quelques notes échappées d’une fenêtre, des chaises qui grincent, des mégots par terre, des hommes assis qui jouent aux cartes, des couleurs se chevauchant l’une l’autre, un transistor sur le sable, un cil ou peut-être juste une poussière dans l’œil, l’œil qui se plisse. Et cela suffit pour créer quelque chose d’irréversible, qui ne se produit qu’une fois et qui ne se retrouvera plus. Tâtonnement, courage d’entreprendre, peur de commencer, oubli même du commencement, curiosité aussi. C’est tout ça qui naît contradictoirement en nous et qui fait qu’une première fois serait en même temps première et dernière [16].

Colette Fellous explore ces petits riens qui sont des traces de vie. Elle incite à sentir la vie par tous les sens (ici, l’ouïe, l’odorat, le toucher) pour déceler ce qu’il y a derrière l’habitude, dévoiler ce qu’on oublie et faire éclater la poésie du quotidien. On trouve dans ces premiers mots personnels écrits pour la radio le ton des chapeaux qu’elle écrira quotidiennement pour Nuits magnétiques quand elle en sera productrice-coordinatrice.

C’est en 1990 qu’elle prend la coordination de l’émission. Alain Veinstein lui aurait dit, en lui confiant Nuits magnétiques : « Il n’y a que toi qui peut prendre le relais sans trahir, vu que tu es écrivain aussi [17] ». Et, comme écrivain, capable de sentir, capter, encourager les manières dont l’écriture littéraire et la parole radiophonique peuvent se répondre, correspondre ou s’influencer pour mieux exprimer le monde environnant et provoquer la surprise. « Je pense que je n’aurais pas fait la radio que j’ai faite sans la pratique de l’écriture. Et je me suis aussi appuyée sur la radio pour écrire, pour savoir intimement comment les gens parlaient – pas seulement ce qu’ils disaient mais aussi ce que disaient toutes les nuances de leur voix [18]. »

3. Explorer le dédale de la vie

Pour le poète Franck Venaille, producteur à Nuits magnétiques durant quinze ans, « la voix serait à l’écriture pour la bande magnétique ce qu’est la mémoire à l’écriture pour le livre », comme l’écrit Céline Pardo dans sa contribution à ce numéro [19]. Colette Fellous, elle, n’a pas peur d’utiliser la voix dans l’écriture de ses romans ni la mémoire dans la composition de ses émissions radiophoniques. Pour elle, ces deux langages sont nourris d’une même curiosité pour le monde : « Quand j’ai commencé à m’emparer de ma mémoire, j’ai vraiment renoué avec le mouvement de ces langues qui étaient tapies en moi. Le mouvement de l’écriture, du voyage [20]. » Dans sa pratique du livre et de la radio, elle aime récolter des bribes de vie. Ses émissions se nourrissent de l’expérience de la vie et de la rencontre avec l’autre, dans le voyage mais aussi dans sa propre mémoire [21]. C’est ce qu’elle fait par exemple dans un Carnet nomade de 1999 [22], en racontant un retour en Tunisie sur les lieux de son enfance. Chez Colette Fellous, la mémoire est une « mémoire aimantée », le passé est raconté au présent et le présent se nourrit du passé. Là et ailleurs, elle prend soin de sa propre mémoire, mémoire fragile d’une culture dont elle est de plus en plus éloignée et qu’elle a peur de perdre. Là et ailleurs, tout se mêle par le regard qu’elle pose, sans hiérarchie ni cloisonnement, sur le passé et le présent, sur elle et les autres, sur la petite histoire et la grande histoire :

Tant d’invisible dans ces corps que nous portons, quelque chose d’immense nous habite je le sais, avec tous ces mots accrochés en vrac par-dessus, grands et petits, qui courent dans nos veines, sans répit, tu, je, nous, vous, ils, tant d’invisible dans l’histoire que nous portons je veux dire. Quel vertige tout à coup, tu, je, nous, nous, ils, voilà le marché aux tissus, voilà le marché aux herbes, les viandes grillées, les poteries noires fabriquées par les femmes de montagne, doucement, doucement, tout va s’écrouler, je chancelle, ça y est, je suis arrivée [23]. 

Colette Fellous prend soin de ses souvenirs, mais aussi de ses oublis : « J’aime me souvenir avoir oublié » dit-elle dans Plein été. Elle veut profiter de ses oublis, en tirer parti, car se souvenir d’avoir oublié permet de réinventer. Et ainsi un livre d’elle, une émission d’elle, devient un travail d’arrangement, au sens musical, de souvenirs et d’oublis, de silences et de paroles, de détails et de choses vues :

[Il ne faut rien] laisser en suspens. Tout chose vue, toute parole prononcée, tout silence entre deux mots, tout lien entre deux phrases. […] La puissance d’une seule phrase, son écho au-delà des années. Comment donner à chaque détail une haute place et une vie nouvelle. Comment faire qu’à la fois tout s’enchaîne et tout se désorganise pour voir plus clair. Comment, derrière une première apparence, trouver une seconde langue, inventer des liens secrets, des arrangements, des rappels, des échos, des musiques. Faire que tout devienne plus ample et notre vie unique [24]. 

Mais avant tout travail de montage (de composition), créer c’est se mettre dans une posture d’écoute et d’ouverture au monde, pour accueillir tout ce qui vient sans préjugés ni filtres, et c’est aussi ce qui a guidé Colette Fellous dans son travail de productrice-coordinatrice. Avec elle, par sa capacité à « donner aux gens l’envie, la confiance et la liberté de pouvoir venir à la radio [25] », Nuits magnétiques devient dans les années 1990 une sorte de phalanstère chaleureux et convivial : « Le bureau était tout le temps plein, il y avait du monde en permanence, des gens qui passaient pour proposer des projets, parler avec d’autres », se souvient Kristel Le Pollotec [26]. Colette Fellous aime donner sa chance aux gens qui débutent, pour leur donner l’occasion d’expérimenter le pouvoir transformateur de la création. Elle aime provoquer, ou permettre, des premières fois. Pour elle, la radio et la littérature, l’art en général, sont des « préparations à la vie », qui rendent la vie plus large.

