L’article se concentre sur « L’Invité de la semaine », la principale rubrique de La Matinée littéraire, magazine exclusivement littéraire de France Culture produit par Roger Vrigny de 1966 à 1984. Entre élitisme et démocratisation, le magazine obéit à la double volonté de résister à la dilution de la littérature dans la culture et de donner à des écrivains trop seuls des lecteurs attachés à les suivre de livre en livre. Le grand entretien de « L’Invité de la semaine » est la pièce maîtresse de cette politique, qui puise son inspiration dans le stimulant exemple de La NRF de la grande époque, tout en adaptant sa pratique à celle de La NRF d’après-guerre, qui favorise quelque peu les auteurs Gallimard. Un esprit NRF habite le magazine, en dépit de certaines concessions faites à l’esprit mondain des « salons » (il faut bien donner « du pain et des jeux » à ses auditeurs du matin) et à l’audimat. Les vertus classiques de simplicité et de clarté animent la conduite des entretiens, à l’abri des bonnes manières et à l’écart des polémiques et des jargons. Les écrivains gauches y sont appréciés, les écrivains brillants redoutés, même si certains fascinent (Barthes, Butor…). Les questions importantes touchent tout à la fois à la clôture de l’œuvre et à la manière dont la vie intérieure des auteurs s’y manifeste. Dans le rôle de l’intervieweur, Vrigny agit beaucoup plus en critique qu’en reporter culturel : au contraire d’un Chancel ou d’un Pivot, adeptes de la position de l’ignorant, dont le métier est d’obtenir des réponses à des questions épousant les attentes et curiosités du grand public, il juge important de faire entendre à ses auditeurs des conversations de pair à pair.
The paper focuses on “L’Invité de la semaine” [“The Guest of the Week”], the main sequence of La Matinée littéraire, an exclusively literary magazine of France Culture produced by Roger Vrigny from 1966 to 1984. Between elitism and democratization, the magazine obeys the double will to resist the dilution of literature in culture and to give to lonely writers readers who follow them from book to book. The main interview of « L’Invité de la semaine » is the centerpiece of this policy, which draws its inspiration from the inspiring example of the NRF of the inter-war period, while adapting its practice to that of the NRF after war, which somewhat favors Gallimard authors. A NRF spirit lives in the magazine, despite some concessions made to the mundane spirit of the “salons” (it is necessary to give “bread and distractions” to its listeners in the morning) and the ratings. The classic virtues of simplicity and clarity animate the conduct of interviews, safe from good manners and away from polemics and jargons. The clumsy writers are appreciated, the brilliant writers feared, even if some fascinate (Barthes, Butor…). The important questions concern both the closing of the work and the way in which the inner life of the authors manifests itself. In the role of the interviewer, Vrigny acts much more as a critic than a cultural reporter: unlike a Chancel or Pivot, followers of the position of the ignorant, whose job is to obtain answers to questions that meet the expectations and curiosities of the general public, he deems it important to have his listeners hear peer-to-peer conversations.
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Texte intégral
« Quand on aime la littérature, quand on veut devenir écrivain, quand on a cette vocation, on avait devant les yeux l’exemple de La NRF, on rêvait à toute cette mythologie de La NRF ! » (Roger Vrigny, La Matinée littéraire du 8 septembre 1977)
Bien oublié aujourd’hui, sauf de ceux qui, dans les deux dernières décennies du xxe siècle, ont pris plaisir à écouter sur France Culture son émission Lettres ouvertes (1984-1997), éclipsé dans la mémoire publique par un Chancel, un Pivot (qui fut son collaborateur), un Veinstein, l’écrivain Roger Vrigny, prix Femina 1963 pour La Nuit de Mougins, Grand Prix de littérature de l’Académie française en 1989, romancier surtout, auteur de théâtre, de radio et de télévision accessoirement, essayiste d’humeur sur le tard, a pourtant été un poids lourd de la radio littéraire en France. Celui qu’on a pu appeler le « Monsieur Livres » de France-Culture [1] est entré à la radio en 1956, pour co-animer puis diriger Belles-Lettres, une revue radiophonique (la première du genre) lancée en 1952 par Robert Mallet et Pierre Sipriot. Il le fait jusqu’en 1963, tout en co-produisant, jusqu’en 1966, quelques émissions littéraires thématiques : Terre natale (1959-1960), Une œuvre un portrait (1962-1963), Les cris de la fée (1966). Dans les années 1960 et 1970, il pratique aussi très régulièrement le genre de l’entretien-feuilleton : avec André Spire (1962, 8 émissions), Germaine Beaumont (1964, 6 émissions), Henri Rollan (1965, 6 émissions), Louis Guilloux (1969, 12 émissions), Jean Cayrol (1970, 12 émissions), Jean Tardieu (1972, 12 émissions), Marcel Arland (1972, 12 émissions), Marcel Duhamel (1973, 5 émissions). Il y revient dans les années 1990, pour la série d’entretiens À voix nue lancée en 1985, avec Gabriel Matzneff (1990), Roger Stéphane (1991), Pierre Moinot (1995), en adoptant le format court en cinq émissions de règle dans la série.
Mais c’est dans le genre du magazine que Vrigny va surtout s’illustrer et durer, de La Semaine littéraire (1963-1968) à Lettres ouvertes en passant par La Matinée littéraire (1966-1984), le rendez-vous de la littérature au sein des Matinées de France Culture. Son dernier directeur de chaîne, Jean-Marie Borzeix (1984-1997), expliquait ainsi sa longévité dans la fonction : « Roger Vrigny, c’est la curiosité, la jeunesse et l’ouverture d’esprit. Roger comprend et admet toutes les sensibilités littéraires. Il n’est jamais méchant ni agressif, et quand il lance des pointes, c’est toujours avec courtoisie. Son émission est très appréciée des écrivains, qui s’y sentent écoutés [2]. » La Matinée littéraire, c’est durant presque vingt ans, du mercredi 19 octobre 1966 au jeudi 11 octobre 1984, un magazine de plus ou moins deux heures [3] proposant, sous différents titres au fil des saisons, des chroniques, des enquêtes, des jeux, un « intermède musical », des dossiers (systématiques dans la nouvelle formule du magazine lancée en 1977), des interviews d’écrivains en lien avec l’actualité [4]. Autour de Vrigny, quelques piliers : Luc Estang et Alain Bosquet, tous deux poètes, romanciers, critiques, essayistes… et membres d’une maison d’édition (Seuil, Calmann-Lévy) ; Christian Giudicelli, un jeune auteur Gallimard ; Evelyne Schlumberger, ancienne journaliste de Radio-Lausanne, dédiée aux jeux et enquêtes ; le compositeur Georges-Léonce Guinot, concepteur des intermèdes musicaux. Et divers collaborateurs réguliers plus ou moins durables, parmi lesquels Bernard Pivot, Roger Gouze, Alain Clerval, le romancier Jean Dutourd, l’éditeur Hubert Juin, les poètes Rouben Melik et Pierre Oster, le polémiste Patrick Besson (les deux dernières années)… Tout cela fait un programme mi-instructif mi-divertissant, d’où émerge une séquence-phare : « L’Invité de la semaine », un entretien en tête-à-tête (presque toujours) de quinze à vingt minutes avec un écrivain (le plus souvent un romancier), autour de son dernier livre. Signe de l’importance de cette séquence, Vrigny en est durant vingt ans le principal animateur. C’est là au fond que l’on peut le mieux capter l’esprit que l’écrivain-journaliste veut faire passer sur son émission, au-delà de son obéissance aux lois du magazine littéraire : un « esprit NRF », guidé par la « reconnaissance du caractère sacré de la littérature et des écrivains [5] », en même temps que par une préférence marquée pour les esthétiques classiques. Comment cet esprit NRF informe-t-il les « grands entretiens » de La Matinée littéraire ?
