L’originalité du travail de Chloé Delaume réside en partie dans son désir de varier les supports de création. C’est cette question qui, sous le titre de « S’écrire par-delà le papier » a été au centre de la journée d’étude du 5 novembre 2014 organisée par le RIRRA 21 à l’université Paul-Valéry-Montpellier 3 [1]. Elle s’inscrivait dans un cycle de rencontres entre chercheurs et écrivains de l’extrême contemporain dans le but de réfléchir à l’utilisation que ces derniers font des nouveaux medias, aux pratiques originales qui en découlent et à la nécessaire redéfinition, dans ce contexte, des notions d’œuvre et d’auteur.
L’hybridation des supports nous a semblé être étroitement associée chez Chloé Delaume à sa pratique autofictionnelle et, de façon plus large, à son identité d’écrivaine. Il nous est donc apparu souhaitable, pour la publication de ce dossier, d’ajouter des articles plus récents qui permettent d’approfondir cette question du choix de l’autofiction et peut-être aussi d’intégrer l’idée d’un éloignement de ce mode d’écriture.
Naître de la littérature
Chloé Delaume, de son vrai nom Nathalie Dalain, d’origine franco-libanaise est née à Versailles le 10 mars 1973. À l’âge de dix ans, elle est témoin du meurtre de sa mère par son père et du suicide de celui-ci. Marquée par ce drame familial, elle a commencé à écrire pour maîtriser sa propre histoire et a pratiqué l’autofiction expérimentale aux antipodes des productions culturelles de masse.
Son nom d’écrivaine est bien plus qu’un simple pseudonyme : Chloé Delaume est née de la littérature puisqu’elle porte le prénom de l’héroïne de L’Écume des jours de Boris Vian et que son patronyme est emprunté à Antonin Artaud, qui, à l’époque où il était hospitalisé à Rodez, a traduit le 6e chapitre de La Traversée du miroir de Lewis Carroll, sous le titre « L’arve et l’aume ».
Quand Chloé parle de ce que d’autres appelleraient son œuvre, elle utilise les termes laboratoire, chantier ou expériences. Ses productions artistiques constituent un ensemble dont on ne peut que constater l’ouverture, la pluralité, le caractère polymorphe. Ces textes, ces productions artistiques témoignent volontairement d’un travail, d’une démarche, plus encore que de son aboutissement. « Je fais des tentatives, je ne suis pas dans l’œuvre, juste dans la recherche », lit-on dans le bref essai S’écrire mode d’emploi [2]. Une place y est souvent laissée pour le lecteur et une place grandissante dans les plus récents chantiers. Des pans entiers du travail de Chloé Delaume à travers les performances, les différentes versions de son site, les interventions de chroniqueuse, le travail lié aux médias officiels comme alternatifs, ne se laissent pas assigner une place. Il y a toujours quelque chose de l’ordre de la profusion, du débordement même si tout est relié, si tout prend sens, mais d’une façon radicalement contemporaine, selon des échos, des rhizomes. « Seuls m’importent processus, tuyauteries, protocoles. J’explore un point c’est tout », a-t-elle déclaré dans le même texte [3].
Par ailleurs, elle n’est pas seulement écrivaine et artiste, mais aussi éditrice et journaliste. Elle a été longtemps directrice de la collection « extraction » chez Joca Seria. Elle a travaillé quelques années comme journaliste littéraire pour Le Matricule des Anges, écrit dans différentes revues littéraires et politiques. Elle est aussi chroniqueuse. Depuis peu, elle anime des ateliers d’écriture, des cercles de lecture et développe en 2017 un projet théâtral collectif : « Liberté-parité-sororité ».
Depuis novembre 2003, elle a un site internet, où elle utilise largement les liens hypertextuels et toutes les possibilités du lien texte/image. Ce site a été plusieurs fois reconstruit, en accord avec l’évolution de ses pratiques littéraires.
S’écrire dans des livres
Chloé Delaume est aujourd’hui l’auteur d’un peu plus de vingt livres. Son premier ouvrage Les Mouflettes d’Atropos a été publié chez Leo Scheer en 2000 mais c’est le second, Le Cri du Sablier, publié en 2001 chez le même éditeur, couronné par le prix Décembre qui l’a fait connaître à un large public. Ce récit fait largement référence à l’événement traumatique survenu lorsqu’elle avait 10 ans. Dans un entretien avec Thierry Guichard publié dans le nº100 de la revue Le Matricule des Anges (2009), l’écrivaine s’interrogeait sur d’éventuels malentendus de lecture, liés à une prise en compte exclusive de l’histoire racontée, alors que son projet d’écriture principal est dans le recours à une prose expérimentale, proche de la poésie. Le Cri du Sablier est un texte hybride qui associe la violence de ce qui est narré à une écriture poétique riche en suppressions d’articles, ruptures de construction, appositions, vers blancs, mots rares etc. (« syntaxe ecchymosée », selon l’expression de l’auteur).