L’art de Colette Fellous est de naviguer à vue dans les recoins du langage et du réel. Se perdre, hésiter, c’est le moyen d’explorer le labyrinthe de la vie, d’avoir une vie plus large. Ses recoins ont été la radio, la littérature, les rencontres, la musique, les langues inconnues, les villes à découvrir … tout ce qui la sort d’elle et la confronte à l’étranger pour mieux tirer le fil d’Ariane de la vie. Après coup, l’écrivaine retrouve là l’enseignement de son maître Roland Barthes :

C’est seulement depuis quelques années que son enseignement me revient et je m’aperçois que sans m’en rendre compte je faisais comme il m’avait appris, c’est-à-dire mélanger les choses, se rendre compte que tout savoir est intéressant, qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les disciplines… C’est ce que fait Barthes dans Mythologies : une sorte de chorégraphie du savoir. Barthes parlait souvent du texte « étoilé ». C’est un peu ça la radio et les Nuits magnétiques. On prend un thème et ensuite il faut l’étoiler et en faire un objet beau, le plus beau possible [27].

Notes

1 Entretien de l’auteur avec Colette Fellous, 19 novembre 2015, reproduit en annexe dans Clara Lacombe, Nuits magnétiques. La radio libre du service public ?, mémoire de master 2 en Histoire sous la direction de Pascal Ory, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2016. Disponible sur HAL ici. Tous nos remerciements à Colette Fellous qui a relu de près cet article, dans lequel nous ferons fréquemment référence à notre entretien de 2015.

2 Colette Fellous, Carnet nomade, France Culture, 3 novembre 1997, réal. Jacques Taroni.

3 Colette Fellous, « La première fois » (partie 1), Nuits magnétiques, France Culture, 8 novembre 1982.

4 Colette Fellous, Plein été, Paris, Gallimard, 2007.

5 Colette Fellous, La préparation de la vie, Paris, Gallimard, 2014.

6 Paula Jacques, « Pentimento », France Culture, 16 octobre 1994.

7 Ewa Maczka, « Mémoire retrouvée pour histoire oubliée. L’expression littéraire des Juifs originaires d’Afrique du Nord dans le contexte post-colonial », Mouvements, hors-série n°1, 2011.

8 « Pentimento », op. cit.

9 Colette Fellous, La préparation de la vie, op. cit.

10 Ibid.

11 Du jour au lendemain, Alain Veinstein (prod.), France Culture, 12 avril 2014.

12 Ibid.

13 Entretien avec Colette Fellous du 19 novembre 2015, op. cit.

14 Les trois citations viennent du même entretien avec Colette Fellous du 19 novembre 2015, op. cit.

15 Ibid.

16 Colette Fellous, « La première fois » (émission 1), France Culture, Nuits magnétiques, 8 novembre 1982.

17 Entretien avec Colette Fellous du 19 novembre 2015, op. cit.

18 Ibid.

19 Céline Pardo, « Venaille magnétique. Écrire pour la bande, dans les contre-allées de la poésie ».

20 Du jour au lendemain, émission citée.

21 Samia Kassab-Charfi, « Architecture et histoire chez Colette Fellous », Revue de littérature comparée, n°327, 2008, p. 397-406.

22 Colette Fellous, Carnet nomade du 12 avril 1999.

23 Colette Fellous, Plein été, op. cit.

24 Colette Fellous, Pièces détachées, Paris, Gallimard, 2017.

25 Entretien avec Vincent Decque, chargé de réalisation à Nuits magnétiques, 19 novembre 2015, cité dans Clara Lacombe, Nuits magnétiques, op. cit., p. 67.

26 Entretien avec Kristel Le Pollotec, attachée de production à Nuits magnétiques, 31 mars 2016, ibid.

27 Entretien avec Colette Fellous du 19 novembre 2015, op. cit.

Auteur

Parallèlement à ses activités au sein de radios associatives, Clara Lacombe a consacré des recherches à Nuits magnétiques, qui ont abouti à la rédaction d’un mémoire de master 2 en Histoire culturelle intitulé Nuits magnétiques. La radio libre du service public ?, mené sous la direction de Pascal Ory et soutenu à Paris 1 Panthéon-Sorbonne en 2016. Elle a réalisé en 2019 pour l’Ina, avec Marine Beccarelli et Viviane Chaudon, Les Nuits du bout des ondes, une série de fiction sonore en six épisodes mettant en valeur plusieurs décennies d’archives de la radio nocturne, notamment de Nuits magnétiques. La série vient d’être accueillie sur l’application de podcasts de Radio France. Clara Lacombe réalise aussi des documentaires vidéos (voir son site).

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Le « regard questionneur » de Nicole-Lise Bernheim


Nicole-Lise Bernheim (1942-2003) a été écrivaine, journaliste, femme de radio, grande voyageuse et militante féministe. Présente dès l’année 1978 dans l’équipe des Nuits magnétiques, elle a produit une trentaine d’émissions, n’interrompant ce travail que lors de grands voyages dans les années 80. Son choix de la radio de création s’ancre dans une réflexion esthétique qui voit dans la priorité du son sur l’image une potentialité créative importante. Son style de productrice accordait une place importante aux éléments sensible : la musique, le silence, et de façon quasi obsessionnelle, les bruits de vagues et les sons de cloches. Avant que ce soit une orientation privilégiée des Nuits magnétiques, elle avait souvent recours aux confidences autobiographiques. Elle usait enfin abondamment des questions n’appelant pas nécessairement de réponses, au point d’avoir lors d’un entretien avec Alain Veinstein résumé sa démarche par l’expression « regard questionneur ».

Nicole-Lise Bernheim (1942-2003) was a writer, a journalist, a radio producer, a world traveler and a feminist activist. Since 1978 she was part of the team of Nuits magnétiques and produced about thirty broadcast, interrupting this work only during major trips in the 80s. Her choice of radio art is anchored in an aesthetic reflection that sees the priority of sound over image as an important creative potential. Her style as radio producer emphasized the sensitive elements: the music, the silence, and in an almost obsessive way, the noises of waves and the sounds of bells. Before it was a focus of Nuits magnétiques, she often used autobiographical narrative. Finally, she employed a lot of questions that did not necessarily require answers. In an interview with Alain Veinstein, she summarized her way to be on the radio with the expression “questioning look”.


