Le site non pas (seulement) comme monument [1], mais moviment, donc : revenons à ce qu’en dit Francis Ponge pour affiner l’hypothèse :
Inutile à ce propos, il me semble de revenir en come-back sur les pages précédentes, non du tout faites, c’est assez sensible, pour se dresser dans votre mémoire en posture de monument achevé, mais plutôt, et très ostensiblement, pour oser n’oser montrer autre chose que le maintien, au fur et à mesure de son édification, de leur propre échafaudage, dans toute sa complexité ; et ainsi, de niveau en niveau […]. Moins donc un monument, que, s’il me faut inventer ce mot : un moviment [2].
Lorsqu’il publia les brouillons l’ayant mené au Pré (1970), ainsi que diverses notes, il indiqua en effet à son éditeur que « ces esquisses, ébauches ou brouillons » marquaient la naissance « d’un nouveau genre littéraire [3] ». Tiers Livre de François Bon accomplit ce nouveau genre littéraire :
Le flux de l’écriture est au cœur du projet – flux comme continuité à travers le temps, flux comme mouvement et processus originel de l’écriture littéraire. C’est la tension vive entre l’élaboration d’une œuvre à travers le temps et les rouages de l’écriture dans son perpétuel exercice [4].
Avec cette différence que les strates disparaissent, sont remplacées, « mises à jour » (MàJ) dans l’espace pour ne plus exister que dans le temps, dans la mémoire de lecteurs, alors que l’idée du moviment est bien de publier les strates dans un même espace comme l’a fait Ponge. La mise en page du début du Jardin des Plantes de Claude Simon (Minuit, 1997) a pour but d’exemplifier ce souvenir de la genèse qui laisse des traces dans l’œuvre publiée :
Jean-Claude Lebrun : […] vous semblez avoir voulu donner à ces deux termes [fragments et combinaisons] une forme tangible et palpable, qui se manifeste dans la typographie éclatée, notamment au début du livre. Qu’est-ce qui vous a conduit à effectuer ce choix formel, d’autant plus remarquable que vous êtes le seul, aujourd’hui, à vous y risquer ?
Claude Simon : Ça a été en regardant des feuillets sur lesquels j’avais pris des notes pêle-mêle. J’ai trouvé cette disposition, due parfois au hasard, assez plaisante, « parlante ». Si vous voyez ce que je veux dire […] Cette disposition palliait dans une certaine mesure l’impossibilité où l’on est de dire en même temps des choses qui sont pourtant saisies ensemble, puisque l’écriture n’a qu’une dimension : la linéarité [5]…
Doc. 1 ‒ Page de manuscrit de : Claude Simon, Jardin des Plantes, Paris, Minuit, 1997.
Claude Simon pose là un rapport intéressant à l’avant-texte, aux « notes », la mise en page étant un moyen de restituer ce travail préliminaire, de rester proche des brouillons. Il affirme surtout « palli[er] dans une certaine mesure » – soulignant ainsi la relativité de ce rejet du linéaire – le défaut de la linéarité, ce que le texte indique dans un commentaire à valeur métadiscursive :
‒ L’ensemble ? Vous voulez dire se faire une idée de tout ce qui se passait au même moment ? Attendez, attendez… Oui : comment imaginer ? Par exemple, cette réunion de ce cabinet, et en même temps la brigade de cavalerie battant en retraite dans la nuit, loin encore en Belgique, et en même temps cette ruée de… Attendez, attendez ! Comme on a essayé de le faire au cinéma, il faudrait plusieurs écrans sur lesquels on projetterait simultanément des images différentes. C’est impossible en parlant ou en écrivant. (Le Jardin des Plantes, p. 212)
Les écrans, les espaces simultanés prennent le relais de la parole ou de l’écriture sur papier et de leur dimension linéaire. Dans le site, mais déjà peut-être dans ses ouvrages publiés lors de cette période, chez Minuit et Verdier, François Bon est assez proche de cette écriture du moviment : ainsi des commentaires sur le site de la genèse des œuvres : Parking, ou Tumulte, et plus tard les compléments, enrichissements à Mécanique ou à Paysage fer. Pour François Bon, l’expérimentation de nouvelles formes d’écriture [6] passe forcément par la recherche de nouveaux espaces :
Comme si le départ d’une nouvelle écriture appelait désormais pour moi d’y associer un espace virtuel neuf [7].
Et l’auteur propose une comparaison entre l’hébergement web et les carnets de notes qui renforce cette idée d’un lien étroit entre espace et écriture et en particulier espace numérique et dimension génétique (notes, brouillons, « style en mouvement [8] ») :
finalement, utiliser le grand nuage des hébergements Web comme ces carnets qu’on stocke dans un tiroir, parfois juste deux ou trois pages noircies, mais dans l’idée qu’on pourra les reprendre et continuer [9].
Le site est bien cet espace d’une écriture en mouvement, d’une mise en jeu de ce genre du moviment défendu par Francis Ponge ; il n’y a qu’à s’attacher à une période donnée à la variété des projets en cours et surtout la variété des expérimentations de nouvelles formes, de nouveaux dispositifs, qu’il s’agisse de critique d’arts et de comptes-rendus d’expos, de photos ou de vidéos, de traductions, de journal « 1 image, 1 jour : le petit journal » avec le petit journal des lecteurs/commentateurs. Avec une diversification des domaines d’exploration, des supports (musique, vidéos, photos…). Un exemple parmi tant d’autres de proposition d’une nouvelle forme :
Série | science-remix [10]
Principe : pour tout article lu sur le web provoquant un petit déclic d’imaginaire, comprimer la source en quelques lignes, et la récrire en décalant les propositions.
Donc le monde, et le monde à l’envers.