D’autres livres ont suivi, toujours fondés sur un travail rigoureux du style et de la forme. Sur le site internet de l’écrivaine – où figurent pour chaque ouvrage des indications génériques – le mot autofiction revient fréquemment. Chloé Delaume indique être l’auteur de « roman(s) autofiction(s) », de « récit(s) autofiction(s) » et aussi de « poésie autofiction ». Quelques rares livres échappent à cette classification, notamment celui qui a été publié en 2016, Les Sorcières de la République.
J’habite dans la télévision, publié en 2006, est le compte rendu d’une expérience, celle de l’exposition à haute dose à la télévision durant vingt-deux mois, texte développé à partir de performances et de chroniques pour la revue Le Matricule des Anges.
En 2007, Chloé Delaume publie un livre-jeu La Nuit je suis Buffy Summers, qui emprunte sa forme aux « Livres dont vous êtes le héros », et son personnage à la série télévisée américaine : Buffy The Vampire Slayer. Elle y joue habilement avec les codes de la « fan-fiction » tout en les traitant au second degré et les associant à un questionnement sur les enchaînements narratifs et l’activité du lecteur.
Avec Dans ma maison sous terre, en 2009, apparaît une nouvelle notion jusque là implicite, celle de l’écriture performative. La narratrice dit vouloir que ses textes aient un effet dans le réel. Avec ce livre-ci elle aimerait tuer sa grand-mère, qui lui a récemment fait transmettre l’information selon laquelle l’auteur du double crime de 1983 n’est pas son véritable père, affirmation qui vient remettre en question son identité personnelle et son identité d’écrivaine difficilement construite.
Elle est l’auteur de trois pièces de théâtre. L’une d’entre elles – Eden matin midi et soir – est un monologue lors duquel une jeune femme décrit le mal dont elle souffre (baptisé thanatopathie) qui la pousse à choisir la mort et le suicide. Cette pièce a été mise en scène en 2009 au théâtre de la Ménagerie de verre.
En 2010, elle publie, La Règle du Je, essai théorique sur l’autofiction dans lequel elle prend position sur sa manière personnelle de la pratiquer.
En 2013, elle se lance dans une nouvelle expérience, celle de l’écriture à quatre main à travers la publication, avec son compagnon le journaliste Daniel Schneidermann de Où le sang nous appelle, roman et autofiction (si l’on en croit son site) narrant un voyage au Liban en quête d’un contact avec sa famille paternelle et des souvenirs de sa petite enfance. Apparaissent dans ce livre de nombreuses références aux engagements politiques de ses oncles paternels dont l’un, Georges Ibrahim Abdallah, a été à l’origine du FARL (Fraction armée révolutionnaire libanaise) et condamné dans les années 80 à la prison à perpétuité.
Enfin Les Sorcières de la République, livre publié en 2016, n’est plus sous-titré autofiction, ni sur sa couverture ni dans la présentation sur le site de l’auteur. Il s’agit d’un roman situé en 2062, dans un univers dystopique, où dieux et déesses tentent vainement d’intervenir dans le devenir de l’humanité. On y retrouve, dans un style toujours aussi élaboré et dans le registre de l’humour décapant, les thèmes des œuvres précédentes (critique sociale, critique de la manipulation des individus par les médias dominants, apologie des valeurs de solidarité féminine etc.) mais sans référence à son histoire personnelle et familiale.
Plusieurs de ses livres enfin ont été écrits en collaboration avec des artistes visuels. La dimension d’ouverture à la fois vers d’autres modes d’expression et d’autres créateurs est importante dans sa pratique.
« Par-delà le papier [4] »
Le choix systématique de l’hybridation déjà pratiqué par Chloé Delaume au sein des livres, à travers le mélange des genres ou l’écriture à quatre mains, donne également lieu à des croisements de supports. Le son, l’image vidéo, les possibilités offertes par l’écriture numérique ou la présence réelle sur scène sont autant d’espaces médiatiques, qu’elle investit, les associant tout en explorant leurs spécificités.