Texte intégral

Les premiers mots qui viennent à l’esprit quand on découvre le travail littéraire et radiophonique de Nicole-Lise Bernheim sont ceux de richesse et de diversité. Née en 1942 à Périgueux où sa famille juive alsacienne [1] s’était réfugiée après l’exode, décédée prématurément le 10 avril 2003 à Strasbourg, Nicole-Lise Bernheim a été à la fois écrivaine, journaliste, productrice à la radio et grande voyageuse, ainsi que de façon plus marginale, scénariste et actrice de cinéma. Elle était également féministe et femme engagée.

C’est donc dans un contexte créatif et intellectuel particulièrement large et diversifié que s’inscrit son travail pour la radio. Il s’agira ici de cerner l’originalité de celui-ci, de voir comment il se situe par rapport à d’autres pratiques et quelles évolutions il a connu mais aussi de mettre en évidence les liens entre les activités de Nicole-Lise Bernheim comme productrice et les autres domaines où elle a créé ou exprimé ses convictions.

1. Une expérience fondatrice

Il y a eu dans le parcours intellectuel et artistique de Nicole-Lise Bernheim une expérience fondatrice : celle de la participation au tournage du film de Marguerite Duras, India Song. Celle-ci, contemporaine de ses débuts à la radio, a été à l’origine à la fois du premier livre qu’elle a publié et de ses choix esthétiques comme productrice.

Le lien entre Marguerite Duras et la radio est contradictoire [2]. Il y a chez elle une prise en compte ambiguë du statut artistique de ce media : elle a souvent eu recours à la radio pour faire connaître ou transposer des œuvres existantes et souvent participé à des émissions mais, à la différence de ses contemporains de l’école du Nouveau Roman, elle n’a jamais écrit directement de pièce radiophonique. On peut cependant constater une coïncidence profonde entre le statut de la voix à la radio et celui qu’elle lui donne à la fois au théâtre et dans ses films. Son théâtre est plus un théâtre de la parole qu’un théâtre des images ou alors d’images dans un sens particulier révélant un « manque à voir ». Même chose dans son cinéma qui réévalue constamment le statut du son. On connaît la déclaration paradoxale de Duras : « On croit que le cinéma c’est l’image, mais le cinéma c’est le son [3]. »

Duras, qui avait publié en 1973 le livre India Song, a d’abord enregistré la pièce comme Atelier de création radiophonique en avril 1974, puis tourné le film durant l’été de la même année, de façon muette, créant ensuite la bande-son en grande partie à partir de l’enregistrement radiophonique. La pièce pour les ondes a été diffusée pour la première fois en novembre 1974 et le film est sorti au printemps suivant.

Il s’agit d’une expérience créative particulière qui inverse les priorités traditionnelles (de l’image sur le son) à laquelle Nicole-Lise Bernheim a participé. Dans le générique d’India Song, son nom figure deux fois : elle est l’une des « voix de la réception » et « stagiaire son ». Plus tard elle aimera affirmer que pour elle la radio est première, antérieure à sa pratique du cinéma ou du théâtre, en parfaite harmonie donc avec la conception durassienne de la voix.

De l’expérience du tournage d’India Song, elle tire son premier livre : Marguerite Duras tourne un film, publié en 1975 chez Albatros. Ce livre est conçu et structuré sur le même modèle qu’une émission de radio et ressemble à ce que sera plus tard le travail de Nicole-Lise Bernheim pour ce média. Il est en effet constitué d’interviews successives, initiées, comme elle le fera ultérieurement pour Nuits magnétiques par une question très large ; ici, la façon dont chacun ressent le fait de travailler avec un « metteur en scène » qui est une femme. De façon totalement démocratique et horizontale, cette question est posée à tous les participants au film (maquilleuse, coiffeuse, comédiens, producteurs, Duras elle-même, tous les acteurs, dont Delphine Seyrig, Michael Lonsdale, etc.) et sert de prétexte ou de point de départ à l’expression de points de vue sur le cinéma, ce film en particulier, l’écriture de Duras, le féminisme…

Dans l’interview d’elle-même mené par l’acteur Claude Mann, elle affirme le caractère exceptionnel de ce tournage :

Non, là…c’était le premier tournage auquel je participais. Et j’ai été fascinée, au sens très fort du terme, par Marguerite Duras. J’ai aussi eu l’impression que, par rapport à ce que disent mes amis quand ils participent à des films, il se passait quelque chose de différent sur ce tournage [4].

Elle reconnaît la présence d’une démarche radiophonique sous-jacente au livre. À la question « Pourquoi as-tu eu envie d’interviewer […] ? », elle répond : « […] je fais de la radio depuis deux ans et demi. Avant, je faisais du travail de marketing. J’ai l’habitude de demander aux gens de répondre à mes questions. J’aime bien parler avec les gens [5]. »

Il s’agit pour Nicole-Lise Bernheim d’une expérience fondatrice à partir de laquelle se sont développés parallèlement une œuvre littéraire polymorphe et une activité de productrice radio. Malgré son grand intérêt pour le cinéma, auquel elle consacrera de nombreuses émissions, elle ne s’engagera pas très loin dans cette voie. Elle a néanmoins joué de petits rôles à trois reprises (toujours dans des films de femmes) et son nom figure parmi les trois scénaristes du film Clara de Helma Sanders-Brahms, sorti plusieurs années après son décès [6].

2. Nicole-Lise Bernheim, écrivaine et femme engagée

Choix assumé de l’autobiographie, humour, importance des voyages et de l’ailleurs, arrière-plan féministe, curiosité pour des dispositifs originaux d’écriture caractérisent les sept livres publiés par Nicole-Lise Bernheim dans la foulée de Marguerite Duras tourne un film.

