Dans Une Page d’amour de Zola, le temps de la passion mais surtout le temps de la maladie fait dérailler la cadence homogène du quotidien qui rythme les jours et les nuits d’Hélène Grandjean et de sa fille Jeanne. En effet, c’est davantage la maladie d’amour de l’enfant pour sa mère que le temps des horloges qui scande le déroulement du récit. Cet article veut saisir comment la maladie oriente le récit et détermine son avancée. Dit autrement comment la temporalité narrative est nouée intrinsèquement à une chronologie affective et corporelle.
In Une Page d’amour, the time of passion, but especially the time of illness, will derail the homogeneous cadence of the daily routine that punctuates the days and nights of Hélène Grandjean and her daughter Jeanne. Indeed, it is more the illness of the child’s love for her mother than the time of the clocks that marks the unfolding of the story. This article wants to understand how the illness orients the narrative and determines its progress. In other words, how narrative temporality is intrinsically linked to an affective and bodily chronology.
Plan
Texte intégral
« Le Temps qui d’habitude n’est pas visible, pour le devenir cherche des corps, et partout où il les rencontre, s’en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique… »
Proust, Le Temps retrouvé [1]
Dans sa lettre-préface publiée en 1884 lors de la parution de l’édition illustrée par Édouard Dantan d’Une page d’amour [2], Émile Zola répond à la critique au sujet des descriptions de Paris qui clôturent la fin des cinq parties du roman en ces termes :
Des […] éplucheurs de détails, après avoir gratté l’œuvre dans tous les sens, ont découvert que j’avais commis l’impardonnable anachronisme de mettre à l’horizon de la grande ville les toitures du nouvel Opéra et la coupole Saint-Augustin, dès les premières années du second Empire, époque à laquelle ces monuments n’étaient point bâtis. J’avoue la faute, je livre ma tête. Lorsque, en avril 1877, je montai sur les hauteurs de Passy pour prendre mes notes, à un moment où les échafaudages du futur palais du Trocadéro me gênaient déjà beaucoup, je fus très ennuyé de ne trouver, au nord, aucun repère qui pût m’aider à fixer mes descriptions. Seuls, le nouvel Opéra et Saint-Augustin émergeaient au-dessus de la mer confuse des cheminées. Je luttai d’abord pour l’amour des dates. Mais ces masses étaient trop tentantes, allumées sur le ciel, me facilitant la besogne en personnifiant de leurs hautes découpures tout un coin de Paris, vide d’autres édifices ; et j’ai succombé, et mon œuvre ne vaut certainement rien, si les lecteurs ne peuvent se résoudre à accepter cette erreur volontaire de quelques années dans les âges des deux monuments.
Ces lignes montrent bien que le romancier a préféré l’équilibre esthétique à l’histoire, peut-être parce que dans ce roman plus que dans d’autres (La Curée, Son Excellence Eugène Rougon, Le Ventre de Paris, Au Bonheur des dames, Nana, L’Argent), le « faire vrai » se situe moins à l’extérieur qu’à l’intérieur. Succombant au désir du plein (« ces masses étaient trop tentantes, […] en personnifiant de leurs hautes découpures tout un coin de Paris, vide d’autres édifices »), l’ajout de l’Opéra et de l’église Saint-Augustin offre aux regards des protagonistes un horizon stable et rassurant. Paris dans Une page d’amour est systématiquement vu à partir de l’état affectif d’Hélène et de sa fille Jeanne, et dans un roman sur la passion, la couleur des sentiments l’emporte sur la véracité des faits. Ces deux monuments possèdent donc dans la narration un statut de mirages historiques qui redisent que le réel, mais aussi le temps, restent des concepts hautement fictionnels. Car seule de la mort nous sommes certains [3], et le temps, du moins ce que l’on en connaît, c’est toujours du temps avant la mort. Cette certitude est celle qui domine dans Une page d’amour où les deuils sont les portes d’entrée et de sortie d’un récit qui a pour vocation de « disséqu[er] la passion [4] » et que nous résumons rapidement.