Dans le domaine du son et de la musique, elle investit son époque sans complexe, assumant d’être fan du groupe de rock français Indochine. À son goût pour ce groupe elle a consacré un roman en 2007 (La dernière fille avant la guerre) et signé les paroles d’une de leurs chansons : « Les aubes sont mortes ». Elle a également été parolière pour d’autres musiciens. On peut aussi mentionner ses créations sonores pour la radio. Elle a conçu un Atelier de création radiophonique diffusé en 2004 par France Culture : « J’ai le souffle trop court pour 31 bougies », essai sonore associé à une composition musicale de Julien Loquet et Dorine_Muraille sur le thème de la solitude. Ses pièces de théâtre ont toutes été diffusées à la radio et l’une d’elles (Transhumances) a été rédigée suite à une commande de fiction radiophonique par France Culture. Parmi ses travaux personnels ou collaborations liés à la musique, on peut signaler le fait qu’une bande-son est associée au livre Dans ma maison sous terre et qu’une playlist est disponible sur des sites d’écoute de musique en ligne en relation avec La dernière fille avant la guerre.
Le jeu vidéo est également intégré à ses créations. Elle a utilisé le jeu de simulation de vie des Sims, dans lequel elle s’est créé un avatar téléchargeable et utilisable par d’autres joueurs. Elle-même s’en est servie à l’intérieur de performances. Sur son site, elle écrit qu’elle devient « un petit personnage de jeu vidéo formaté, soumis à des règles différentes du monde réel », qu’elle conçoit le jeu comme « territoire d’investigation poétique », comme « générateur de fiction doublé d’un outil technique singulier ». De cette expérience témoigne le livre Corpus simsi, (« jeu vidéo autofiction ») constitué de documents divers, captures d’écran, journal de jeu etc.
En 2015, elle s’engage dans l’écriture numérique et publie avec le vidéaste Franck Dion, Alienare, application numérique disponible en ligne, constituée de textes, son et vidéo. À propos de cette expérience elle déclare : « avec l’hybridité, on peut soudain toucher à quelque chose qui est une forme d’art total. »
Elle a aussi réalisé un film, un court-métrage, La Contribution, présenté à Cannes en 2015.
Enfin, elle est performeuse. Ses performances se développent en relation avec l’écriture de ses livres en amont ou en aval de la publication. Lors de ces représentations elle a recours à la musique électronique, à la vidéo et à la projection d’images informatiques. Ce sont souvent des créations collectives, auxquelles elle a associé, avec les rencontres du Parti du cercle, une dimension de cérémonie et une référence à la magie.
Autofiction
Un terme utilisé depuis quelques décennies dans la critique littéraire et journalistique se voit donc utilisé de façon récurrente par Chloé Delaume : celui d’autofiction. « Voilà maintenant dix ans que mon laboratoire affiche Autofiction résidence principale », lit-on dans La Règle du jeu, l’essai qu’elle a consacré à cette série littéraire. Comme pour Serge Doubrovsky, créateur du néologisme, on peut dire que pour Chloé Delaume, deux manières différentes de définir l’autofiction se complètent et s’éclairent mutuellement.
La première s’oriente vers l’idée d’entre-deux. L’autofiction est un genre ambigu, à la fois autobiographique (respect du principe de l’homonymat auteur/narrateur/personnage principal) et fictionnel (mention roman ou distorsions évidentes par rapport à la réalité). Ainsi pensée, cette série littéraire entretient des liens avec l‘hybridation, l’ambiguïté, l’entre-deux, domaines dans lesquels se situent indéniablement les chantiers de Chloé Delaume
Selon une seconde approche, l’autofiction reposerait sur l’idée d’un échange, d’une inversion du lien entre la vie réelle et l’univers de la création, voire d’une indistinction entre les notions de personne et de personnage. Selon ce point de vue, la vie se modèle par anticipation sur son devenir artistique et l’œuvre devient plus vraie que l’expérience vécue. Serge Doubrovsky parlait déjà de « confier le langage d’une aventure à l’aventure du langage. » Cette seconde définition de l’autofiction s’applique à Chloé Delaume, qui se définit de façon récurrente comme « personnage de fiction » et dont les travaux sont toujours fondés sur une démarche de recherche identitaire, qui s’origine non dans la vie réelle mais dans le langage et dans la littérature. « Faire de sa vie une œuvre d’art, et d’une œuvre d’art sa vie [5] », lit-on dans S’écrire mode d’emploi.