En 1978, les éditions Régine Deforges éditent Pourquoi les lions baissent la tête, récit à partir de souvenirs d’enfance. Mersonne ne m’aime, publié la même année, a été écrit à quatre mains par Nicole-Lise Bernheim et Mireille Cardot. Il s’agit d’une romance policière, un ouvrage perecquien et plein d’humour. Une écrivaine est assassinée et un groupe de femmes se met en quête de l’assassin. Un policier devenu fou déforme les mots et confond le m de mère et le p de père, d’où le titre. Cet ouvrage fera l’objet d’une adaptation pour la télévision et sera diffusé sur Antenne 2, le 26 juin 1982. Suivra en 1980 le recueil de nouvelles Les hommes-spirale, livre constitué de 49 courts récits, micro fictions avant la lettre, que l’auteur désigne comme des « portraits », narrant des rencontres avec des hommes dans une perspective à la fois autobiographique et féministe. Elle explore également, comme elle l’a fait sur le mode de l’humour dans son livre précédent, la question de l’appropriation par les femmes d’un langage façonné par les hommes pour parler de sexualité. Selon une démarche plus tard considérée comme caractéristique de l’autofiction, elle provoque des rencontres pour ensuite les décrire et les intégrer à sa galerie de portraits masculins. Enfin en 1984, elle renonce au côté expérimental et publie L’Aigle et la soie, roman d’aventure et récit historique, où se croisent les thèmes du voyage, de la liberté féminine mais aussi du lien avec Strasbourg et l’Alsace, lieu de l’origine familiale. De ce livre, elle a dit qu’il n’avait aucun lien avec la radio mais davantage avec le cinéma qui lui servi de modèle [7]. On peut constater – et il s’agit d’un point de vue assumé – que la radio est associée à l’expérimentation et le cinéma à un retour vers un certain classicisme.

Ses trois livres suivants seront des récits de voyage : Chambres d’ailleurs en 1986, Saisons japonaises en 1999 et Couleur cannelle en 2002.

Enfin en 2002, elle publie un essai, La Cloche de 10 heures. Radiographie d’une rumeur, chez l’éditeur alsacien La Nuée bleue, ouvrage qui reprend la matière d’une émission de radio de deux ans antérieure [8] et qui, à l’instar de son premier ouvrage, s’inspire d’un dispositif radiophonique, puisqu’il est constitué de récits de rencontres et d’entretiens.

Dans les années 80, Marie-Lise Bernheim s’est lancée dans l’expérience de grands voyages. Dans l’un des livres rapportés de ses périples, elle explique que c’est suite à un héritage [9] qu’elle a pu s’engager dans cette aventure. Elle est partie une première fois en 1982 et 1983, en Asie, Chine, Inde, Japon, Népal, Pakistan, Sri Lanka, etc. Elle a effectué ensuite un voyage dans le Nord-Est du Canada en 1986 avant de retourner au Japon dans les années 90 : en 1995 pour un travail de journalisme, puis en 1997 pour un séjour plus long, invitée par la Fondation du Japon. Outre trois livres, elle a rapporté de ses voyages matière à de nombreuses émissions de radio.

Elle peut être considérée comme un « écrivain voyageur » puisque ses voyages en Orient ne sont pas simplement du tourisme ou une expérience intellectuelle mais engagent complètement sa personne et sont partie prenante d’un projet littéraire.

Parmi d’autres caractéristiques de ses séjours, on peut noter le fait qu’elle a voyagé de façon aventureuse et précaire, dormant dans des lieux sans confort, utilisant tous types de moyens de transport, dont certains assez dangereux. Elle ne se protégeait pas. Elle a été irradiée en Inde. Le lecteur de Chambres d’ailleurs ne peut que frémir en lisant :

L’océan est souillé, il s’y produit une répugnante écume grise qui modifie son goût et son odeur. Nous avions cru à une marée noire, nous nous y sommes baignés, nous avons mangé ses poissons, ses langoustes […] L’Inde, jeune puissance nucléaire, ne fait pas attention à ses déchets, les rejette à la mer qui est faite pour ça ; nous sommes contaminés, les animaux aussi [10].

Enfin, elle a été une femme d’engagements. Elle se disait féministe mais d’un féminisme non agressif, ouvert aux hommes. Au moment de la publication du livre Les hommes-spirale, elle répond sur les ondes aux questions de Gilles Lapouge à propos de son « féminisme » et se dit « à contre-courant de la ligne, s’il y en a une, qui s’est développée dans beaucoup de livres de femmes », déclarant : « je ne revendique pas du tout, je décris des situations que je vis et que beaucoup de femmes partagent [11] ». Elle souhaite limiter son propos au vécu féminin, en évitant la théorie et le dogmatisme, d’où quelques réactions violentes au sein même du camp qu’elle défend.

Il semble que l’un de ses principaux combats ait consisté à faire connaître les femmes cinéastes. Dès ses débuts à la radio, elle consacre une émission à la pionnière du cinéma, Alice Guy. En 1974, elle a créé avec quatre femmes un festival international de films de femmes (Musidora) et une association du même nom dédiée au cinéma féminin [12]. Ces choix sont emblématiques d’une démarche constructive et non polémique. Elle ne se révolte pas ouvertement contre le peu de place des femmes comme réalisatrices de cinéma, mais s’efforce de mettre en avant celles qui se sont imposées dans un univers masculin [13].

3. Son parcours de productrice pour la radio

Elle avait une voix à la fois douce et claire, aux tonalités juvéniles, qu’elle utilisait fréquemment dans le registre de la confidence mais aussi dans celui de l’analyse ou de la démonstration. Elle parlait de façon posée et savait user de l’ironie légère.

On peut distinguer quatre moments dans sa carrière radiophonique.

Entre 1973 et 1978, on trouve trace de son travail à France Culture dans quelques émissions : Cinémagazine, Le Monde insolite, Cinéastes sans images, etc. À l’exception d’une émission sur un marché aux puces, toutes ses productions sont en relation avec la question des femmes, de l’image ou plutôt du corps des femmes, du cinéma fait par des femmes et de Marguerite Duras. Le 9 mars 1975, elle produit une émission sur les reines de beauté, le 2 juillet 1975, le reportage mentionné ci-dessus sur Alice Guy. Les autres émissions sont toutes dédiées à Marguerite Duras.

Entre 1978 et 1981, elle s’engage complètement dans l’aventure des Nuits magnétiques. Elle intègre cette équipe dès ses débuts. Alain Veinstein a déclaré lors de l’émission d’hommage de France Culture après son décès : « Je l’ai recrutée [14]. »

Durant la seule année 1978, elle produit quatorze Nuits, toujours avec un ou une partenaire (Gilbert Duprez, Claire Clouzot, Bruno Sourcis, Liliane de Kermadec) et est présentatrice dans plusieurs autres. Six autres suivront entre 1979 et 1981.