1. L’esprit NRF
1.1. La littérature avant tout
Le vrai titre de La Matinée littéraire, son titre officiel à défaut d’être celui sous lequel le magazine s’est fait connaître, est on ne peut plus net sur le sujet exclusif de l’émission : La Littérature. Manière de dire, à une époque qui aime le mélange des genres, des disciplines, des arts, l’attachement de Vrigny à ce que la littérature a d’unique comme manière de dire le monde ; son refus, dès lors, du « décloisonnement » pratiqué dans les magazines « culturels » comme dans la presse écrite. « En général, on parle de livres mais peu de “littérature” dans la presse » ; et même dans Les Nouvelles littéraires des années 1970, lit-on dans Le Besoin d’écrire [6]. Dans ce petit essai assez vif, Vrigny s’en prend aux dangers qui guettent alors la littérature ; parmi eux, sa « banalisation », qui « la rend inoffensive [7] ». On retrouve là quelque chose de l’esprit puriste de La NRF : la littérature avant tout. Dans La Matinée littéraire, « l’invité de la semaine » est toujours un écrivain. Cette religion de la littérature n’exclut pas chez Vrigny un certain sens du monde comme il va, des enjeux commerciaux et promotionnels d’un passage dans une émission comme la sienne. Il sait se montrer accessible aux manœuvres éditoriales ou amicales pour pousser un écrivain devant son micro. Et des représentants des éditeurs sont régulièrement invités à commenter l’actualité du livre, notamment à chaque rentrée littéraire. Là où un Pivot refuse absolument toute fonction dans l’édition pour préserver son indépendance, Vrigny au contraire est un bon exemple de « cumulard » des Lettres, écrivain, journaliste, directeur littéraire (chez Calmann-Lévy à partir de 1977), juré du prix Renaudot (à partir de 1978), « toutes activités qui, alliées à un tempérament volontiers polémique, renforçaient son côté éminence de la république des lettres [8] ». Et simultanément, c’est un amoureux de la littérature, un dévot de la chose littéraire, qui utilise ses positions dans les champs littéraire et médiatique pour servir sa passion. En somme, un puriste pragmatique : pragmatique face aux « règles du jeu » du marché éditorial ; puriste dans sa défense et promotion de la littérature exclusivement. En septembre 1977, la nouvelle formule de La NRF (avec Georges Lambrichs) lui donne l’occasion de réaffirmer la pieuse allégeance du magazine à « l’exemple de La NRF » et leur vocation commune à s’adresser avant tout à ceux qui aiment la littérature :
La Matinée littéraire, cela peut être aussi, dans son genre, une revue, et un lieu de rencontre. Le fait qu’il y ait tant de demandes dans le courrier, tant de réactions et de réflexions à propos de ce qui est dit et entendu, on se dit : « Mais, nom d’un chien, ce public, il existe ! Nom d’un chien ces lecteurs, ces gens qui aiment la littérature, sans aucun esprit ni de parti ni de spécialisation, ils existent ! » Ce sont les vrais, ce sont les purs [9] !
1.2. Allergies
La religion de la littérature impose d’écarter tout esprit partisan, militant ou de chapelle, comme Jean Paulhan s’attacha aussi à le faire à La NRF, en parlant de politique soit comme d’une chose inoffensive soit « en des sens contradictoires [10] », du moins aussi longtemps que possible [11]. Vrigny sait reconnaître un bon écrivain, même quand il ne le comprend pas ou ne l’aime pas d’emblée, et il n’a pas peur de dialoguer avec lui ; il n’a pas d’esprit de système. Cela ne l’empêche pas, comme les personnages influents de La NRF avant lui, d’avoir ses préférences et ses allergies [12].
Allergies : elles ont un point commun, la « technocratie ». Vrigny rassemble derrière ce mot, dans Le Besoin d’écrire notamment [13], tous les « cuistres » qui mobilisent des jargons, des théories, des sciences – sciences des signes (structuralisme, sémiologie…), sciences de l’homme (sociologie, psychanalyse…) – pour parler de littérature ; et parmi eux les écrivains qui utilisent ce genre de langage pour imposer aux autres écrivains leur manière de concevoir la littérature. Paulhan les aurait rangés parmi les « terroristes », mot que reprend Vrigny dans une note écrite en marge de la rédaction du Besoin d’écrire, où la filiation avec Les Fleurs de Tarbes est nette :
Je vois bien tout ce qu’il y aurait à montrer, le terrorisme du « nouveau roman », le jargon des théoriciens, la servilité de la critique, la grande peur des « bien-pensants », les professeurs et l’Université craignant toujours d’être en retard d’une révolution, bref le règne des nouveaux « grands rhétoriqueurs » ou bricoleurs du roman, comme les appelle Jacques Brenner, qui remplacent la création par le commentaire [14].
Mais pour Vrigny, ces technocrates ne sont pas seulement des terroristes, ils ont aussi le défaut supplémentaire de rendre la littérature « indigeste [15] ». Et comment inviter à son micro un écrivain dont le jargon peut nuire à l’appétit des auditeurs pour la littérature ?
Cette accusation de cuistrerie vise quelques groupes bien identifiés dans le champ littéraire de l’époque, trois en particulier : les écrivains du Nouveau Roman, de Tel Quel, de la revue Change… Cela dit, le producteur de La Matinée littéraire se montre parfaitement capable de faire des différences entre les auteurs associés – plus ou moins légitimement – à ces labels : comme Paulhan, il sait qu’être un « terroriste » ou un « rhétoriqueur » n’empêche d’être ni un bon ni un mauvais écrivain [16]. Ainsi, alors que Robbe-Grillet, Claude Simon et Claude Ollier ne sont jamais « invités de la semaine » [17], Robert Pinget (que Vrigny apprécie) l’est une fois (2 décembre 1971), Michel Butor deux fois (1er juillet 1971, 5 juillet 1973), et Nathalie Sarraute… quatre fois (24 février 1972, 30 septembre 1976, 28 février 1980, 23 juin 1983) [18]. Du côté de Tel Quel, pas trace de Sollers, de Jean Thibaudeau ou de Marcelin Pleynet, mais Denis Roche est invité trois fois. Du côté des trois fondateurs de Change, pas de Maurice Roche, mais deux fois Jacques Roubaud, tandis que Jean-Pierre Faye, à défaut de venir en « invité de la semaine », est accueilli pour présenter sa défense dans la rubrique « Actualité poétique » de Rouben Melik (16 octobre 1969). Quant à Roland Barthes, « qui fut le grand-prêtre de “l’école du regard” et plus tard du Telquelisme [19] » et constitue aux yeux de Vrigny l’incarnation le plus intimidante et fascinante à la fois du professeur théoricien, le « goût pour les néologismes, les images-chocs, les tournures alambiquées » de ce « docteur en écriture [20] » n’empêche pas qu’il soit accueilli trois fois dans le magazine comme « invité de la semaine » (2 avril 1970, 13 janvier 1972, 6 mars 1975).
Derrière la condamnation en bloc des nouveaux pédants de la République des Lettres, il s’agit donc de distinguer selon les cas et les auteurs, la plupart irréductibles au label qui les regroupe et même à leur propre jargon.
1.3. Préférences
Cela dit, les préférences personnelles de Vrigny vont clairement aux écrivains inscrits dans la grande tradition française du style classique (simple, sobre, clair, dense, discipliné, faussement banal, élégant, fluide…), celle des fondateurs de La NRF [21]. Car si tout au long du siècle la ligne éditoriale de La NRF se veut à la fois classique et moderne et s’ouvre aux « terroristes », les écrivains de style classique y sont plus spécialement à l’honneur, de Gide et Schlumberger à Marcel Jouhandeau et Marcel Arland, et plus généralement ceux qui ont un rapport globalement plus heureux que soupçonneux au langage. Devenir auteur des éditions Gallimard, ce « temple de La NRF » où le fait entrer Robert Mallet, qui y est directeur littéraire, c’est avant tout pour Vrigny entrer dans cette « famille » de langage, de cœur et d’esprit à laquelle il restera attaché toute sa vie, et dont le symbole à ses yeux est Marcel Arland. L’admiration de Vrigny pour l’homme et son œuvre est patente tout au long de la série d’entretiens qu’ils ont ensemble en 1972. Ainsi né et situé dans le champ littéraire des années cinquante et suivantes, on comprend bien comment le producteur de La Matinée littéraire a le souci de faire valoir dans son magazine des écrivains qui incarnent à ses yeux la « famille » qui lui est chère – non sans la confondre quelque peu avec les auteurs Gallimard et familiers de la maison, comme La NRF de l’après-guerre [22].
Comment cela se manifeste-t-il ? Naturellement, au fil des invitations hebdomadaires, dans le choix des « invités », dont certains sont accueillis et présentés d’une manière qui ne trompe pas, à commencer par Robert Mallet, « invité » cinq fois entre 1967 et 1982 et Marcel Arland, « invité » trois fois, au tout début et vers la fin du magazine (1967, 1979, 1981), les deux mentors de Vrigny chez Gallimard ; tous deux présents à divers titres dans une quinzaine d’autres émissions de La Matinée littéraire. Mais aussi par les hommages spéciaux consacrés à des écrivains de la « famille », les uns de leur vivant, les autres à l’occasion de leur mort ou d’un événement commémoratif. De même que, dans La NRF de la grande époque (jusqu’en 1940), les directions de la revue s’expriment, non dans sa partie de création, ouverte à tous les talents, mais dans la partie critique des notes de lecture, hautement stratégiques à ce titre, de même, tout en ouvrant « L’Invité de la semaine » à des écrivains très divers, Vrigny semble confier à ces hommages de grand format (ils occupent tout ou majeure partie du magazine) le rôle de repère indicateur de ses terres d’élection en littérature – avec un faible avoué pour ceux qui se tiennent à l’écart de la vie littéraire parisienne, ses cancans et ses mondanités, gage de plus grande fidélité au sacerdoce de la littérature, comme Cohen, Giono ou Guilloux [23].