Sa spécificité au sein de l’autofiction est à la fois d’avoir pleinement pris au mot le projet de Serge Doubrovsky, mais aussi de lui donner un sens politique. En des temps où la notion d’autofiction est fréquemment utilisée par les journalistes sans contenu réel ou mise au service de l’étalage de l’intimité et des règlements de comptes personnels, Chloé Delaume a adopté un éthos qui met cette pratique au service de la libération des personnes. Chez elle, l’autofiction se fait subversive, devient un geste politique dénonçant l’uniformisation galopante et l’avènement d’une fiction collective aliénante engendrée par les médias de masse. Sa réflexion et sa pratique prennent pleinement en compte celle des sociologues, autour de l’idée selon laquelle l’identité à l’époque de la modernité avancée serait définie par des modèles biographiques extérieurs à l’individu. Elle se situe dans la perspective du livre de Christian Salmon : Storytelling, selon lequel nos vies sont écrites à notre insu de façon normative, visant en partie à modeler nos comportements et nos choix. Elle écrit dans La Règle du je : « Vivre son écriture, ne pas vivre pour écrire. Écrire non pour décrire, mais bien pour modifier, corriger, façonner, transformer le réel dans lequel s’inscrit sa vie [6] » et « Du réel effectuer une modification. C’est à ça que ça sert, aussi, l’autofiction. Imposer le temps interne à l’horloge du dehors. Agir, avoir une prise, forcer les événements [7]. » Chloé Delaume écrit pour changer le réel, pour se réapproprier sa vie.
Hybridation et bifurcations
Une autre notion peut servir de fil conducteur à l’approche du travail de Chloé Delaume : celle d’hybridation (et par voie de conséquence bifurcation). Par ces termes, il faut non seulement comprendre l’hybridation des supports (ou des modes d’expression), mais aussi l’usage au sein d’un support donné de processus qui relèvent d’un autre domaine. Cette idée nous semble être commune aux trois premiers articles de ce dossier : ceux d’Anaïs Guilet, d’Anne Roche et de Marika Piva.
Anaïs Guilet étudie les performances de Chloé Delaume (des premières lectures des Mouflettes d’Atropos aux performances multimédia de Corpus Simsi et jusqu’aux récentes rencontres du Parti du cercle) et constate qu’elle sont à la fois une médiation du littéraire (car elles se développent à partir de lectures publiques), mais aussi une déterritorialisation du littéraire dans le sens où cette notion n’est plus pour elle (comme pour un certain nombre de ses contemporains tels François Bon, Pierre Guyotat ou Éric Chevillard) exclusivement liée au livre. C’est précisément le lien entre livre et littérature que Chloé Delaume, tout en restant dans une primauté de l’écriture et de la parole, souhaite dépasser. Cette démarche est en relation directe avec le projet central d’écriture autofictionnelle, car l’utilisation de sa propre personne permet à Chloé Delaume de prendre possession d’un corps qu’elle ne ressent pas pleinement comme sien. Sa présence réelle sur une scène met en œuvre pleinement la dimension performative de la littérature présente dans ses livres et qui trouve ainsi un aboutissement.
Anne Roche étudie dans son article un autre mode de dépassement du livre sous sa forme traditionnelle : le roman interactif, avec La nuit je suis Buffy Summers. L’intermédialité en est constituée par le fait que les choix opérés par les lecteurs rappellent ceux de la littérature numérique et que le personnage de Buffy est issu d’une série télévisée. La figure intertextuelle et intermédiatique du vampire sert de fil conducteur à cet article, dans lequel est largement prise en compte la dimension performative des livres de Chloé Delaume. Selon Anne Roche, l’écrivaine se fait vampire au sens où elle utilise, recycle, enterre un vaste matériau issu d’œuvres antérieures et de tous types d’œuvres : séries télévisées, fantasy, science-fiction, cinéma.