Certaines de ces séries ont fait date. Par exemple « L’espace des hommes », diffusé la première fois du 8 au 12 mai 1978, a été rediffusé à plusieurs reprises, notamment, le 6 mai 2003 lors de l’hommage que France Culture lui a rendu après son décès.

Mais on peut également citer des reportages comme celui qui est consacré au 31e festival de Cannes, diffusé entre le 2 et le 6 mai 1978, dont elle a produit les cinq émissions hebdomadaires, qui toutes se terminent par une note subjective, désignée à partir du troisième soir comme « Les lettres de Cannes de Nicole-Lise Bernheim ». Ou encore « En train pour 1979 », suite d’émissions consacrées au train, dans toutes ses dimensions et avec toutes les résonances affectives possibles (souvenirs d’enfance, rencontres dans les trains, sexualité dans les trains, etc.) Ou encore l’émission (unique cette fois) « Place des Abbesses », rêverie sur la place où elle habite, entretiens avec des habitants du quartier et des urbanistes, etc. À l’instar des Nuits magnétiques de ses collègues, il est difficile de définir le genre de ses productions : reportages quelquefois ou documentaires mixtes, majoritairement artistiques mais où la parole des experts n’est pas absente.

Une troisième étape de son travail pour la radio se situe entre 1981 et 1991. Durant cette décennie, elle ne produit plus d’émissions pour Nuits magnétiques. Ses contributions se diversifient et s’interrompent pendant de longues périodes.

Il y a d’abord un blanc de trois ans. Elle est absente des ondes entre 1981 et 1984. Ce qui correspond à la première époque de ses voyages en Asie. Elle revient à la radio en 1984, mais disparaît de nouveau en 1985 et en 1987. Elle travaille alors pour des émissions comme L’Échappée belle, La Matinée des autres ou Perspectives scientifiques. Elle évoque dans celles-ci des régions du Québec, s’intéresse à l’amiante, aux écrivains voyageurs ou à l’alpinisme. On est dans une autre sphère que précédemment, plus documentaire, moins expérimentale.

Parallèlement à cela, elle participe à la création de fictions radiophoniques : La Grande Revue gothique 15 (avec Alfredo Arias), l’adaptation pour la radio de son roman Mersonne ne m’aime [16], un journal de voyage dans le nord du Canada, Voyage au pays des esprits, du vent et des étendues sauvages [17], ainsi qu’une adaptation pour la radio d’une nouvelle d’Oscar Wilde [18].

Quatrième étape : dans les années 90, elle revient vers la radio de création, produit quatre Nuits magnétiques, ainsi que trois Ateliers de création radiophonique.

Quand elle est productrice pour Nuits magnétiques, il s’agit toujours d’une émission unique (deux dans un cas) et non d’une série comme lors des débuts de l’émission. Ces productions ont toujours un référent initial géographique. C’est le cas pour « Rue des nostalgies » sur la rue des Rosiers, le quartier du Marais et le souvenir d’un monde perdu lié au judaïsme, ou pour le reportage intitulé « Bouvard et Pécuchet », sur le quartier du canal Saint-Martin. Elle produit ensuite en 1992, toujours pour Nuits magnétiques, deux émissions sur Monte-Carlo, originales car tournant le dos à toute approche touristique, riches en entretiens avec les personnes ordinaires qui y habitent et en réflexions sur le côté excentré, marginal de la principauté. Sa dernière contribution à Nuits magnétiques est en 1997, deux ans avant la fin de cette émission, une production en deux volets avec Colette Fellous sur le vêtement dans le monde.

On la retrouve pendant la même période, productrice de trois Ateliers de création radiophonique : « Jours d’hiver à Berlin » (1992) ; « Jours d’été à Lavaur » (1996) et « Kyoto, vert mousse » (1998). Chaque fois, l’ancrage de l’émission est géographique mais celui-ci ne constitue qu’un point de départ ou un prétexte. Dans l’émission sur Berlin il est longuement question de la Shoah et du souvenir de la seconde guerre mondiale, tout comme de la chute du mur et de simples questions d’urbanisme. Le reportage sur Lavaur, village de Dordogne, est un « essai radiophonique », une enquête autobiographique sur le village où elle a vécu sous une fausse identité pendant la seconde guerre mondiale, quand sa famille devait se cacher parce qu’elle était juive. Cette émission a reçu le prix de la SCAM. De même le reportage sur Kyoto ne porte pas seulement sur cette ville mais également sur l’architecture et l’art japonais.

Comme lors de la période précédente, Nicole-Lise Bernheim est aussi auteur de fictions radiophoniques. Elle produit avec Mireille Cardot une fable burlesque intitulée « Hourra sur le baudet », qui a été diffusée l’après-midi pendant cinq jours en novembre 1996.

Parallèlement à ces contributions, elle est productrice ou présentatrice d’émissions liées aux voyages pour L’Échappée belle, L’Usage du monde, La Matinée des autres, État de faits et Carnets de voyage. À côté du Japon et du Sri Lanka, on peut noter dans son travail un retour d’intérêt pour des thèmes géographiquement proches : une enquête sur une boucherie alsacienne et un reportage sur la culture de l’olive à Nyons.

4. Ses choix comme productrice

Si l’on tente de rassembler quelques constantes du travail radiophonique de Nicole-Lise Bernheim, on peut commencer par remarquer le fait qu’elle a eu à cœur de ne jamais oublier le sensible, c’est-à-dire les voix, le silence, la musique. Le bruit des vagues et celui des cloches sont donnés à entendre de façon répétitive dans ses émissions. On entend la mer dans les contrepoints personnels sur lesquels se terminent les Nuits magnétiques consacrées au festival de Cannes en 1978, où elle se met en scène sur la plage. Le premier de ces contrepoints est une sorte de poème sur fond de bruit de vagues, à partir de la répétition de la phrase « Tu entends la mer ». Les deux émissions sur Monte-Carlo font constamment entendre le son des vagues. Il y a des bruits de cloche dans « Place des Abbesses », dans « La cloche des Juifs » et dans la plupart des émissions qu’elle a consacrées à des quartiers de Paris. Elle arrive ainsi à créer un univers sensible personnel, facilement reconnaissable. À propos de la place des Abbesses, elle dit : « Le vent se lève, cette place c’est comme une plage… Paris au loin, c’est comme la mer… »

Le silence est également très présent dans ses émissions, non seulement quand elle parle seule au micro mais aussi quand elle s’adresse à un interlocuteur, dont elle attend longuement les réponses, sans tenter de meubler les silences qui s’intercalent. Par exemple les « Lettres de Cannes » évoqués ci-dessus donnent à entendre non seulement les vagues mais aussi le silence.