L’histoire débute une nuit, alors que l’état de la petite Jeanne se détériore. Paniquée, sa mère Hélène, veuve depuis quelques mois, fait appel à un médecin, Henri Deberle. C’est le début d’une passion entravée par la maladie et la jalousie de l’enfant qui meurt en partie de n’être pas aimée de manière exclusive par sa mère. Cette mort met fin à la relation entre les amants. Quelques mois après les funérailles, Hélène jusque-là réticente accepte d’épouser par dépit un ami de la famille, Roubaud. Le couple quitte Passy pour retourner dans le sud de la France d’où elle est originaire. Le récit se clôt sur la tombe de l’enfant sur laquelle Hélène est venue se recueillir lors d’un passage à Paris.
Ce récit tout en demi-teintes où la passion avance comme une lame de fond [5], tient sa grande force dramatique du fait que l’amour des amants a maille à partir avec les sentiments tyranniques d’une enfant pour sa mère, ce qui a pour effet de faire exploser les règles habituelles des drames passionnels. Cet écheveau sentimental où les affects de Jeanne prennent une place considérable donne une tonalité particulière à ce qui aurait pu être un énième roman d’adultère, mais qui, en « figur[ant] de façon inédite le personnage traditionnel du jaloux : un enfant, une petite fille [6] », comme le souligne Henri Mitterand, est bien plus. Avec Une page d’amour, Zola revisite les attendus du drame adultérin, ici point d’épouses éconduites ou de maris trompés tonitruants. Avec Jeanne et ses manipulations d’enfant malade, le roman ne tombe jamais dans l’outrance et les chahuts grotesques. Au contraire, à cause de la double injonction qui domine – tour à tour l’enfant exige et refuse d’être soignée par le docteur Deberle –, c’est la mise en place d’un imbroglio affectif dont personne ne sort vainqueur, qui prévaut. Sur ce point, dans le dossier préparatoire, Zola insiste sur le rôle de « trait d’union [7] » de la très jeune fille. En effet, plus que de leur passion, les amants deviennent les marionnettes de Jeanne qui, bien que souffrant réellement, ne peut s’empêcher de les manipuler dans un jeu d’éloignements et de rapprochements. D’ailleurs une des grandes forces de ce récit provient de cet équilibre maintenu dans la dramatisation de la douleur, qui laisse le lecteur lui-même indécis devant le mouvement de balancier continu entre une plainte exagérée et vindicative de Jeanne et la maladie qui la ronge. La modernité du récit se loge dans le tissage complexe des sentiments de ces trois personnages attachés les uns aux autres.
Que Zola dans sa lettre-préface demande au lecteur d’accepter les anachronismes architecturaux et par là de passer avec lui un contrat de non-conformité historique (« mon œuvre ne vaut certainement rien, si les lecteurs ne peuvent se résoudre à accepter cette erreur volontaire de quelques années dans les âges des deux monuments »), révèle que la temporalité qui prévaut dans ce récit se loge ailleurs que dans ce genre d’exactitudes et que la question du second Empire semble à première vue (mais à première vue seulement) périphérique. Quelques indications comme la guerre de Crimée qui débute en 1853 ou le rappel cursif de certains faits et événements culturels (ainsi l’Exposition universelle de 1855) servent de marqueurs historiques, mais dans l’ensemble, le temps naturel (celui des saisons, du jour et de la nuit), le temps religieux (le mois de Marie) et celui d’un quotidien fortement ritualisé prévalent et scandent la vie des personnages. Il en est ainsi de chaque mardi :
Hélène avait à dîner M. Rambaud et l’abbé Jouve. C’étaient eux qui, dans les premiers temps de son veuvage, avaient forcé sa porte et mis leurs couverts, avec un sans-gêne amical, pour la tirer au moins une fois par semaine de la solitude où elle vivait. Puis, ces dîners du mardi étaient devenus une véritable institution. Les convives s’y retrouvaient, comme à un devoir, juste à sept heures sonnant, avec la même joie tranquille [8].