Une mémoire de cette curiosité qu’éveille en permanence le web, et qui se disperserait sinon.
La source est systématiquement indiquée.
Le site comme espace d’expérimentation, comme atelier de création, comme espace d’« exploration » : le mot intervient fréquemment sous la plume sous la touche de François Bon : ainsi, en juin 2015, au sujet de la série « Ronds-points » : « sommaire des ronds-points explorés », « hors série | une exploration des Îles noires » ; les web-livres font partie de ces espaces. La série des ronds-points, lancée en 2014, est bien un projet où le moviment domine en lien avec l’espace urbain qui devient espace de création : lecture sur les lieux (« que chaque séjour sur chaque rond-point soit l’occasion d’une performance littéraire »), livre enterré [11], photographies (« Les considérer d’abord comme chambre d’enregistrement photographique »), écriture (« Les considérer comme lieux d’accumulation textuelle : sur place, noter, inventorier, décrire ») : dans l’esprit de la « littérature exposée » pratiquée et définie par Olivia Rosenthal [12] qui investit l’espace urbain comme espace graphique :
Lieux ouverts, ils reconditionnent l’orientation (la signalétique des bords d’agglomération ne passe plus par des toponymes, mais par leur représentation iconique, idem les voix de GPS) et la dynamique même de progression et reconfiguration de l’espace urbain. Lieux vides, ils sont à la fois des espaces de reconquête pour la flore sauvage (dans le 9-3 notamment), voire d’implantation d’objets artistiques et/ou paysagers, au vieillissement dessinant à nouveau une histoire (de la « cage » de Saint-Pierre des Corps aux Buren de la Tranchée, en passant par la suite de sculptures sur la N10 dans Tours-Sud) [13].
Par contre, cet investissement de l’espace public, l’exposition du littéraire se distingue de ceux qui comme Bernard Heidsieck projetaient un espace du poème hors du livre, mais partagé en direct sur scène. Le projet de François Bon n’implique aucun public en direct, au contraire : imaginons-le enterrer des livres devant une foule de spectateurs autour d’un rond-point ou sur une friche industrielle. Non seulement le caractère de livre enterré et introuvable sera perdu, mais le côté rituel de l’action se trouvera renforcé, tandis que dans la démarche semi-clandestine, le rituel est mis à distance et transféré dans ce qui fait différance (Derrida) entre l’acte et sa diffusion sur le site.
Notes
[1] Même si le projet Lovecraft est devenu « The Lovercraft Monument » (page d’accueil du tierslivre, le 2 juin 2015). Même si le modèle analogique de l’immeuble et la « pulsion d’œuvre » envisagés dans « Immeuble | monument | œuvre » créent une part de monument.
[2] Francis Ponge, L’écrit Beaubourg, Paris, Centre Georges Pompidou, 1977, repris dans Œuvres complètes II, Gallimard, « Pléiade », 1992, p. 898 et 908. Voir Stéphane Bikialo et Sabine Pétillon (dir.), Dans l’atelier du style, La Licorne, n° 98, PUR, 2012.
[3] Francis Ponge (1984), Pratiques d’écriture ou l’inachèvement perpétuel, Hermann, repris dans Œuvres complètes II, op. cit. : « Ces esquisses, ébauches ou brouillons sont d’époques diverses, plus ou moins lointaines et traitent de problèmes, quant à moi, depuis toujours et à jamais quasi obsessionnels. Plusieurs expériences du même genre (il s’agit désormais, en effet, d’un nouveau genre littéraire) m’assurent que leur publication intéressera, parmi leurs lecteurs, pour le moins ceux déjà familiers de mon œuvre ». Dans « Francis Ponge : une poétique de la genèse : de l’exhibition des brouillons à l’invention d’un genre », Genesis, n° 12, 1992, B. Weck a restitué ce parcours d’une « poétique de la genèse » chez Ponge.
[4] René Audet et Simon Brousseau, « Pour une poétique de la diffraction de l’oeuvre littéraire numérique: L’archive, le texte et l’oeuvre à l’estompe », Protée, vol. 39 / 1, 2011, p. 10.
[5] Claude Simon, « Parvenir peu à peu à écrire difficilement », L’Humanité, 13 mars 1998. Il convient de nuancer l’enthousiasme de Jean-Claude Lebrun : Claude Simon est loin d’être le seul à pratiquer une telle mise en page, même s’il est vrai que c’est rare dans la forme « roman ».
[6] Jean Clément, « Une littérature en mouvement », dans Communication et langages, n° 155, 2008 : « Par bien des aspects, la littérature numérique s’inscrit dans une généalogie des formes littéraires. De ce point de vue, elle apparaît comme l’aboutissement de certains courants littéraires expérimentaux ou, plus précisément, comme la possibilité de mise en œuvre de potentialités inscrites dans le projet littéraire, mais que le support papier condamnait à rester lettre morte à l’instar des livres imaginaires de Borges » (p. 39).
[7] François Bon, Après le livre, Paris, Seuil, 2011, p. 65.
[8] Anne Herschberg-Pierrot, Le style en mouvement: littérature et art, Paris, Belin, 2005. L’auteure propose de redéfinir le style en prenant en compte la dimension génétique, comme processus continu.
[9] François Bon, op. cit., p. 66
[10] Id., « Série | « science remix » », en ligne ici. Consulté le 7 juin 2015.
[11] Id., « Du protocole d’enterrer des livres dans les ronds-points », article 4021. Consulté le 6 juin 2015.
[12] Lionel Ruffel et Olivia Rosenthal, « Littérature, n°160 », en ligne ici. Consulté le 16 mai 2015.
[13] François Bon, « Le tour de Tours en 80 ronds-points », article 4023. Consulté le 7 juin 2015.