Les noms ne manquent pas : Jean Paulhan (17 octobre 1968) ; Albert Cohen (6 novembre 1969) ; François Mauriac (3 septembre 1970) ; Jean Giono (15 octobre 1970) ; Saint-John Perse (25 septembre 1975) ; Patrice de La Tour du Pin ; Pierre Jean Jouve (15 janvier 1976) ; Paul Morand (29 juillet 1976) ; André Gide (avec qui, symboliquement, Vrigny inaugure le 6 octobre 1977 la nouvelle formule du magazine) ; Raymond Queneau (28 octobre 1976) [24] ; André Malraux (25 novembre 1976) ; Valery Larbaud (7 juillet 1977, pour le 20e anniversaire de sa mort) ; Marcel Arland bien sûr (5 juillet 1979, pour ses 80 ans) ; Max-Pol Fouchet (4 septembre 1980) ; Maurice Genevoix (11 septembre 1980) ; Louis Guilloux (16 octobre 1980, 3 juin 1982) ; Roger Martin du Gard (19 novembre 1981) ; Léopold Sédar Senghor (14 juin 1984)…
2. Défis et enjeux de l’entretien dans La Matinée littéraire
2.1. Élargir l’audience des écrivains
« L’attitude N.R.F., impliquant la reconnaissance du caractère sacré de la littérature et de l’écrivain, implique naturellement la notion d’élitisme. Une élite parle à l’élite [25]. »
Cette élite, ces publics restreints, on peut les retrouver, toutes proportions gardées, à la radio : Vrigny en est le premier conscient, lui qui a dirigé pendant cinq ans sur la Chaîne nationale, de 1958 à 1963, la seule revue littéraire qui ait jamais existé à la radio, Belles-Lettres. Son titre suffit à indiquer le caractère globalement élitiste de son ambition ; le nom de son principal fondateur, attaché à la maison Gallimard (Robert Mallet), ses sommaires, suggèrent clairement son projet d’être une sorte de NRF sur les ondes [26]. Mais Vrigny sait aussi que le défi de la Chaîne nationale après la mort de Paul Gilson en 1963 est, en devenant France Culture, de s’ouvrir à un plus grand public tout en continuant d’exister comme chaîne de la connaissance, de la parole et du livre à côté de France Inter, conçu en 1963 aussi pour rivaliser avec les stations périphériques comme Europe n°1 ou Radio-Luxembourg (RTL en 1966), beaucoup plus populaires. Il sait que passer de la revue au magazine signifie, dans ce contexte, aller à la rencontre d’un public plus large que celui de Belles-Lettres, un public que l’on rejoint aussi en lui proposant des jeux et des enquêtes, en mêlant les derniers potins et les dernières parutions, de la musique et des interviews, l’amusement et le sérieux. Et cela rejoint son désir profond de donner aux écrivains une audience (au sens de Gracq) plus large, comme il la désire pour lui-même comme écrivain [27].
C’est la raison d’être du nombre des interviews d’auteur dans La Matinée littéraire, et, avec « L’Invité de la semaine », de la promotion du genre dialogué au rang de genre majeur du magazine. L’interview, dans ce rôle fondamental de créer des rencontres, si possibles durables, entre un écrivain et des lecteurs, apparaît bien en effet comme la pièce maîtresse et la motivation profonde du magazine, ainsi qu’il ressort de la présentation qu’en fait Vrigny peu après son démarrage, dans un reportage télévisé consacré aux Matinées de France Culture :
Ce que nous avons voulu faire avant tout sur cette Matinée, c’est établir un contact entre / ceux que j’appelle les producteurs c’est-à-dire les romanciers, les poètes, les essayistes, et les consommateurs, c’est-à-dire le public. Trop souvent il me semble qu’il y a un fossé entre ces deux mondes, et que l’on considère les écrivains comme des gens un peu / particuliers, entourés / réservés dans leur chapelle et leur tour d’ivoire. En réalité il faut établir ce contact et montrer que les écrivains ont besoin aussi d’ouverture sur le monde. Alors différents jeux pour cela, différentes séquences, mais la principale séquence de la Matinée c’est celle que nous appelons « L’Invité de la semaine ». C’est-à-dire que, à cette occasion nous invitons un écrivain qui se trouve dans l’actualité, soit pour la publication d’un livre, soit pour un prix, une récompense qu’il a obtenue, et / nous l’interrogeons mais pas seulement sur son livre, pas uniquement, mais sur son métier d’écrivain, sur ses problèmes, sur ses difficultés, sur ses influences [28].
Et Vrigny de faire l’éloge de son premier invité, « qui correspondait tout à fait à l’idée que je me faisais de cette séquence », Jean-Pierre Chabrol. Lequel s’exprime aussi dans le même reportage :
Les gens, ça les aide de savoir comment un écrivain s’y prend, de savoir / que c’est « un type comme tout le monde » qui / simplement a / un petit don au départ et il a su le faire fructifier. Et / j’ai reçu des lettres / de gens qui se sont décidés à entrer dans un de mes livres, en se disant après tout le gars qui parle comme ça, on doit pouvoir le comprendre, ça a beau être de la littérature / « majestueuse », c’est / il raconte des histoires certainement. […] Finalement la radio m’a un peu fait entrer chez eux de force, et ils ne m’ont pas jeté dehors [29].
La culture de l’émission, c’est donc une culture de la relation, de la rencontre avec l’auteur et pas seulement une religion du livre. Il s’agit de sortir les écrivains de leur isolement, de leur trouver parmi les lecteurs des amis ou admirateurs qui le suivront ensuite de livre en livre. L’idée de Vrigny, vérifiée par les propos de Chabrol, est que le contact avec l’auteur est un bon moyen d’apprivoiser le public, un premier chemin d’accès au livre, plus concret, plus humain que de parler du livre sans lui. C’est un point qui mérite d’être souligné, sachant qu’au contraire d’autres émissions de l’époque préfèrent ne donner la parole qu’à des lecteurs de livres : journalistes et critiques dans Le Masque et la Plume, libraires dans Les Libraires savent lire…
Tout en révérant donc Jean Paulhan ou Marcel Arland (farouche opposant au système des prix et jurys littéraires [30]) et en partageant leur conviction que le nombre de lecteurs ou d’auditeurs n’est pas le plus important dans la vie d’une revue ou d’une émission, il considère aussi comme préférable d’en avoir plus que moins. « On a besoin de 400 fanatiques, c’est ça qui vous fait vivre, pas 40 000 lecteurs », disait Paulhan, cité par Aury dans l’émission de 1977 consacrée à La NRF. « Ce langage, je l’approuve complètement de Jean Paulhan. Je me demande évidemment, quand l’éditeur Gallimard entendait ça, s’il était très heureux », répondait Vrigny. En effet, ajoutait-il, les milliers de lecteurs « ça existe » ; alors « comment faire coïncider ces deux directions [31] ? » « L’Invité de la semaine » est d’emblée vu par son producteur comme une réponse au défi de « faire coïncider les deux directions », c’est-à-dire de distinguer les talents tout en intéressant un large public.
2.2. De l’actualité des écrivains invités
Pour capter ce public, Vrigny n’invite aux « grands entretiens » du magazine que des auteurs en prose, réputés plus accessibles, d’une part [32] ; d’autre part que des auteurs qui attirent ou ont attiré l’attention des médias. Il ne manque pas, au début de chaque entretien, de rappeler cette notoriété de circonstance, même avec un Aragon, suffisamment célèbre déjà pourtant :
Il y a déjà plusieurs semaines […] que l’on parle de vous un peu partout dans les journaux, à la radio, à la télévision, on voit votre visage dans toutes les vitrines des librairies, vous envahissez un peu les librairies Aragon en ce moment avec Blanche ou l’Oubli, votre roman [33].