Aux mardis soir d’Hélène Grandjean répondent les mercredis soir de Juliette Deberle, la femme du docteur :
Il y avait là une douzaine de personnes, le nombre à peu près réglementaire que les Deberle invitaient chaque mercredi, à partir de décembre. Le soir, vers dix heures, il venait beaucoup de monde. (p. 229)
La vie s’écoule doucement, entre les nombreux après-midis dans le jardin des Deberle où Hélène et Juliette sympathisent sans que la première ne soit gênée que la seconde soit la femme de l’homme qu’elle aime en secret et où sa fille joue amicalement avec le fils d’Henri. À l’opposé de ces moments conviviaux et mondains, correspondent les longs après-midis dans la chambre fermée de la petite malade durant lesquels Hélène et Henri chuchotent de peur de réveiller Jeanne qu’ils encadrent de leurs soins attentifs. Ainsi va le temps, pourrait-on dire, entre les rencontres qu’occasionne la vie en société (mondanités, cérémonies religieuses, etc.) et la vie privée (repas, soins domestiques, soins de l’enfant). Bien que le temps objectif soit rarement indiqué, les allers-retours réguliers d’Hélène entre chez elle et les Deberle miment fortement ceux du balancier de l’horloge. Une page d’amour se déroule donc dans un temps de proximité, la temporalité s’inscrivant essentiellement dans la ritualité du quotidien, l’existence s’exprimant dans la répétition des gestes, des habitus et le retour des saisons. Le temps avance imperceptiblement, soutenu cependant par la passion interdite d’Hélène et Henri. Car cette « passion » inattendue a fait coupure dans la « monotonie de la vie » (p. 193) de la jeune veuve, elle l’a sortie de son enfermement – Zola parle de « la vie enfermée d’Hélène » – et a inauguré pour elle et sa fille une nouvelle manière de vivre et donc une autre façon de « passer le temps », l’un étant synonyme de l’autre.
Le déraillement de cette cadence homogène d’un quotidien fortement circonscrit et contrôlé, viendra d’un point insoupçonné. Si, comme le souligne Jean-François Bordron, le temps des passions est une des représentations les plus manifestes du temps avec le temps des horloges [9], la passion, non pas celle d’Hélène et Henri, mais celle de Jeanne pour sa mère, et dont la maladie devient le symptôme, va imposer une cadence singulière aux amours des amants et au rythme du récit. En effet, un rapide coup d’œil dans les dossiers préparatoires montre que la maladie de Jeanne détermine l’orientation du récit et son avancée.
À cet égard, alors que Zola le qualifie d’« un peu popote, un peu jeanjean [10] », et que ce roman semble à première vue assez éloigné de ceux qui le précèdent, la place déterminante donnée au corps souffrant l’installe de plain-pied dans Les Rougon-Macquart. J’irais plus loin en disant qu’il est peut-être même un de ceux dont le corps du personnage, en l’occurrence celui de Jeanne, détermine le plus la trame narrative et ce, à plusieurs niveaux. Tout d’abord, on s’aperçoit que la santé maladive de l’enfant donne à Zola l’idée de faire de l’amant d’Hélène un médecin :
Il faudrait donner un devoir à Agathe [premier nom d’Hélène dans le dossier] : son enfant – Une petite fille souffrante, chétive, avec de beaux yeux. […] Si je faisais de l’amant un médecin ? Le médecin qui soigne la petite, j’aurai[s] de très beaux effets, la jalousie de l’enfant, l’amour toujours combattu par la maladie et par l’amour maternel. Enfin, j’aurai[s] l’agonie de la petite fille, grande scène avec le médecin et la mère. Puis un déchirement, et la passion finie [11].
La maladie va donc ponctuer le roman, en déterminer le déploiement et en programmer la fin comme ces lignes le montrent. Celle-ci ne se limite donc pas, comme c’est souvent le cas, à être le résultat d’un fatum quelconque : c’est un acteur complet dont les variations et états influent sur le cours du récit et modulent sa temporalité. Le temps du roman s’arcboute clairement au mal physiologique, à ses améliorations ou progressions. La temporalité est nouée intrinsèquement à une chronologie affective et corporelle, puisque c’est elle qui donne le la des amours d’Hélène et Henri.
1. Chair et temps
Le projet médical de cartographier, de disséquer la passion et d’en divulguer les secrets ne pouvait avancer en ce XIXe siècle hygiéniste et médical sans donner une place conséquente au lieu d’expression de la passion : le corps. Néanmoins, les critères romanesques que s’impose Zola ne lui permettent pas de jouer sur la panoplie d’effets qu’offre la rencontre charnelle. Pour lui, Une page d’amour devant être une respiration tranquille entre deux romans sulfureux – « Une page d’amour, écrite entre L’Assommoir et Nana, a dû être dans ma pensée, une opposition, une halte de tendresse et de douceur [12] » ; « Je veux étonner les lecteurs de L’Assommoir, par un livre bonhomme [13] » –, il décide avec finesse de faire du corps de Jeanne, touché par ricochet par l’amour interdit de sa mère pour le médecin, le réceptacle inattendu de cette passion, même si au premier abord la phtisie est décrite en termes purement nosologiques. En voici quelques aspects :
Phtisie aiguë
Début : langueur, essoufflement, amaigrissement. Un crachement de sang – Étouffement, la toux sèche avec crachats salivaire. […] Les crachats augmentent et deviennent plus épais. […]
Deuxième période : toux fréquente et plus grasse. L’oppression augmente. La fièvre paraît. Le soir, fièvre précédée de frissons, et sueur. […] La malade s’illusionne sur son état. On succombe dans le marasme.