On pourrait dire la même chose des bruits de rue, de café lors d’entretiens avec des personnes ordinaires, ou du train dans la série qu’elle lui a consacré où on l’entend, y compris dans la diction saccadée des intervenants.

La musique est également importante dans ses émissions. Difficile de se représenter « L’espace des hommes » sans les airs d’Offenbach qui à la fois servent de contre-point, de clin d’œil humoristique mais aussi de reformulation sensible des clichés sur la masculinité qui jalonnent l’émission. De même toutes les émissions des années 80 et 90 dont le référent premier est géographique (lointain ou européen) donnent à entendre de larges extraits de musique populaire ou folklorique (accordéon parisien, chants juifs, musiques indiennes etc.), qui n’illustrent pas simplement des paroles mais font partie du propos de l’émission.

La nuit enfin, celle du titre des émissions et celle de l’heure de diffusion est complètement prise en compte dans ses premières productions. Elle tente de la faire sentir, de la mettre dans le contenu et pas seulement dans le cadre de son travail, par exemple lorsqu’elle présente en 1978 le 4e festival du cinéma de Paris, elle interroge des acteurs et des cinéastes sur ce qu’est la nuit pour eux, tentant, par approches successives, de dire et d’une certaine façon de faire entendre la nuit.

Une autre manière pour elle de mettre le sensible en avant est l’attention qu’elle porte au corps et en particulier au corps des femmes. Cette question comme celle de la sexualité ne sont jamais oubliées dans son travail. En 1981, elle consacre une Nuit magnétique à la question « Qu’est-ce qu’on fera quand on sera gros ? » dont le thème est, comme l’indique le titre, le fait d’avoir un corps différent de la norme, et le ressenti émotionnel de ceux qui sont dans cette situation. De même « L’espace des hommes » donne à entendre des confidences sans tabou, où il est question de la façon dont les hommes ressentent leur propre corps.

Une autre constante de ses émissions est l’élan vers les marges et l’altérité. Elle s’intéresse toujours aux autres les plus humbles, les plus ordinaires et les plus lointains. On peut mentionner à ce propos le recours constant dans ses reportages à la parole des anonymes, rencontrés dans la rue. Par exemple dans la série « L’espace des hommes », c’est à des inconnus, dans un bar, qu’elle pose en premier la question « qu’est-ce que c’est pour vous qu’être un homme », avant de demander la même chose à des artistes ou des psychologues. La parole de personnes ordinaires est présente dans toutes ses enquêtes ; dans « Place des Abbesses », les anonymes sont écoutés avant les experts en urbanisme et parmi eux se trouvent majoritairement des pauvres, des marginaux.

L’ailleurs géographique, celui de ses voyages, est également matière à élaboration radiophonique et même la principale matière à partir de 1984. Lors de son reportage en 1978 sur le festival de Cannes, le soir elle s’éloigne de la ville et enregistre depuis la plage, à distance de l’agitation, dans une sorte de marge. Elle aime les lieux sauvages, oubliés. Nombre de ses reportages portent sur des pays très pauvres, exclus du développement, comme le Sri Lanka.

Bien avant, semble-t-il, que la parole autobiographique ou autofictionnelle n’acquière le statut qu’elle a aujourd’hui, Nicole-Lise Bernheim a intégré la parole sur soi et son histoire à de nombreuses émissions. Elle s’est prise souvent elle-même comme sujet de son discours radiophonique. Lorsqu’elle est sur la plage en marge du festival de Cannes, elle parle d’elle, de son éloignement d’un homme auquel elle dit le désir de le revoir ; un autre soir, elle avoue un échange de regards avec un autre homme qui lui a plu. Ces passages sont à la seconde personne et ces moments en viennent à être désignés comme des lettres de Nicole-Lise Bernheim. De tels moments de parole jouent aussi sur l’ambiguïté du destinataire. Par exemple lorsqu’elle déclare au cœur de la nuit : « Je pense à toi qui n’es pas là. Je me demande comment serait cette ville avec toi si tu étais là sur le sable. Que fais-tu ce soir ? », l’auditeur peut avoir l’impression que cette voix féminine s’adresse à lui et elle joue de cette ambiguïté.

De nombreux passages autobiographiques sont également présents dans « En train pour 1979 ». Dans un moment particulièrement intense, elle évoque une rencontre en train avec son père qu’elle n’a pas vu depuis longtemps et qui revient du camp de concentration où il avait été déporté. Plus tard dans la même émission, il y a des confidences sur des rencontres érotiques en train. La place des Abbesses, évoquée dans une autre Nuit magnétique, est la place où elle habite (elle dit « ma place »), elle se met en scène chez elle (« De ma fenêtre, là, maintenant je la vois… »), les habitants du quartier qu’elle interroge la connaissent, etc. Même recours à des souvenirs personnels dans « Qu’est-ce qu’on fera quand on sera gros ? » (le on du titre étant déjà révélateur de cette perspective). L’enquête sur son enfance est enfin le thème principal de l’Atelier de création radiophonique « Jours d’été à Lavaur » où elle tente de retrouver dans ce village des personnes ayant connu sa famille lorsqu’elle se cachait pendant la guerre. Bien avant qu’elle explicite son lien avec l’Alsace et le monde juif dans les deux pans de son enquête sur le judaïsme strasbourgeois, elle a fait ponctuellement référence à sa tante, ses parents, ses grands-pères colporteurs, sa famille alsacienne, ses vacances à Mulhouse.

