« Avant d’écrire un poème, un livre, j’ai toujours essayé de faire exister une forme vide. Une forme qui n’a pas de forme, qui a des bords, mais pas de limites. », écrit Bernard Noël [1]. C’est une forme vide pour accueillir l’espace du poème, c’est plus qu’une page blanche à écrire, c’est un état d’esprit qui rend possible le même geste comme si c’était la première fois. De fait, cette « forme vide » est là, a été créée, mais on ne doit pas s’en soucier, non pas de son existence, ni de son évanouissement. Si nous transposons cet esprit dans l’univers numérique dans lequel François Bon évolue, on pourrait l’associer au passage d’un web « statique » au web « dynamique », c’est-à-dire de l’écriture codée de chaque page (voir les débuts de la page perso) au CMS [2].
Dans une page statique, malgré la prétention du WYSIWYG [3], qui cache le langage de programmation, l’écriture d’une page s’occupe à la fois du contenu et du code HTML qui définit son affichage pour les visiteurs.
Doc. 1 ‒ En-tête de : page personnelle de François Bon – 02/12/1997.
Doc. 2 ‒ Code source de l’en-tête ci-dessus.
Avec un CMS, SPIP [4] dans notre cas, les choses se présentent d’une manière différente. Le propre du CMS est de proposer des modèles, dont le code de programmation est déjà écrit, à priori vide de contenu. Elle est comme cette forme vide dont on ne s’occupe plus, elle est là et prête à l’emploi, à accueillir le poème. La page de rédaction se rapproche de celle d’un traitement de texte qui, quant à elle, ne donne même plus accès à ses coulisses, entièrement réservées aux codeurs du logiciel. Si on se rappelle de l’écriture d’une page web statique, on pourrait parler d’un pas en arrière : maîtriser le code pour créer et développer un site web devient superflu, la connaissance de ce code se perd. « Créer votre blog en trois clics », promettent les services de blogs préfabriqués. En cela, ce passage participe à une évolution généralisée des appareils de plus en plus complexes, mais qui demandent de moins en moins de connaissances pour s’en servir.
Si on considère l’aspect de l’écriture, un nouvel esprit s’installe, même s’il s’agit d’une illusion sur le plan matériel. Mais qui dit que la forme vide, « qui a des bords, mais pas de limites », n’est pas non plus davantage qu’une béquille qui démarre le processus d’écriture tout en lui donnant un cadre, même s’il est plus large que la page blanche et s’évanouit dans le poème, lorsqu’il est écrit (Noël) ?
Chaque matérialité impose ses contraintes, à commencer par une longue chaîne d’opérations analogiques pour arriver aux combinaisons des 0 et 1, propre au numérique. La page dans notre logiciel nous transforme en un traitement de texte en chair et en os, le web en une machine de traitement d’informations, comme le suggère Nicholas Carr [5]. La phase la plus créatrice bien qu’elle paraisse plus rustique à nos yeux de plus en plus formatés reste celle où code et texte littéraire (images et sons) sont imbriqués l’un dans l’autre [6].
Et bien que la situation matérielle se complexifie dans les coulisses – les lieux de stockage se multiplient comme les langages de programmation [7] – le CMS simplifie l’usage : là où il a fallu coder, il suffit maintenant de cliquer sur des raccourcis et des onglets, qui livrent aussitôt leur secret et mode d’emploi.
Tout cela ne restera pas sans conséquence sur l’écrit lui-même. D’un côté, on retrouve l’environnement du traitement de texte, la situation avant le passage au web, mais déjà prémonitoire, de l’autre une prise en charge de toute sorte de manipulations (indiquer la source d’une image, déterminer son placement sur la page par l’écriture de balises, ou leur correction) par la machine du site, le dialogue machinique entre la base de données, le langage PHP et la localisation des binaires.
Mais cette même délégation à la puissance des langages de programmation permet aussi une interactivité avec le visiteur du site avant qu’il devienne lecteur : des messages automatisés au lecteur, ou un dialogue par l’intermédiaire des commentaires [8]. Nous reviendrons sur ce dialogue permanent, qui a quitté le blog à quelques exceptions près (les sites de presse en ligne) et s’est déplacé dans les réseaux (Facebook, twitter), en ajoutant à la vitesse de circulation. Comme Mihad Doueihi l’écrit à juste titre : « La cité numérique n’est ni une utopie ni une terre promise : c’est un territoire que sont en train d’inventer et de façonner les citoyens du numérique [9]. »
Doc. 3 ‒ Code source du même en-tête.
Doc. 4 ‒ Page d’accueil de remue.net le 18/08/2000.
Dans l’ancien site perso et statique existaient deux statuts, publié ou non publié, tout à l’image du tableau noir suggéré par le graphisme de l’interface du site. Dans remue.net, qui devient un site collectif et passe à SPIP en 2004, tout en ménageant encore un petit espace à François Bon, jusqu‘à ce qu’il migre dans tierslivre.net, les formes se multiplient et il est possible de différencier en ouvert et caché, d’octroyer des droits aux visiteurs, entre open-access et abonnement, entre humains et robots, etc.
L’immeuble de George Perrec évoqué ailleurs (sans parler du tableau noir auquel ressemblait la page perso en 1997) se complexifie par les strates accessibles ou non, en attente, en remaniement, etc. le site devient un chantier ouvert, une « (…) forme vide qui commande l’apparition du poème [mais il est moins sûr qu’elle] disparaît dans le poème » (Bernard Noël, L’Espace du poème).
Notes
[1] Bernard Noël, L’Espace du poème : entretiens avec Dominique Sampiero, Paris, P.O.L, 1998, p. 69-72.
[2] Adopté aussi pour des raisons pragmatiques, à partir du moment où remue.net devient un collectif et demande une autre gestion des contenus.
[3] « Définition : WYSIWYG – What You See Is What You Get », en ligne ici. Consulté le3 juin 2015.
[4] Système de publication pour l’Internet, en ligne ici . Consulté le 2 juin 2015.
[5] Nicholas G. Carr, The shallows: what the Internet is doing to our brains, Norton pbk. [ed.], New York, 2011 : “Just as Microsoft Word had turned me into a flesh and blood word processor, the Internet, I sensed, was turning me into something like a high-speed data processing machine, a human HAL” p. 14.
[6] Philippe De Jonckheere, Désordre. Consulté le3 juin 2015.
[7] Le site statique (écrit et codé page par page) est hébergé sur un serveur avec accès ftp, le site dynamique fonctionnant avec un CMS, tout en gardant le serveur ftp pour stocker le CMS et les fichiers binaires (images, son, vidéo) ne garde plus le contenu écrit, géré par une base de donnée fonctionnant avec MysQL et php, qui produisent à la fois l’affichage du site public et gèrent la vérification du statut de l’usager (administrateur, rédacteur, simple visiteur).
[8] Par exemple : « Merci à x visiteurs pour avoir consacré au moins une minute à cette page » (le x étant le nombre de visites de la page).
[9] Milad Doueihi, La grande conversion numérique, Paris, Éditions du Seuil, 2008.