Phtisie galopante, débute brusquement sous l’influence d’une cause accidentelle. On dirait une bronchite capillaire, symptômes d’une fièvre typhoïde. […] Mort dans l’espace de trois à six semaines. (N.a.f., Ms. 10318, f˚ 457)
« Début », « deviennent », « Deuxième période », « Le soir », « galopante », « débute », « Mort dans l’espace de trois à six semaines », tous ces termes montrent combien le développement du mal est naturellement pensé en termes de temps, et comment de facto il décide de la durée de vie du personnage. La remarque précédente (« Enfin, j’aurai[s] l’agonie de la petite fille, grande scène avec le médecin et la mère. Puis un déchirement, et la passion finie. ») et l’extrait qui suit soulignent aussi à quel point la vie de l’enfant commande le temps du récit et de l’action : « Voici, je crois la marche à suivre. Une première crise. Des convulsions. Ordonner les détails. La maladie qui dure plusieurs semaines – Chloro-anémique, au moment de la puberté. Tous les détails. Enfin une rechute avec complication d’une phtisie, ou d’une fluxion de poitrine » (N.a.f., Ms. 10.345, f° 118).
En effet, trois étapes importantes directement liées à sa santé vont scander l’histoire d’amour d’Hélène et Henri. Tout d’abord, en ouverture, une première crise de convulsions, dont Jeanne est victime, entraîne la rencontre entre les futurs amants. Par rapport à ce qui nous occupe, on remarque que l’accès convulsif met fin au temps objectif. En effet, alors que dans les quatre premiers paragraphes de l’incipit apparaissent quatre références aux heures qui s’écoulent et à l’horloge qui les marque [14], celles-ci disparaissent complètement au profit du déroulement des convulsions. Plus aucune heure n’est mentionnée, on ne saura d’ailleurs pas combien de temps précisément va durer l’épisode critique. Retenons que dès le premier chapitre, sont mises en scène des temporalités concurrentielles : temps objectif et temps physiologique.
Le deuxième moment a lieu après qu’Henri a avoué son amour à Hélène à l’aube du mois de Marie. Cette période cultuelle et de temps religieux va occasionner de nombreux épisodes de dévotion à l’église de la part d’Hélène, de Jeanne et de Juliette Deberle, au sortir desquels la jeune veuve rencontre chaque soir amicalement, mais pas sans émotion, le docteur, lui, venu davantage pour le plaisir de la retrouver que pour quérir sa femme. À l’issue de ces cérémonies de « tendresse dévote », qui remplacent les après-midis mondains chez les Deberle, Jeanne tombe à nouveau malade :
Jusqu’au dernier jour, elle n’avait point voulu avouer que la cérémonie du soir la brisait, tant elle y goûtait une jouissance profonde ; mais ses joues étaient devenues d’une pâleur de cire […]. Peu à peu la fraîcheur de l’église était descendue sur elle comme un suaire ; et, dans cette lassitude qui l’empêchait même de penser, un malaise lui venait du silence religieux des chapelles, du prolongement sonore des moindres bruits, de ce lieu sacré où il lui semblait qu’elle allait mourir. […] Alors, Jeanne jeta un faible cri, ses bras s’élargirent, elle se roidit, tordue par la crise qui la menaçait depuis quelques jours. (p. 178-179)
Sa guérison et la longue convalescence qui s’ensuit vont être l’occasion pour Hélène et Henri d’un rapprochement important. À partir du moment où ils ont la certitude que l’enfant n’est plus en danger, Hélène avoue ses sentiments au médecin. Débute alors une longue période d’intimité pleine de tendresse amoureuse au sein de laquelle les mots chuchotés valent pour les caresses interdites. Même la chambre de Jeanne « si tiède », « si discrète » « dev[ien]t complice » (p. 190) et prend des allures d’alcôve, entre les murs desquels