Tout se passe donc comme si le travail radiophonique de Nicole-Lise Bernheim avait anticipé l’évolution des Nuits magnétiques, vers l’exposition de soi du producteur et l’usage d’un je autobiographique assumé, évolution qu’on situe quelquefois dans les années 199019 et attribue à l’influence de Colette Fellous.

Une dernière caractéristique du travail radiophonique de Nicole-Lise Bernheim est le recours systématique aux questions, non pour arriver à des réponses mais pour développer un thème. Ses interviews se situent à la pointe extrême de l’entretien non directif, puisqu’elle aborde ses interlocuteurs avec des questions très vastes, du type « Qu’est-ce que pour toi qu’être un homme ?» On est dans un empan très large, laissant toute liberté quant au domaine de réponse. Même chose avec le train, avec le ressenti de maigreur ou grosseur, l’écoute d’une cloche, le lieu où on vit.

Le questionnement est pour elle une démarche heuristique. Dans de nombreuses émissions, Nicole-Lise Bernheim (capable à d’autres moments d’avoir une parole pleinement assumée) se tait et donne toute la place à ses interlocuteurs, les laissant seuls face au trouble d’une question pouvant être comprise de différentes façons. Dans « L’espace des hommes », cette démarche lui permet de recevoir d’une part des réponses stéréotypées mais révélatrices de préjugés, comme « être un homme, c’est être grand, c’est être fort, c’est être marié, c’est être responsable », mais aussi des confidences très intimes et une parole libérée des tabous puisque les hommes en viennent à parler de choses comme l’expérience de l’érection, la bisexualité, la transsexualité, le viol.

Le lien est évident entre cette posture d’intervieweuse et celle d’un psychanalyste, qui se tait pour laisser toute sa place à la parole de l’analysant. Nicole-Lise Bernheim (qui s’est elle-même soumise à l’expérience de la psychanalyse) sait se taire pour qu’émerge de façon libre la parole de ceux qu’elle questionne. Cette démarche lui permet d’explorer un sujet et d’en dire plus que si elle avait recours à des questions frontales. Elle éclaire, sans arriver à des certitudes. A aucun moment elle ne tente de déconstruire les préjugés des hommes qu’elle interviewe. Son but n’étant pas la réponse juste mais le déploiement d’une parole qui informe sur une question.

5. La Cloche de 10 heures

De même qu’on trouvait à l’origine de l’écriture et du travail radiophonique de Nicole-Lise Bernheim l’expérience de la participation au tournage d’India Song, une enquête réalisée à Strasbourg croise une dernière fois les deux fils de son activité d’écrivaine et de femme de radio. Elle produit (avec William Ducan) le 2 juillet 2000 un documentaire pour États de faits, intitulé : « La cloche des Juifs, réalité ou fantasme ? » Pour réaliser celui-ci elle a séjourné trois jours à Strasbourg et enquêté sur une sonnerie de cloche qui retentit tous les jours depuis la cathédrale dix minutes après le carillon de 10 heures. Étonnamment les Strasbourgeois pensent que cette cloche a pour origine le fait d’établir un couvre-feu et de demander aux Juifs de quitter la ville où autrefois ils n’étaient admis que durant la journée pour des activités marchandes. L’enquête révèle une confusion entre la cloche de 10 heures et une corne qui a été effectivement utilisée comme signal pour autoriser les Juifs à entrer dans la ville ou leur demander d’en sortir, mais dont l’usage a été aboli au moment de la Révolution française. L’objet du reportage est ensuite élargi au judaïsme strasbourgeois : description du quartier juif, préjugés antisémites et souvenir encore vivant d’un massacre au XIVe siècle des Juifs rendus suspects par le fait qu’ils n’étaient pas morts dans les mêmes proportions que le reste de la population lors d’une épidémie de peste. Nicole-Lise Bernheim associe, comme dans toutes ses émissions la parole d’experts à celle des anonymes, donne longuement et à plusieurs reprises à entendre le mystérieux carillon et ne dissimule à aucun moment sa propre identité de Juive d’origine alsacienne et sa proximité émotionnelle avec les questions abordées.

Deux ans après la diffusion de ce reportage et un an avant son décès, elle publie son dernier livre La cloche de 10 heures. Radiographie d’une rumeur [20]. Elle dit avoir été troublée par le caractère désagréable de la riche matière découverte lors du reportage pour France Culture :

Pendant les entretiens, le preneur de son, le chargé de réalisation et moi-même avions ressenti une impression identique de désarroi […] Au fur et à mesure des discussions pendant la réalisation de l’émission, le malaise a grandi en moi et aussi l’impression désagréable d’avoir impoliment évoqué un sujet tabou [21].

Après un premier temps où elle a été, comme elle l’écrit, « heureuse » et « soulagée » de quitter Strasbourg, elle est revenue y séjourner à deux reprises afin de reprendre et approfondir son enquête. Dans le titre du livre, la mention « cloche des Juifs » a disparu et ne figure plus que la désignation « cloche de 10 heures », ne véhiculant aucun préjugé antisémite. L’essai publié ressemble par sa forme chorale à une enquête radiophonique, car la parole y est donnée successivement à des habitants de Strasbourg, des historiens, des prêtres, des spécialistes du judaïsme, etc. On retrouve parmi ceux-ci la totalité de ceux qui avaient été interviewés pour l’émission de France Culture, dans un ordre rappelant celui du reportage radiophonique. Le nombre de témoignages et de points de vue savants à la fois sur la sonnerie de la cloche et le judaïsme strasbourgeois a beaucoup augmenté. Si le texte publié n’apporte rien de fondamentalement neuf quant au noyau de l’enquête (la confusion entre la sonnerie de cloche à 10 heures et l’usage plus ancien d’un cor), il amplifie la réflexion sur l’antisémitisme, intégrant un point de vue sur d’autres formes de racismes, donnant par exemple la parole à un Turc. Afin de conserver le lien avec l’origine radiophonique du travail, quelques lignes intitulées « Micro-trottoir » sont insérées au bas de certaines pages, consistant toujours en la question « La cloche de 10 heures, c’est quoi pour vous ? » suivie d’une réponse brève.