Vrigny, lui-même auréolé d’un des cinq grands prix de l’époque, ne méprise pas du tout le système des prix littéraires : il considère qu’il remplit son rôle s’il permet d’attirer vers certains écrivains des lecteurs qui seraient passés à côté sans ce coup de projecteur médiatique : « […] ce qu’il faudrait c’est que l’occasion d’un prix littéraire soit l’occasion de découvrir un auteur et de découvrir une vie ! C’est-à-dire une vie profonde, réelle, et alors là on ne la quitte plus [34] ! » C’est pourquoi aussi il ne veut pas prendre de risques dans le choix des « invités de la semaine » : il en écarte les poètes, les auteurs débutants, oubliés ou peu connus et, plus généralement, les petits tirages [35]. Ils ont droit à des interviews dans le magazine, mais ailleurs et plus brièvement (dix-douze minutes et moins) confiées à des collaborateurs : les uns au début de l’émission, dans le « Carrefour des jeunes » (premiers auteurs en prose ou poésie) animé par Christian Giudicelli, les autres à la fin de l’émission, dans la rubrique de Rouben Melik et Alain Bosquet consacrée aux auteurs qui font « l’actualité poétique ».
En somme, la composition du magazine induit clairement une hiérarchie entre les interviews, au profit de la plus populaire (on l’imagine). « L’Invité de la semaine », au centre, n’est pas seulement un exercice de médiatisation : c’est aussi un exercice d’exploitation d’une renommée, Vrigny tablant sur la notoriété préalable d’écrivains déjà distingués.
La réforme de l’émission en 1977 modifie ce bel équilibre, en réorganisant le magazine en deux grandes parties : d’abord un « magazine de l’actualité », destiné à « répondre aux exigences de l’information littéraire », comportant au début les rubriques « Nouvelles brèves » (Giudicelli), « Billet du jour » (chroniqueurs tournants), « À la vitrine du libraire » (chroniqueurs tournants) et « Le Livre de la semaine » (Vrigny et alii) ; ensuite un « dossier de la semaine », consacré « soit à un écrivain à l’occasion d’un anniversaire, d’une réédition, d’une étude récemment parue, soit à un thème littéraire, illustré par un ou plusieurs romans ou extraits ou critiques d’écrivains contemporains, soit à une enquête menée sur la vie littéraire, par exemple l’édition, par exemple la critique, par exemple la lecture, par exemple pourquoi pas l’activité littéraire d’une région [36] ». Il s’agit alors de réagir à l’esprit du temps « qui consiste à vouloir parler de tout et à prôner la sacro-sainte actualité, or pour nous ce qui est actuel précisément, ce n’est pas ce qui passe mais ce qui reste ». Vrigny met aussi en avant les préférences des auditeurs : « […] combien de fois au cours de ces onze années, à l’occasion d’hommages ou d’événements, nous nous sommes aperçus qu’on préférait finalement parler longuement de ceux que nous aimions et de ceux que vous aimiez » (il cite ici Colette, Giono, Faulkner…). Et puis, « nous vivons à une époque où les vrais écrivains s’accommodent assez mal du climat de show-business qui asphyxie la vie littéraire. Alors c’est à nous aussi de les faire respirer [37] ».
Dans cette nouvelle formule, « L’Invité de la semaine » n’est plus la clé de voûte de l’émission, mais elle le reste du « magazine de l’actualité » (après un temps de tâtonnement de quelques semaines durant lequel elle est remplacée par « Le Livre de la semaine » [38]). Par ailleurs, la formule de l’entretien est présente dans certains dossiers de la semaine consacrés à des auteurs vivants, sous un format deux fois plus long d’ailleurs (autour de 30 mn), tandis que des « Rencontres » avec de jeunes écrivains (Hervé Guibert…), ou des écrivains étrangers (William Cliff…) perpétuent aléatoirement la tradition des interviews de découverte.
Bref, de 1977 à 1984, la belle architecture d’interviews de la première décennie du magazine cède la place à quelque chose de plus libre derrière l’apparence d’ordre de la structure en deux volets, et parfois de plus détaché par rapport à la « sacro-sainte actualité ». Mais ce qui demeure, c’est bien la volonté de Vrigny de faire venir au micro de son émission des écrivains de valeur, pour les mettre en contact avec les auditeurs.
3. Dialogues avec les écrivains : fond et forme
3.1. Conversation civile et bonnes manières
Heureuse rencontre, pour la première émission du magazine, que celle de l’écrivain-journaliste parisien Vrigny et de l’écrivain-conteur cévenol Chabrol, accordés sur l’essentiel, si on en croit la conclusion de l’invité : « Finalement vous voyez, mes goûts, ma façon d’aborder la littérature ressemblent beaucoup à votre émission. Parce que c’est l’homme que j’aime [39]. »
Mais ce qui frappe aussi à l’écoute de cet entretien programmatique, c’est le contraste des manières de parler des deux hommes : quelle saveur, rondeur, gourmandise du mot, quel sens aussi de l’action orale (souffle, timbre de voix, débit…) chez Chabrol ! Par comparaison, si Vrigny, d’une voix calme, un peu bourrue mais aimable, bien d’aplomb, mène l’entretien avec assurance, son langage paraît pâle, fade. Il s’exprime plutôt bien, sans recherche ni jargon, avec les mots qui lui viennent. Le débit est fluide, les mots simples. Les réserves ou objections sont formulées de manière toujours courtoise, civile… En bref, Vrigny – et en fait toute son équipe avec lui – parle le langage de l’honnête homme de son temps, qui est le langage de la conversation cultivée et polie alors en usage dans la plupart des émissions littéraires de France Culture (avec des exceptions). Comme si littérature et bonnes manières devaient aller ensemble. Comme si un magazine littéraire de France Culture comme le sien, où des écrivains invitent d’autres écrivains à parler d’eux-mêmes et de leurs livres, devait actualiser, en le modernisant c’est-à-dire en le démocratisant, le modèle classique du salon. Et de fait, avant de revenir en 1977 à l’idée que La Matinée littéraire est une sorte de revue, Vrigny a d’abord présenté l’émission comme une sorte de salon littéraire : « […] je ne veux pas faire un “magazine d’information”, plutôt une espèce de salon imaginaire façon xxe siècle [40]… »
Pourquoi un tel modèle et un tel langage ? Sans doute aussi parce que, tout en se situant un cran au-dessus du langage courant, il est accessible à tous. Cette simplicité élégante du style de la conversation cultivée, ni trop familier ni vulgaire, qui connote à la fois un bon usage social et l’institution littéraire, est conforme à l’image que le grand public scolarisé peut se faire de la littérature et des livres comme espace du bon usage de la langue française. C’est en somme le modèle d’Anatole France que Vrigny oppose aux jargons des « laborantins du porte-plume, généticiens textuels et autres narratologues », aux « bataillons de linguistes, de sociologues et de psychanalystes [41] » opérant sur le terrain de la littérature. Anatole France dont il salue le retour en grâce, le « cadavre bien vivant », dans une des dernières Matinées littéraires [42]. Anatole France qu’Aragon lui avait déjà opposé en 1967 en justifiant son choix d’écrire « dans le devenir de la langue » :
J’ai peut-être été injuste dans ma jeunesse – je l’ai certainement été pour beaucoup de gens et en particulier à l’égard d’Anatole France. Mais il est vrai que je n’aimais pas et que je n’aime pas / le langage… artificiel, construit, qui est le langage d’Anatole France, et qui est une langue morte !
En réalité, si Vrigny accepte toutes les aventures littéraires (il admire par exemple Giono, Guilloux, Queneau), pour lui-même et dans son magazine, il n’admet qu’un style : celui d’Anatole France [43].
Vrigny, connu dans d’autres émissions pour sa personnalité volontiers abrupte et cassante, son goût de la polémique et du franc-parler (qualités qui le font intégrer de temps en temps l’équipe du Masque et la Plume), opte aussi dans La Matinée littéraire pour la civilité, les bonnes manières et le bon usage, et les demande à ses collaborateurs, dont certains sont connus par ailleurs pour leur esprit combatif aussi ou leur cynisme (Roger Gouze, Alain Bosquet). Cela donne des entretiens agréables, entre gens de bonne compagnie, un peu monotones à la longue, où l’on ne s’interrompt pas souvent, où l’on rit aimablement de temps en temps, où les désaccords et passes d’armes restent courtois. Vrigny ne maltraite ouvertement personne ; il existe suffisamment de biais courtois pour laisser entendre que l’on n’est pas d’accord avec ses invités : « Il y a tout de même une certaine façon de les interroger / qui montre bien que / on ne partage pas toujours ni leurs idées ni leur / conception du talent [44]. »
Le reproche, évidemment, que l’on peut faire à cette pratique civile de l’entretien, c’est de manquer de vie, de saveur, de relief, d’action dramatique aussi… Il n’y a pas assez d’action, pas assez de péripéties, pas assez de spectacle, peut-on reprocher, dans les conversations de salon de La Matinée littéraire ; et encore moins après la réforme de 1977. Tout cela, Vrigny le sait et y renonce délibérément, non parce qu’il en serait incapable (on a dit son goût de la polémique), mais parce que pour lui, ces « grands entretiens » du magazine doivent être au service des livres et des auteurs et non leur faire écran en devenant trop intéressants par eux-mêmes. La vraie rencontre avec l’écrivain se joue dans ses livres. La parole sera toujours inférieure à l’écriture. Clairement, Vrigny est un homme du livre.