tous deux vivaient sans une secousse, se laissant aller à cette douceur de savoir qu’ils s’aimaient, insoucieux du lendemain, oublieux du monde. Auprès du lit de Jeanne, dans cette pièce émue encore de [son] agonie […], une chasteté les protégeait contre toute surprise des sens. […] à mesure que la malade se montrait plus forte, leur amour, lui aussi, prenait des forces ; du sang lui venait, ils demeuraient côte à côte, frémissants, jouissant de l’heure présente, sans vouloir se demander ce qu’ils feraient, lorsque Jeanne serait debout et que leur passion éclaterait, libre et bien portante. (p. 194)
On remarque dans cet extrait que Jeanne, mais aussi Hélène et Henri sont verrouillés au présent de la maladie et à ses effets, mais surtout qu’une étonnante consubstantialité entre la santé de Jeanne et l’amour des amants s’établit, comme si le second était le médecin du premier. De cette vigueur retrouvée surgit une temporalité amoureuse particulière qui fait fi de la durée (« ils demeuraient côte à côte, frémissants, jouissant de l’heure présente »). Il convient d’ajouter, qu’en filigrane de ce dispositif sentimental et spatio-temporel (chambre de la malade, avancée ou non du mal, convalescence, amour), l’écrivain souligne l’étroitesse des liens entre Éros et Thanatos dès que la passion est en jeu.
Le troisième moment correspond à une rechute et à l’apparition de la phtisie aiguë qui sera fatale. Elle survient au lendemain de la rencontre charnelle entre Hélène et Henri. En effet, intuitivement convaincue que sa mère l’a « abandonnée » pour être avec un autre, Jeanne prend gravement froid en décidant de passer volontairement plusieurs heures accoudée au rebord de la fenêtre, le corps offert à la tempête et à une pluie glaciale.
Elle sentait confusément que sa mère était quelque part où les enfants ne vont pas. […] Jeanne, à la fenêtre, toussa violemment ; mais elle se sentait comme vengée d’avoir froid, elle aurait voulu prendre du mal. Les mains contre la poitrine, elle sentait là grandir son malaise. C’était une angoisse, dans laquelle son corps s’abandonnait. […] Tout d’un coup, la pensée que sa mère devait aimer plus qu’elle les gens où elle avait couru, en la bousculant si fort, lui fit porter les deux mains à sa poitrine. Elle savait à présent. Sa mère la trahissait. (p. 283-285)
Cet épisode sonne également le glas des amours d’Hélène et Henri. Jeanne ne cachant pas son refus d’être approchée par le médecin dont la présence est vécue par elle comme une véritable agression (« Et elle ouvrit les yeux. Quand elle reconnut l’homme qui était là, ce fut de la terreur. Elle se vit nue, elle sanglota de honte, en ramenant vivement le drap » [p. 317]), sa mère décide d’interdire au médecin d’entrer dans l’appartement et l’évince de sa vie, consciente du rôle qu’ils ont joué dans le drame survenu : « – Allez-vous-en, répéta Hélène, de sa voix basse et profonde, à l’oreille de son amant. Vous voyez bien que nous l’avons tuée. » (p. 318)
Chacun de ces épisodes démontre que Zola a saisi, comme les travaux de Gustave Nicholas-Fisher l’ont indiqué [15], que la maladie installe un « nouveau cadre temporel » auquel obéissent toutes celles et ceux qui ont partie liée avec la personne malade. Cependant, dans Une page d’amour, le va-et-vient entre les secousses et les périodes de calme sont moins la marque d’un mieux-être du corps que d’un mieux-être du cœur. Et le balancier qui marque le temps est celui oscillant des sentiments de Jeanne. L’histoire d’amour – son développement et sa fin – est ainsi chevillée à la santé de l’enfant tout comme elle en est l’élément dévastateur. Le roman s’écrit à l’intérieur de cette tension paradoxale où la maladie met en place un régime temporel spécifique qui transforme la relation que les amants entretiennent entre eux. À tous égards, le temps du récit est un temps incarné, il fait « corps » avec celui de la petite fille malade en qui se cristallise l’histoire des amants.