Ce qui est nouveau ici est le fait que viennent s’intercaler dans ces paroles d’origine diverses, une sorte de « carnet de voyage » tenu par l’auteur lors de la reprise de son enquête. Dans celui-ci, on trouve non seulement un compte-rendu de rencontres et de déplacements mais aussi la formulation d’émotions ayant accompagné cette enquête et des passages autobiographiques où émergent des souvenirs d’enfance et la revendication plus explicite encore que précédemment d’une « origine juive ». C’est ainsi qu’elle raconte avoir accompli avec sa mère et son oncle un rituel de souvenir sur des tombes de la famille, visité l’appartement d’un autre oncle et revécu de façon empathique l’exclusion et l’errance qui ont été celles de ses ancêtres. Tout se passe comme si cette enquête sur son origine venait prendre la place des récits de voyage dans des pays lointains, suggérant qu’il s’agit profondément de la même démarche et d’un travail au centre duquel se trouve un questionnement sur l’altérité. Elle mentionne dans l’émission radiophonique, comme dans le livre, l’idée selon laquelle les Juifs sont des signifiants de l’altérité.

Si la thématique de la différence et donc de l’altérité peut apparaître comme le moteur du parcours esthétique et idéologique d’Anne-Lise Bernheim, cela s’articule, du point de vue du mode d’expression choisi, avec un refus radical des certitudes, qu’on peut associer au désir assumé d’en rester au questionnement. Dans un entretien qui sert d’introduction à « L’espace des hommes22 », Alain Veinstein lui a demandé comment elle abordait la question de la masculinité : « Avec un regard hostile ou un regard critique ? » Elle a répondu : « Un regard bienveillant, parfois agressif, parfois agacé… critique non… c’est un regard si je puis dire questionneur. » On peut penser que cette dernière formulation, qui associe l’idée de la vision – présente de façon précoce dans son intérêt pour le théâtre et le cinéma – à celle du choix de la posture de l’interrogation, formule et résume les raisons de son choix de la radio de création comme mode d’expression privilégié.

Notes

1 Les informations données çà et là par Nicole-Lise Bernheim sur sa famille permettent de savoir que celle-ci est d’origine alsacienne et juive. Ils se sont réfugiés en Dordogne pendant la seconde guerre mondiale. Le père a été déporté, est revenu du camp de Sachsenhausen mais est mort jeune. Nicole-Lise Bernheim est allée à l’école à Figeac, puis a habité à Paris. Elle était très attachée à sa tante qui habitait à Mulhouse, chez qui elle a résidé quelques années et qu’elle allait voir en vacances. Elle mentionne souvent le fait que ses deux grands-pères étaient colporteurs, métier modeste, souvent exercé par des Juifs. Elle cite également le fait qu’elle a grandi avec un secret de famille sur la naissance de sa mère, non reconnue par son père.
2 V. mon article « L’écriture radiophonique de Marguerite Duras : le sens exact de la théâtralité », dans Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Pierre-Marie Héron, Françoise Joly, Annie Pibarot (dir.), Rennes, PUR, 2017, p. 89-100.
3 Marguerite Duras, Le Ravissement de la parole, disque III, extrait n°6.
4 Nicole-Lise Bernheim, Marguerite Duras tourne un film, Paris, Albatros, p.78.
Ibid., p.77.
6 Figurante dans Mon cœur est rouge de Michèle Rosier (1977), L’homme fragile de Claire Clouzot (1981), Les Nanas de Annick Lanoë (1984). Scénariste (posthume) avec Helma Sanders-Brahms et Colo Tavernier, du film Clara sur Clara Schuman de Helma Sander-Brahms, sorti en 2009.
7  Lors de l’émission « Hors-texte : Nicole-Lise Bernhein », France Culture, 26 avril 1984.
8 « La cloche des Juifs, réalité ou fantasme », État de faits, France Culture, 2 juillet 2000.
9 « En 1982, à Mulhouse, tante Suzanne meurt. Avec l’argent qu’elle me lègue, je décide de connaître un peu mieux la planète » (Nicole-Lise Bernheim, Saisons japonaises, Paris, Payot & Rivages, 1999, Petite bibliothèque Payot, p.11).
10 Nicole-Lise Bernheim, Chambres d’ailleurs, Paris, Arléa, 1986, réédition Payot & Rivages, Petite bibliothèque Payot /Voyageurs, 1999, p. 124 et 125.
11 Agora, France Culture, 19 juin 1980, 24 min., producteur Gilles Lapouge, intervenante Nicole-Lise Bernheim.
12 V. Françoise Marrou-Flamant, À tire d’elles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 41 & Collectif Musidora, Paroles… elles tournent !, éditions des femmes, 1979. L’association a rassemblé : Françoise Flamant, Nicole-Lise Bernheim, Dana Sardet, Claire Clouzot, Claudine Serre.
13 Elle a contribué à la préface du livre d’Alice Guy, Autobiographie d’une pionnière du cinéma 1873-1968 : Alice Guy, Paris, Denoël-Gonthier, 1976.
14 Surpris par la nuit, 6 mai 2003.
15 Diffusée le 26 avril 1984.
16 Diffusée le 19 avril 1986.
17 Diffusée le 18 décembre 1988.
18 L’Anniversaire de l’infante, diffusée le 14 janvier 1990.
19 V. Clara Lacombe, Nuits magnétiques, la radio libre du service public, 1978-1999, mémoire de master 2, session 2016, sous la direction de Pascal Ory, Université Paris 1, version en ligne sur le site Archives ouvertes HAL, p. 170.
20 Nicole-Lise Bernheim, La Cloche de 10 heure. Radiographie d’une rumeur, Strasbourg, éditions de la Nuée Bleue, 2002.
21 Ibid., p. 7.
22 Diffusé pour la première fois le 8 mai 1978.

Auteur

Annie Pibarot est maître de conférences honoraire de l’Université de Montpellier. Membre de l’équipe RIRRA21, elle a publié deux livres et des contributions à des revues et ouvrages collectifs autour des questions de l’autobiographie, l’autofiction et la littérature de l’extrême contemporain. On lui doit plusieurs articles sur l’œuvre  ou l’activité radiophonique de Claude Ollier et Marguerite Duras. Elle a co-édité en 2017, avec Pierre-Marie Héron et François Joly l’ouvrage Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 276 p.

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