3.2. Un goût pour les auteurs gauches
C’est pourquoi aussi, tout en adoptant les formes du savoir-vivre classique, Vrigny ne valorise pas à égalité les grandes vertus de la conversation à la française que sont le naturel, l’esprit et la clarté [45]. De cet art noble de la parole, il garde la simplicité, la clarté, la politesse affable aussi, mais guère l’esprit, la vivacité, le jaillissement, l’enjouement, les circuits de parole imprévus, c’est-à-dire la vraie musique. Il n’y a pas non plus chez lui l’idée, comme chez Amrouche, de l’entretien comme work in progress, comme lieu où provoquer l’écrivain à une création orale [46]. L’important, dans la perspective de Vrigny, est de pouvoir dialoguer avec un écrivain de son dernier livre sans lui voler la vedette, donc en en parlant simplement, sans chercher à faire de l’esprit ou à briller.
Vrigny se méfie donc des écrivains beaux parleurs, à l’aise ou trop à l’aise, voire brillants. L’aisance est signe pour lui de ratage plus que de réussite :
Moi je suis toujours épaté quand je rencontre des écrivains / qui peuvent parler d’une / d’une façon tout à fait / pertinente, de leur œuvre. On dirait qu’il y a / presque / un mode d’emploi une / une sorte de / une sorte de petit compliment tout préparé. […] alors ceux-là je m’en méfie un peu. Je m’en méfie un peu parce qu’ils ont un double langage en quelque sorte. En revanche je suis très attiré par les écrivains qui sont un peu resserrés / sur eux-mêmes et qui ont beaucoup de mal à extraire d’eux autre chose que ceux qu’ils ont écrit. Parce que tout le monde sait que ce qui compte, c’est ce qu’on a écrit, pas ce qu’on dit de ce qu’on a écrit [47].
Sans mettre explicitement en avant, comme Alain Veinstein avec qui il dialogue ici, l’importance du silence dans le cheminement d’une « parole qui se cherche », partant « à travers le jeu des questions et réponses, à la recherche de sa propre voix, ou plutôt de sa voix intérieure [48] », le producteur de La Matinée littéraire se montre sensible à ce que les lenteurs, hésitations, tâtonnements et pannes peuvent dire d’une certaine honnêteté de l’écrivain manifestant que les mots justes lui manquent, et de son humilité devant ce qui, dans son œuvre, lui reste en partie obscur [49].
Le défaut des auteurs qui parlent trop bien est en fait d’analyser trop bien, c’est-à-dire de se transformer en manieurs d’idées, qui croient parler d’une œuvre avec justesse en en parlant avec intelligence. Un exemple type pour Vrigny pourrait être Michel Butor (qu’il apprécie cependant), incarnation de l’intelligence brillante, du parfait pédagogue et professeur, qui, invité en 1971 pour parler du deuxième volume du Génie du lieu, explique tout et a réponse à tout, de sa précise petite voix claire, affable et sentencieuse, sans jamais hésiter [50]. Or une œuvre n’est pas seulement un ensemble d’idées, de significations : « Un écrivain ne manque pas d’intelligence, on s’en doute. Elle est d’un autre ordre. […] Sur le chemin de la connaissance, l’imagination nous conduit plus sûrement (et plus loin) que la connaissance [51]. » À l’écrivain dont le commentaire va dominer l’œuvre et l’appauvrir, Vrigny préfère donc un auteur gauche, qui ne parle pas très bien, un « cancre » (Cocteau), un instinctif : celui qui, restant ainsi dans l’ombre de son œuvre, a du mal à rendre compte de ce qu’il a fait. Comme Robert Pinget, interrogé sur Fable en 1971 :
Roger Vrigny ‒ C’est un livre émietté…
Robert Pinget – Oui…
‒ […] un livre aussi, d’une certaine manière, éclaté. C’est-à-dire que l’on sent, derrière cela, un propos très ferme, qui est tout simplement l’aventure de deux êtres qui se sont rencontrés, qui se sont aimés et qui se sont séparés […]
‒ Parfaitement. Vous avez tout à fait bien analysé. Rien à ajouter de mieux à ce que vous dites là.
‒ Oui mais alors, bon… justement j’aimerais / bien que nous n’en restions pas à l’analyse. Parce que / je voudrais / momentanément quitter le problème particulier de Fable pour l’étendre à un point de vue plus général de la littérature. […] Quel est le problème qui s’est posé à vous et comment avez-vous voulu le traiter ? Car, encore une fois, vous avez tout de même employé un certain nombre / d’artifices – et quand je dis artifices je l’emploie dans le bon sens vous comprenez. Un certain nombre de moyens. Alors quels sont ces moyens que vous pouvez nous donner maintenant ?
‒ (voix un peu concentrée) Voyez-vous j’n’ai pas assez réfléchi / à ce problème avant que vous n’m’interrogiez… Il me serait très difficile de vous dire à quels moyens j’ai recouru. Je sais que j’ai recouru à la rupture… mais pour donner forme / à / cette histoire / je n’puis pas de but en blanc comme ça vous dire à quel système j’ai recouru. Je sais / que / c’est une œuvre spécialement écrite, littéraire – Oui – que jusqu’à maintenant / mes romans / ont surtout été des exercices de ton, de tonalité, il y a le je partout dans mes romans mais il est à chaque fois différent, moi ce qui m’importe c’est de trouver à chaque fois le ton d’une voix qui parle. Or ici je voudrais que la voix soit le moins audible possible, le moins reconnaissable possible (la voix se détend) et j’n’ai en définitive eu recours qu’à des artifices proprement littéraires, et non plus du tout ni sonores ni auditifs – Oui, oui – Néanmoins il y a, à la fin de ce livre, une espèce de retour à… – à la voix… – à la voix qui parle, ce que vous avez remarqué tout à l’heure et / qui serait peut-être intéressant et plus facile pour le lecteur d’entendre [52].
Pinget approuve telle analyse, avoue sa difficulté à répondre à telle question pointue, murmure, déglutit souvent ; sa respiration change audiblement quand il se concentre. Il hésite, se reprend, se montre gauche à souhait, mais parce qu’il ne triche pas avec lui-même ; on l’entend penser, en même temps qu’on sent les limites de l’exercice critique auquel il accepte de se prêter. Cette fragilité audible de la parole qui se risque à l’analyse, voilà ce qu’aime Vrigny.
3.3. Critique ou reporter ?
Les convictions (proustiennes) de Vrigny sur l’infériorité de l’intelligence critique par rapport à l’imagination créatrice nous aident à comprendre le modèle d’interview mis en œuvre dans « L’Invité de la semaine » à ses débuts, qui est l’interview de reportage et non le dialogue critique.
De fait, même si par profession Vrigny parle avec une relative aisance, pourquoi se permettrait-il un langage qui lui déplaît toujours un peu dans la bouche des écrivains ? Comment parler avec intelligence d’un livre, si l’intelligence est une manière de l’éclairer certes, peu ou prou, mais aussi de le rétrécir, et parfois de l’obscurcir, ou de le manquer ? Pour se garder d’en faire trop dans le rôle du critique, qui analyse, évalue, juge, Vrigny adopte volontiers, et au début assez ostensiblement, le rôle du reporter, qui pose des questions factuelles simples permettant à l’écrivain de se raconter et s’expliquer ou de raconter et expliquer son livre. Comme Jules Huret dans son enquête par interviews ; comme Bernard Pivot, son collaborateur jusqu’en 1969, dans Apostrophes. D’autant qu’il a le sens du public auquel il s’adresse, de cet auditoire du matin formé surtout de « ménagères [53] ». À Chabrol (15 mn, 12 tours de parole), il demande où il habite, pourquoi il n’aime pas Paris, s’il y a un caractère cévenol, pourquoi il est devenu écrivain, s’il écrit vite, comment il travaille et ce qu’il ressent. L’interview penche largement du côté du reportage. Seule la fin de l’échange, sur la simplicité comme valeur esthétique maîtresse, relève de la critique. De même avec l’invité suivant, Jacques Brenner, que Vrigny veut faire parler de lui plutôt que de son livre.