Lorsqu’un individu est malade deux temporalités, souligne Nicholas-Fisher, se chevauchent, celle imposée par la pathologie, l’autre étant le temps tel que vécu et ressenti par le malade [16]. Dans le cas de Jeanne, l’autre temps est surtout celui d’une autre maladie, plus difficile à cerner, plus récalcitrante aux remèdes, plus énigmatique à comprendre : la maladie d’amour, dont tous les maux de Jeanne sont les symptômes plus ou moins aigus. Et alors que Zola avait l’intention de décrire la passion d’Hélène, c’est plutôt celle de sa fille à laquelle le récit nous convie en en dévoilant de diverses manières la sémiologie. En effet, comme le soutient Jean-Louis Cabanès, la maladie est toujours « un système de signes [17] ». Une page d’amour à cet égard donne une traduction pathologique des heurtés de la passion de Jeanne pour sa mère. Revenons à la scène, car la question du temps y est centrale, où, persuadée d’être abandonnée, elle appelle le mal par désespoir et vengeance. Dans ce passage, la narration témoigne de la capacité de la douleur affective de modifier le rapport au temps, passion qui actualise une temporalité proprement subjective.
Alors, le temps coula. Trois heures sonnèrent à la pendule. (p. 279)
[…]Tout lui semblait fini, elle comprenait qu’elle devenait très vieille. Les heures pouvaient couler, elle ne regardait même plus dans la chambre (p. 287)
[…]La pluie tombait toujours. Quelle heure pouvait-il être, maintenant ? Jeanne n’aurait pas pu dire. Peut-être la pendule ne marchait-elle plus. Cela lui paraissait trop fatigant de se retourner. Il y avait au moins huit jours que sa mère était partie. Elle avait cessé de l’attendre, elle se résignait à ne plus la revoir. (p. 287-288)
Si la tempête accentue l’effet dramatique et fonctionne comme l’écho des émotions de Jeanne, la sensation du temps ressenti est totalement tributaire de son sentiment d’abandon. L’incapacité pour Jeanne de suivre sa mère, sa claustration dans sa chambre, se traduisent chez elle par un arrêt du temps objectif remplacé par un temps fantasmé, au sein duquel les âges se superposent. Ce déplacement temporel correspond au sentiment d’éternité que génère l’attente de sa mère qui, il faut le rappeler, ne disparaît que trois heures. On le voit, la douleur fait surgir une temporalité émotionnelle et confirme la dimension proprement subjective, elle, chevillée au retour de l’autre qui ne revient pas, comme si Hélène était partie avec l’horloge. Le temps pris dans le vertige abyssal du chagrin n’est plus mesurable, il perd ses caractéristiques d’horizontalité et quitte la ligne chronologique au profit d’un axe vertical, ainsi les heures se diluent et épousent le mouvement de la pluie. Hélène partie pour un autre, l’univers de Jeanne s’écoule violemment, sorte de cataracte du temps qui passe en accéléré, « elle devient vieille » ! C’est dire que dans Une page d’amour, la mère est non seulement la gardienne de l’enfance, mais le lieu de son essentialité ; c’est pourquoi l’enfance est décrite ici moins comme un temps biologique que comme une perception singulière et propre à la très jeune fille, et qu’elle peut disparaître quand la source s’évapore. Ce décalage temporel, cette intrusion dans le monde de la vieillesse, ira en augmentant à mesure que la phtisie s’aggravera. La maladie rejoint tel un frère d’armes la construction mentale de Jeanne et transforme son corps en corps anhistorique, jeune et vieux à la fois. Cet exemple donne raison à Merleau-Ponty lorsqu’il affirme que le temps est « une dimension de l’être [18] » et que « nous sommes pour nous-mêmes le surgissement du temps [19] ».
2. Le corps de l’Histoire
Plus qu’Hélène, c’est donc le corps de Jeanne qui suggère celui de la passion, et sa mort qui n’a pourtant rien de christique éclaire la comparaison dès les premières pages de l’enfant avec le « Christ » (p. 54). Cependant, elle marque davantage la passion, bien que tyrannique, qui l’anime que sa nature sacrificielle. Ainsi, l’histoire d’amour d’Hélène et Henri trouve ses développements dans le corps d’une jeune fille vierge, virginité sur laquelle s’écrivent les émois et les désirs des deux amants adultérins, au point que le corps de Jeanne duplique celui de sa mère. On comprend dès lors qu’elle ressente des pudeurs de femme offensée quand le médecin la touche :
Elle n’avait eu aucune révolte sous les mains du vieux docteur. Mais, dès que les doigts d’Henri l’effleurèrent, elle reçut comme une secousse. Toute une pudeur éperdue l’éveillait de l’anéantissement où elle était plongée.