Mais… cela ne dure pas plus de quelques mois ! Car par ailleurs, contrairement à Bernard Pivot qui assume son rôle de « courriériste culturel » sans prétendre à dialoguer de pair à pair avec ses invités [54], il est capital pour Vrigny que le questionneur d’un écrivain soit lui-même un écrivain, c’est-à-dire quelqu’un qui s’y connaît parce qu’il est du métier, car « comment apprécier le moyen d’inventer si on n’invente pas soi-même [55] ? » Et comment le faire sans aller sur le terrain de la critique ? Et comment jouer les ignorants, les naïfs, les curieux, les simples représentants du public, rôle cependant indispensable, dès lors qu’on est du même bord ? On voit le dilemme et la délicatesse de l’exercice [56]. Il aboutit après quelques flottements à ce résultat : le grand entretien des Matinées littéraires, c’est une conversation critique simple entre pairs, dans laquelle se glissent des questions de petit reporter.
Quelques exemples donneront une idée de la variété des réalisations partant de ce principe. Dans l’entretien déjà cité de 1971 avec Butor, deux questions de reportage sont posées dans la première partie (six minutes), qui porte sur Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli : l’origine de ce petit livre ; sa fidélité ou non à cette origine dans sa composition. Mais Vrigny a aussi son idée sur l’œuvre de Butor et l’exprime avant même de poser la deuxième question. Il la reprend ensuite longuement, en guise d’introduction à la deuxième partie de l’entretien (12 mn 15), consacrée en huit tours de parole au Génie du lieu. Reste que, face à une œuvre d’architecture aussi complexe, le critique doit entrer dans un propos assez complexe lui aussi pour les auditeurs :
[…] quand on lit / ce livre, eh bien on peut le lire / à différents niveaux. Je veux dire par là / que – je dis très grossièrement pour nos auditeurs et d’une façon un peu simpliste – que / cela peut apparaître, disons tout bêtement comme un journal de voyage, comme un retour sur soi-même, comme un poème, comme une méditation. Comme également un drame vécu par le narrateur, qui y revient à plusieurs reprises. Je pense que / la disposition typographique – nous y sommes habitués avec vos livres – je pense que / cette disposition typographique nous donne évidemment les différents chemins à suivre – je veux dire par là non seulement les titres, mais également / le haut des pages, inscrit en italiques, qui ne sont / que / des fragments de phrase qui / renvoient à des phrases à l’intérieur / des différentes parties de l’ouvrage. Tout ça a l’air très compliqué quand je l’explique, mais là encore, c’est parce que c’est retransposé oralement, alors que cela doit être lu avant tout, n’est-ce pas.
Tentative risquée : malgré tout son effort d’intelligence, Vrigny se voit mené par l’auteur à un niveau d’analyse de la physique du livre bien plus complexe qu’il ne l’avait imaginé et que Butor lui explique patiemment, illuminant le dialogue de son intelligence…
Avec Pinget (16 mn 30, dont 3 mn de lecture d’une page de Fable), aucune question de reportage ; on a cette fois affaire à un vrai dialogue critique entre pairs, en treize tours de parole équilibrés. Vrigny avance ses idées sur le livre, se risque à poser, comme on a vu, une ou deux questions ambitieuses, mais sans descendre trop cette fois dans la complexité des choses, comme il a tenté de le faire avec Butor. L’impératif est de rester simple.
Quant à l’impératif de rester civil, il est remis en jeu à chaque fois que l’auteur exprime un désaccord avec son intervieweur, car alors Vrigny a tendance à revenir à la charge, à s’expliquer ; on sent qu’il n’aime pas avoir tort et doit dompter le polémiste en lui. Un dialogue de sourds peut s’engager, auquel il met fin en cédant courtoisement, pour la forme, comme dans l’entretien de 1967 avec Aragon, qui présente un bel exemple de discussion impossible avec un grand écrivain qui impose souverainement sa loi à un interlocuteur trop déférent pour aller à la polémique (et trop mineur ? C’est un écrivain de troisième ordre), et qui n’avait en somme besoin de lui que pour se lancer dans une forme de monologue dialogué (5 tours de parole en tout, 15 mn pour Aragon, 5 pour Vrigny).
3.4. Clarté et profondeur des livres
S’agissant des préoccupations de Vrigny dans ces entretiens, l’écrivain-journaliste affiche une prédilection pour deux thèmes qui, sans être toujours centraux, deviennent habituels, « routiniers », et trahissent son ancrage à la fois spiritualiste et classique.
Le premier a trait à la composition des livres évoqués : Vrigny semble penser qu’un livre ne tient pas esthétiquement sans reposer sur une construction bien méditée, même cachée. Comme si, sans elle, le lecteur devait être perdu ou moins heureux. Il admire dans La Vie de famille de Henriette Jelinek, souvent invitée, le « prestige d’une écriture, d’une construction romanesque » à partir d’éléments banals, du quotidien (2 octobre 1969). Il trouve « passionnant » Une enfance gantoise de Suzanne Lilar, qui a l’air d’être un livre de souvenirs « mais en fait » propose « l’itinéraire, à la fois charnel, spirituel, et même métaphysique, d’un être humain en contact avec la création » (23 septembre 1976). Vrigny a le goût classique de la clarté : il faut que ce soit composé ou orienté, en tout cas lisible. Une œuvre peut être jusqu’à un certain point compliquée, cela dépend du sujet, mais il faut qu’elle soit compréhensible et donc claire à un certain niveau de lecture [57]. Un de ses soucis d’intervieweur est donc de signaler ce qu’il en est aux auditeurs, comme pour Intervalle de Butor, issu d’un scénario pour la télévision :
Je prends quelques précautions oratoires avant d’interroger Michel Butor parce que, effectivement, publier un scénario, en apparence ça a l’air d’être très simple. Et en fait quand on ouvre son ouvrage, on s’aperçoit tout de suite que c’est assez compliqué. C’est assez compliqué / je dirais, pas forcément de lecture une fois qu’on est entré dans / les différentes sinuosités de cet Intervalle. Mais malgré tout il faudrait, Michel Butor, pour que nos auditeurs nous comprennent bien, presque un entretien / en stéréophonie, à plus canaux, où les différents niveaux d’écriture et de langage seraient restitués par les différents niveaux d’écoute. Non [58] ?
Le second thème récurrent touche au moi profond de l’auteur. Contrairement au programme initialement affiché, qui est d’en savoir plus sur « la vie d’un artiste [59] », le programme réel est de faire dire à l’écrivain, même rapidement, ce qu’il a mis de lui dans son livre, c’est-à-dire de le faire parler de sa vie intérieure telle qu’elle se forme dans son œuvre. C’était déjà, à une tout autre échelle évidemment, la démarche de Jean Amrouche dans ses entretiens-feuilletons. Il y a certes une curiosité du public pour la vie des écrivains, qui est aussi celle de Vrigny : « Quand on a ces auteurs ces écrivains en face de soi, on est encore curieux / de savoir tout de même ce qu’il y a / derrière, derrière le livre [60]. » Elle dessine au début un spectre des questions possibles de la séquence : interroger un écrivain « pas seulement sur son livre, pas uniquement, mais sur son métier d’écrivain, sur ses problèmes, sur ses difficultés, sur ses influences [61] ». Mais Vrigny est simultanément empêché par ses convictions proustiennes de donner à ces questions trop de place. L’affirmation selon laquelle « le portrait d’un auteur, c’est d’abord son œuvre [62] » dirige déjà la série d’émissions qu’il produit en 1962-1963, Une œuvre un portrait, et son sixième roman, La Vie brève, publié en 1972, est entièrement organisé selon ce principe d’une division entre moi social et moi profond. Cette division lui semble valable quelle que soit l’œuvre, de la plus réaliste à la plus formaliste. Ainsi, à Jean-Marie Rouart, romancier des Feux du pouvoir, une « étude sociale, balzacienne » du pouvoir politique sous la Ve République, qui veut se définir en s’opposant à la « recherche purement formelle » du Nouveau Roman, Vrigny oppose que « tout roman est l’expression / d’une vérité secrète, que chaque écrivain a en soi. Et finalement de son obsession ». Il ajoute : « Disons que pour vous l’obsession, eh bien c’est le monde contemporain, et dans ce cas particulier le monde de la politique [63]. » De même, dans l’histoire savamment émiettée et quasi illisible de Fable de Robert Pinget, il détecte « une aventure que l’on sent extrêmement personnelle, extrêmement éprouvée par l’auteur et en même temps très éloignée de la confidence / morale, de la confession du je. Ce n’est pas un aveu, ou alors c’est un aveu en forme de poème ».
Le livre est le révélateur de la vraie vie de l’écrivain, qui est sa vie intérieure : sur ce point, Vrigny se range du côté de Proust de façon constante et affichée. C’est pourquoi du reste « L’Invité de la semaine » peut céder passagèrement la place, en 1977, au « Livre de la semaine ». Aussi bien l’intérêt manifesté pour la vie des auteurs dans « L’Invité de la semaine », assez inégal et parfois même inexistant, n’obéit-il jamais à l’arrière-pensée de faire croire que l’homme peut expliquer l’œuvre, « même s’il y a tout de même des ponts entre ces vies, heureusement du reste [64] ». Cette conviction oriente Vrigny vers des thèmes qui précisément font le pont entre vie et œuvre, comme : ce que dit un livre de la « vraie vie » de son auteur ; ce que dit la qualité de son écriture de la qualité de sa sensibilité ; dans quel(s) personnage(s) de son roman il se projette … Sujets délicats à aborder en quinze minutes d’entretien, que Vrigny sait bien être complexes. D’autant que l’émission grand public n’aime pas la complexité, et qu’il lui faut accepter et assumer une certaine simplification du propos. Mais comment y renoncer ? Au moment où le thème de la mort de l’auteur est porté par des courants de l’époque dont il réprouve le jargon, c’est bien comme héritier d’une approche spiritualiste de la littérature, celle de Proust, celle de La NRF aussi (Rivière, Du Bos et Arland plutôt que Thibaudet et Paulhan), que se situe Vrigny dans les entretiens de « L’Invité de la semaine ».
Conclusion
Entre élitisme et démocratisation, le magazine de Roger Vrigny se caractérise par la double volonté de résister à la dilution de la littérature dans la culture et de donner à des écrivains trop seuls des « sectes » de lecteurs attachés à les suivre. D’emblée et jusqu’à la fin, le grand entretien de « L’Invité de la semaine » (passagèrement « Livre de la semaine ») est la pièce maîtresse de cette politique, qui puise son inspiration dans le stimulant exemple de La NRF de la grande époque, non sans adapter sa pratique à celle de La NRF d’après-guerre, qui favorise quelque peu les auteurs Gallimard. Un esprit NRF habite le Monsieur Littérature de France Culture en dépit de certaines concessions faites à l’esprit mondain des « salons » (il faut bien donner « du pain et des jeux » à ses auditeurs du matin) et à l’audimat (en invitant des écrivains déjà médiatisés). Une défense et illustration des vertus classiques de simplicité et de clarté anime la conduite des grands entretiens du magazine, à l’abri des bonnes manières et à l’écart des polémiques et des jargons. Les écrivains gauches y sont appréciés, les écrivains brillants redoutés, même si certains fascinent (Barthes, Butor…). Les questions importantes touchent tout à la fois à la clôture de l’œuvre et à la manière dont la vie intérieure des auteurs s’y manifeste. Dans le rôle de l’intervieweur, Vrigny agit beaucoup plus en critique qu’en reporter culturel : au contraire d’un Chancel ou d’un Pivot, adeptes de la position de l’ignorant, dont le métier est d’obtenir des réponses à des questions épousant les attentes et curiosités du grand public, il juge important de faire entendre à ses auditeurs des conversations de pair à pair, simples certes, surtout pas spécialisées ni jargonnantes, mais où sa qualité d’écrivain lui permet d’avoir des avis autorisés et de poser quelques bonnes questions. Le résultat n’est pas séduisant à la manière d’une émission « intelligente », intellectuellement brillante, ou bien d’une émission très animée, satisfaisant en nous le goût de l’action et des spectacles. Mais il nous attache en communiquant quelque chose de ce silence intérieur dont les livres, dit Proust, sont les enfants.
Notes
[1] « Sur France Culture on ne peut pas dire qu’on ne vous connaît pas ! Ça fait un moment que les livres, c’est vous ! » (Propos d’Alain Veinstein à Roger Vrigny, Du jour au lendemain, France Culture, 18 mars 1988).
[2] Cité par Armelle Cressard dans un portrait de Roger Vrigny, « Le besoin d’écrits », Le Monde, 20 mai 1996.
[3] Diffusé le mercredi matin durant les deux premières saisons, le jeudi matin dès la troisième (octobre 1968). D’octobre 1966 à avril 1975, les Matinées de France Culture sont programmées de 9h07 ou 9h15 à 11h. À partir du 7 avril 1975, elles s’arrêtent à 10h45 au profit d’émissions courtes axées sur le livre et les auteurs : Le texte et la marge, Étranger mon ami, Un quart d’heure avec, Le livre ouverture sur la vie, Questions en zigzag, Démarches.
[4] Analyses fondées sur des écoutes ciblées (dates-clés, noms…) et des sondages (un mois d’émissions par année). Malheureusement, les archives sonores conservées sont la plupart amputées de leur générique, lequel annonce en général le sommaire du numéro. Les notices de l’Ina restituent très capricieusement ces sommaires.
[5] Pierre Hebey (éd.), L’esprit NRF (1908-1940), Paris, Gallimard, 1990, p. XIV. Voir aussi p. XII-XIII.
[6] Roger Vrigny, Le Besoin d’écrire, Paris, Gallimard, 1990, p. 18.
[7] Ibid., p. 14. C’est aussi le grand reproche qu’il fait au magazine Lire de Bernard Pivot, magazine de lecture et d’information sur les livres bien plus que sur la littérature (voir ses propos dans La Matinée littéraire du 18 septembre 1975.)
[8] « Mort du romancier Roger Vrigny », Libération, 19 août 1997, p. 21.
[9] La Matinée littéraire du 8 septembre 1977.
[10] Jean Paulhan, dans un texte de 1937 cité par Laurence Brisset, La NRF de Paulhan, Paris, Gallimard, 2003, p. 71.
[11] Laurence Brisset, op. cit., p. 74-89, analyse l’affirmation d’une position antifasciste puis violemment anti-munichoise dans La NRF des années 1934-1940.
[12] « Gide, Rivière, Gallimard, Paulhan… chacun d’entre eux possédait ses amitiés, ses préférences, ses aversions et ses méthodes personnelles de gouvernement. » (Pierre Hebey, op. cit., p. XII).
[13] Le Besoin d’écrire, op. cit., p. 14.
[14] Instant dérobés (pages de journal), Paris, Gallimard, 1996, p. 51.
[15] Ibid.
[16] Voir les très intéressantes pages de Laurence Brisset sur l’accueil d’écrivains « terroristes » à La NRF, des surréalistes aux Nouveaux romanciers (op. cit., p. 130-142).
[17] Simon et Ollier ont droit à une brève interview de quelques minutes dans une autre séquence du magazine, le premier en 1967 (à propos d’Histoire), le deuxième en 1980 (à propos de Marrakech Médine). Dans un Masque et la Plume du 26 octobre 1969 (France Inter), Vrigny s’en était pris assez violemment aux « tics et manies » d’écriture de Simon – pourtant reconnu par lui comme un écrivain important – dans La Bataille de Pharsale, dignes d’un débutant du Nouveau Roman. Quant à Robbe-Grillet, plusieurs pages du Besoin d’écrire le visent.
[18] Une première interview a eu lieu le 24 octobre 1968 pour Entre la vie et la mort, par Alain Bosquet, hors rubrique « L’Invité de la semaine » (consacrée à Philippe Hériat, pour Les Boussardel).
[19] Le Besoin d’écrire, op. cit., p. 77.
[20] Ibid., p. 67.
[21] Ce n’est pas le lieu ici de discuter du « mythe de la langue classique » dans la prose française du xxe siècle. Voir à ce sujet Gilles Philippe et Julien Piat (dir.), La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 281-321.
[22] Voir Nathalie Froloff, article « La Nouvelle Revue française », dans Bruno Curatolo (dir.), Dictionnaire des revues littéraires, Paris, Champion, 2014, I, p. 521. À partir de 1978, Vrigny représente en quelque sorte les intérêts de l’éditeur au sein du jury Renaudot, connu pour ses attaches Gallimard. Il y rejoint son vieil ami Jacques Brenner, et y fait entrer Robert Mallet et son collaborateur de La Matinée littéraire Christian Giudicelli, lui aussi auteur Gallimard.
[23] Quelques hommages longs seulement sont consacrés à des écrivains qui ne sont pas de sa « famille » : Samuel Beckett (30 octobre 1969), Pablo Neruda (25 septembre 1975), Jacques Prévert (14 avril 1977)… Il existe aussi, dans la rubrique « Nouvelles brèves » par exemple, de nombreux hommages courts, tous funèbres, à des personnalités du monde de la poésie, des lettres, de la presse littéraire ou de l’édition : Armand Robin, Georges Perros, Malcolm de Chazal, Alejo Carpentier ; Dominique de Roux, Philipe Jullian, Pascal Pia, Geneviève Serreau… Avec, le 27 mars 1980, un bel « Adieu à Roland Barthes », en compagnie de Maurice Nadeau.