[…]Il semblait qu’elle eût vieilli tout d’un coup de dix ans dans son agonie, et que, près de la mort, ses douze années fussent assez mûres pour comprendre que cet homme ne devait pas la toucher et retrouver sa mère en elle. (p. 317)
La maladie et la passion ont en commun d’être des moments de passage et des temps forts de transformations, on n’en sort jamais totalement indemne [20], ce que prouvent les diverses mutations de Jeanne : jeune, elle vieillit précocement, enfant elle devient femme, vivante elle appelle la mort. Tout son être s’installe dans une ambivalence quasi constitutive [21], qui résulte, paradoxalement, de sa certitude d’être abandonnée.
Il est tout à fait remarquable que, véritable corps performatif qui obéit à différentes temporalités, celles de la passion, de la maladie et de l’angoisse, au point que les repères temporels s’interpénètrent et s’annulent, le corps de Jeanne rejoigne de manière inattendue la description de Paris, telle que défendue par Zola dans sa lettre-préface. La logique de faux historique auquel elle obéit et que représentent les anachronismes architecturaux, s’agite également au plus intime de Jeanne dans son rapport au temps. Le chevauchement des âges, vérité subjective et fictionnelle, calque celui des « fausses » temporalités historiques. Ainsi, le personnage de Jeanne narrativise-t-il en sourdine dans cette hystérisation des âges et des périodes, un certain Paris, faisant se rejoindre le général et le particulier. En cela, ce personnage rencontre de façon imprévue ceux qui exemplifient le second Empire dans Les Rougon-Macquart. Mais autrement que Renée, Maxime, Saccard (La Curée) ou Nana (L’Assommoir, Nana), qui renvoient à l’immoralité décadente du régime, en son corps douloureux et malingre, et en sa passion fiévreuse et tyrannique (qui fait certes signe vers la question sexuelle), résonne, comme un écho charnel, la dégénérescence d’une époque malade d’elle-même qui avance vers sa dégradation progressive et sa mise en terre [22].
Ce hors temps historique sous-entend également que la passion, du moins dans Une Page d’amour, est anhistorique (mais pas intemporelle), qu’elle quitte le cycle des générations. En effet, plus qu’Hélène, Jeanne s’avère l’étendard de la passion : un corps vierge, brûlé par les sentiments qui l’animent et dévoré par la jalousie. Cette suspension temporelle s’exprime dans le roman par une double fin, d’une part celle de la passion (qui est celle du programme romanesque tout entier enclos dans le corps de la jeune fille) que traduit la mort de Jeanne et d’autre part, la fin du séjour parisien d’Hélène qui marque la fin diégétique du roman. La passion n’est donc pas en soi fin de l’histoire, mais elle ne sait que faire des ordres, qu’ils soient chronologiques ou autres, qui boussolent la vie et ses nécessités prosaïques. Elle n’avance pas sereine sur la ligne du temps, elle gît de manière imprudente dans les profondeurs du corps, du cœur et de l’esprit, et c’est en quoi elle est toujours peu ou prou, comme l’a si bien exprimé Zola, « une page arrachée à la vie [23] ».
Notes
[1] Marcel Proust, Le Temps retrouvé dans À la recherche du temps perdu, t. IV, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 503.
[2] Lettre-préface d’Une page d’amour, roman illustré par Édouard Dantan, Paris, Librairie des Bibliophiles, « Bibliothèque artisitique moderne », 1884.
[3] Comme le rappelle avec éloquence Jacques Lacan lors de sa conférence à Louvain en 1972 (voir : https://www.youtube.com/watch?v=i43rWqNwnd0).
[4] Émile Zola, Dossier préparatoire d’Une page d’amour, « Ébauche », N.a.f., Ms. 10318, f˚ 500.
[5] Dans l’« Ébauche », Zola écrit : « Tout le drame soit se passer sans éclat, sous la chair, une furieuse lutte à l’intérieur et la surface calme, polie, comme dans la vie de tous les jours » (souligné dans le texte, N.a.f., Ms. 10318, f˚ 505).