[24] Vrigny se montre particulièrement ému au début de cet hommage, saluant celui qui « avait réussi ce prodige d’être secret et populaire, d’être savant et accessible, d’être unique en son genre, inclassable, et en même temps d’être commun à tous ».
[25] Pierre Hebey (éd.), op. cit., p. XIV.
[26] Tout en donnant la priorité à « la part de création » (textes inédits, lus « en principe » par les auteurs), la revue propose une « part de critique » privilégiant les genres parlés qui font l’atout de la radio : « des confrontations, des rencontres ou des dialogues », et une « part d’information » sur des faits et événements de l’actualité littéraire (Robert Mallet et Pierre Sipriot, Belles-Lettres, numéro 1, Chaîne nationale, lundi 20 octobre 1952).
[27] L’œuvre même de Vrigny ne cesse de décliner le thème de l’homme seul dans la foule, et ses témoignages de lecture celui de la rencontre (espérée, déçue, comblée…) avec ce semblable et frère, qu’il trouve dans les livres de Marcel Arland, Louis Guilloux, Jean Grenier, José Cabanis ou Jean Cayrol et avant eux, tout à l’origine de sa vocation littéraire, de Gide et de Kafka.
[28] « Micros et caméras », ORTF, Première chaîne, 25 février 1967.
[29] Ibid.
[30] Bruno Curatolo, « Une histoire de la littérature “pure” : Marcel Arland à la NRf », dans Vincent Debaene, Jean-Louis Jeannelle, Marielle Macé, Michel Murat (dir.), L’Histoire littéraire des écrivains, Paris, PUPS, 2013, p. 211-218.
[31] La Matinée littéraire du 8 septembre 1977.
[32] L’élection des romanciers pour cette séquence est un choix typiquement « grand public ». La NRF a fait de même dans ses sommaires, pour se démarquer du Mercure de France et sortir du champ de la « littérature restreinte ».
[33] La Matinée littéraire du 27 septembre 1967.
[34] Roger Vrigny, propos au Journal télévisé de 20 heures, 1er février 1974.
[35] Les auteurs de théâtre sont quant à eux « réservés » à la Matinée dédiée aux spectacles.
[36] Roger Vrigny, La Matinée littéraire du 6 octobre 1977. La réforme a comme conséquence de faire entrer en nombre dans l’émission les universitaires et autres « spécialistes » d’un écrivain. Le magazine s’académise…
[37] Ibid.
[38] Le changement est surtout dans le titre, puisque « Le Livre de la semaine » consiste aussi en un « grand entretien » avec un écrivain, centré sur son dernier livre, mais aussi de place. En revenant quelques semaines plus tard au titre précédent, Vrigny remet aussi la rubrique pile au centre du magazine d’actualité, entre les « Nouvelles brèves » (Giudicelli), et « À la vitrine du libraire ».
[39] La Matinée littéraire du 19 octobre 1966.
[40] Élisabeth Chandet, « La Matinée littéraire de France Culture : une émission à la page », Télérama, n°1056, 12 avril 1970, p. 67-68.
[41] Le Besoin d’écrire, op. cit., p. 15-16, 38.
[42] Présentation du « Dossier Anatole France », émission du 4 octobre 1984, avec Marie-Claire Bancquart et Jacques Suffel, « francien averti ».
[43] Gilles Philippe et Julien Piat (dir.), op. cit., rappellent que le style de l’écrivain est considéré par la génération 1900 comme « le modèle de la langue littéraire au sens philologique du terme », celui qui, affirme Vendryes dans Le Langage en 1923, « réalise avec perfection l’idéal du français littéraire, sous sa forme générale et “commune” » (p. 21).
[44] Roger Vrigny à Jacques Chancel, Radioscopie, France Inter, 5 avril 1979.
[45] Voir notamment Marc Fumaroli, « La conversation », dans Trois institutions littéraires, Gallimard, « Folio-Histoire », 1994 ; Emmanuel Godo, « Le XVIIe siècle ou la conversation souveraine », dans son Histoire de la conversation, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 2003.
[46] Pierre-Marie Héron, « De Gide à Jouhandeau : conception et réalisations », dans id. (dir.), Les écrivains à la radio : les Entretiens de Jean Amrouche, Montpellier, Publications de Montpellier 3, 2000, p. 33-47.
[47] Roger Vrigny, interviewé par Alain Veinstein dans Du jour au lendemain, France Culture, 18 mars 1988.
[48] Alain Veinstein, Radio sauvage, Paris, Seuil, 2010, p. 220.
[49] Le premier à donner cette importance au silence est Pierre Dumayet, dans Lectures pour tous. Vrigny est proche de lui par le fait de donner plus d’importance au livre à lire après l’émission qu’à l’émission elle-même. Pour Veinstein au contraire, du moins dans Du jour au lendemain, les lenteurs, tortures et angoisses de l’expression forment, un drame passionnant par lui-même et tout l’intérêt de l’émission. Ce pourquoi il ne la considère pas comme une émission littéraire (Radio sauvage, op. cit., p. 149).
[50] La Matinée littéraire du 1er juillet 1971.
[51] Le Besoin d’écrire, op. cit., p. 21. En cela, Vrigny n’aime pas les romans « philosophiques », les auteurs qui comme Michel Tournier (reçu le 10 avril 1975 à La Matinée littéraire pour Les Météores), écrivent des romans à idées donnant prétexte à « un article de trois colonnes » ou « un bavardage d’une demi-heure à la radio » (ibid., p. 19).
[52] La Matinée littéraire du 2 décembre 1971.
[53] « Il faut tenir compte de notre horaire, qui nous isole d’un certain public. De 9h à11 h, nous touchons les professions libérales, des étudiants, mais aussi des ménagères, dont la réaction me semble la plus importante » (Vrigny, propos à Élisabeth Chandet, art. cit.).
[54] Bernard Pivot, Le Métier d’écrire, Paris, Gallimard, « Folio », 2001, p. 66.
[55] Le Besoin d’écrire, op. cit., p. 33.
[56] Vrigny semble au départ avoir imaginé une répartition des tâches entre « L’Invité de la semaine » et la séquence équivalente qu’il anime depuis 1963 dans La Semaine littéraire, « Un écrivain sur la sellette ». Le jumelage est explicite dans le cas de Chabrol, qui passe à une semaine de distance dans les deux émissions. Centrer l’entretien sur l’œuvre dans l’une, sur l’homme dans l’autre s’avèrera une fausse bonne idée.
[57] Ce goût de l’œuvre close transparaît aussi dans le montage des entretiens. Vrigny en soigne les chutes, les arrête volontiers sur une parole frappante ou un dernier échange qui ne manque pas de hauteur ou d’allure. Voici par exemple, la fin de l’entretien de 1967 avec Aragon : « – Aragon, au fond vous venez de donner la définition même de l’écrivain, du créateur : c’est celui qui écrit dans le devenir de la langue. Donc dans le devenir. Donc dans la vie. – Et c’est bien pourquoi je suis un réaliste. Musique »
[58] La Matinée littéraire du 5 juillet 1973.
[59] Jean Dutourd, un des premiers invités de la saison 1967-1968, est annoncé comme « l’invité type de la semaine », parce qu’il vient de publier « un livre qui a pour titre Pluche ou l’amour de l’art, qui est exactement le sujet même de nos conversations, à savoir la vie d’un artiste » (La Matinée littéraire du 4 octobre 1967).
[60] Propos de Vrigny au micro d’Alain Veinstein, Du jour au lendemain, France Culture, 18 mars 1988.
[61] « Micros et caméras » du 25 février 1967, op. cit.
[62] Une œuvre un portrait, 18 juillet 1962 (émission sur Queneau). Comme Proust avec Bergotte, la voix parlée de l’auteur est perçue dans cette série comme le lieu de confluence et de tension entre moi social et moi profond.
[63] La Matinée littéraire du 27 octobre 1977.
[64] Propos de Vrigny au micro d’Alain Veinstein, Du jour au lendemain, France Culture, 11 avril 1996.
Auteur
Pierre-Marie Héron est professeur de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier et membre de l’Institut universitaire de France. Il anime à Montpellier un programme de recherche sur les écrivains et la radio en France (XX-XXIe siècles), et a dirigé huit ouvrages sur le sujet. Derniers titres parus : Aventures radiophoniques du Nouveau Roman (avec Françoise Joly et Annie Pibarot) en 2017 et Poésie sur les ondes (avec Marie Joqueviel-Bourjea et Céline Pardo) en 2018, aux Presses universitaires de Rennes.
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