[6] Henri Mitterand, Zola. L’histoire et la fiction, Paris, PUF, « Écrivains », 1990, p. 142.
[7] Émile Zola, Dossier préparatoire de Une page d’amour, « Ébauche », N.a.f., Ms. 10318, f˚ 501.
[8] Émile Zola, Une page d’amour [1878], Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du XIXe siècle », 2021, p. 71. Désormais, toutes les citations tirées du roman renvoient à cette édition. Les numéros de page appaîtront entre parenthèses à la suite de celles-ci.
[9] Jean-François Bordron, « Temps et discours. Réflexions sur la tectonique du temps », dans Denis Bertrand et Jacques Fontanille (dir.), Régimes sémiotiques, Paris, PUF, « Formes sémiotiques », 2006, p. 51.
[10] Lettre de Zola à J.K. Huysmans (3 août 1877), Correspondance, publiée sous la direction de B.H. Bakker, t. III (1877-1880), Montréal / Paris, Presses de l’Université de Montréal / Éditions du CNRS, 1982.
[11] Émile Zola, Dossier préparatoire d’Une page d’amour, « Ébauche », N.a.f., Ms. 10318, fos 494-495.
[12] Lettre à Van Santen Kolf, Médan (8 juin 1892), Correspondance, op. cit.
[13] Lettre à Huysmans (3 août 1877), ibid.
[14] « La pendule sonna une heure » ; « La demie sonna » ; « Le balancier avait un battement affaibli » ; « Quand deux heures sonnèrent ».
[15] Gustave Nicholas-Fisher, L’expérience du malade, Paris, Dunod, « Santé sociale », 2009.
[16] Ibid., p. 69.
[17] Jean-Louis Cabanès, Le Corps et la Maladie dans les récits réalistes (1856-1893), Genève Klincksieck, 1991, p. 198.
[18] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 475.
[19] Ibid., p. 489.
[20] Elles se rapprochent de ce point de vue de la période dite liminaire des rites de passage durant laquelle l’initié.e subit diverses mutations. Voir Arnold Van Gennep dans son ouvrage Les Rites de passage (Paris, Picard, 1981 [1909]) qui montre que le rite de passage se scénarise en trois phases : 1. de séparation ; 2. de latence ou phase liminaire ; 3. d’agrégation.
[21] On pense bien sûr au personnage liminaire tel que défini par Marie Scarpa dans son article fondateur, qui insiste sur l’état d’entre-deux de l’individu en position liminale, ainsi « c’est l’ambivalence qui le caractérise d’une certaine manière le mieux : il n’est définissable ni par son statut antérieur ni par le statut qui l’attend tout comme il prend déjà, à la fois, un peu des traits de chacun de ces états. » Durant cette phase, l’individu peut donc être symboliquement homme et femme, vieux et jeune, vivant et mort, etc. Le personnage de Jeanne partage avec le personnage liminaire cette ambivalence d’état. Voir « Le personnage liminaire », Romantisme, n° 145, 2009/3, p. 25-35.
[22] Cette sépulture rejoint également la vocation de l’église Saint-Augustin qui devait abriter, à la demande de Napoléon III, les sépultures des princes de la famille impériale. Quant à l’Opéra, il est bâti à l’issue d’un attentat manqué contre l’Empereur et sa femme à l’Opéra Le Peletier. Dans les deux cas, ces monuments ont partie liée avec l’Empire évidemment, mais aussi avec la mort de ses représentants
[23] Devant la tombe de Jeanne, Hélène « restait seule, il lui semblait qu’une page de sa vie était arrachée » (p. 337).
Auteur
Véronique Cnockaert est professeure au Département d’Études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. Elle est spécialiste du XIXe siècle et particulièrement de l’œuvre de Zola et du Naturalisme (édition d’Une Page d’amour de Zola, Paris, Garnier, 2021 ; édition de Renée Mauperin des Goncourt, Paris, Honoré Champion, 2017 ; édition commentée d’Au Bonheur des Dames, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 2007). Elle s’intéresse également aux rapports entre littérature et ethnologie, et elle a publié en collaboration avec Marie Scarpa et Jean-Marie Privat (Université de Lorraine à Metz) une Anthologie de l’ethnocritique (Presses de l’Université du Québec, 2011).
Copyright
Tous droits réservés.