Si la notion de bifurcation jouait un rôle important dans l’étude d’Anne Roche, il se trouve repris et amplifié dans l’article de Marika Piva, qui montre qu’au sein des livres de Chloé Delaume sont à l’œuvre des processus qui viennent subvertir une pratique littéraire traditionnelle, processus qui sont ceux de l’expression artistique hors des livres. Chloé Delaume importe, au sein d’une pratique de l’écriture narrative, des processus qui la font éclater, la transforment en kaléidoscope, la pratiquant en des modes qui la poussent vers ses limites. Elle ne respecte pas la limite entre univers romanesque et monde réel, pas plus que la frontière entre récit et réflexion, utilisant largement le vocabulaire des sciences humaines dans des textes narratifs. En unissant des éléments hétérogènes, elle dynamite les formes traditionnelles. Même chose au niveau de la phrase dont elle fait exploser la syntaxe. Elle utilise abondamment une intertextualité qui emprunte à tous les genres et médias possibles et implique le lecteur en le mettant face à des choix
L’identité d’écrivaine
Les trois articles de Dawn Cornelio, Annie Pibarot et Florence Thérond explorent la question de l’identité de l’auteur Chloé Delaume.
Le point de départ de l’étude de Dawn Cornelio est la question du lien entre Chloé Delaume et Nathalie Dalain, lien qui ne saurait consister simplement en une opposition personne réelle/ être de papier ou nom d’état civil/pseudonyme. L’intérêt de l’étude de Dawn Cornelio est d’utiliser la biographie, non pour mettre en évidence des déformations opérées par la fiction mais pour éclairer le processus de création. Dawn Cornelio pour la première fois dans la critique universitaire sur Chloé Delaume s’appuie sur des documents d’état civil et des articles de journaux qui attestent définitivement de la véracité du double crime paternel en dehors des écrits littéraires. L’aspect le plus nouveau de cette étude est la révélation de l’existence d’un frère de Nathalie Dalain âgé de trois ans lors du crime et présent ce jour-là, détail ignoré jusqu’à présent par les critiques, montrant clairement la différence entre Chloé Delaume fille unique et Nathalie Dalain dotée d’un petit frère. Ainsi est éclairé le processus de constitution d’une nouvelle identité fondée sur le rejet et l’oubli de la première.
Annie Pibarot suit au sein des livres de Chloé Delaume un double itinéraire. Le premier parcours est celui de la relation à l’origine : la mère, le père, l’enfance, la filiation libanaise et les engagements politiques du clan paternel. Le second est celui de l’éthos de l’écrivaine, son identité d’auteur et sa relation à l’autofiction. Les deux fils sont de toute évidence liés. L’identité de l’auteur constituée d’abord à partir de la haine du père est ensuite remise en question par le vide révélé lors de la confidence familiale, avant d’évoluer vers une quête de sens dans le réel, déjà plus autobiographique qu’autofictionnelle. En lien avec cette évolution en est effectuée une autre : celle de l’identité de l’auteur, de la définition du projet d’écriture. Celui-ci, après être majoritairement resté dans la sphère de l’autofiction et l’entre-deux qui la sous-tend, semble s’orienter vers un choix entre l’écriture du réel (avec Où le sang nous appelle) et la fiction narrative (avec Les sorcières de la République).
Dans son article consacré à la pièce Eden matin midi et soir, Florence Thérond montre que, malgré un certain éloignement de l’autofiction, Chloé Delaume poursuit, avec le personnage d’Adèle, son propre travail de construction identitaire. Cet « ouvrage sur le refus de vivre [8] », écrit en même temps que Dans ma maison sous terre, pourrait bien avoir une valeur cathartique : il fallait traverser la mort pour faire le choix de la vie, « mettre les mains dans la mort [9] », examiner minutieusement les ravages de la thanatopathie sur l’esprit et le corps, pour parvenir à reprendre le contrôle et se ressaisir de sa vie en littérature. Par ailleurs cette pièce, la seule dans l’œuvre de Chloé Delaume à avoir été pensée directement pour le théâtre, pour la voix et le corps d’une comédienne en particulier, est emblématique de sa conception de l’écriture comme prise de parole hors du livre. Les extraits ici publiés de l’entretien du 5 novembre 2014 entre Thierry Guichard et Chloé Delaume viennent confirmer le souci chez elle d’accoucher d’une langue qui soit la sienne (elle qui a vécu plusieurs mois d’aphasie après la mort des parents), de la mettre en mouvement et d’en faire un « outil guerrier [10] », en particulier au théâtre, lieu de l’émotion productrice supposant la présence du spectateur. Les lectures proposées par l’auteur lors de la journée d’étude du 5 novembre 2014 et présentées dans ce dossier (le chapitre 17 d’Une femme avec personne dedans, les incipits du Cri du sablier et de Dans ma maison sous terre, le début d’Eden matin midi et soir et un texte préparatoire à l’écriture des Sorcières de la République) viennent confirmer la dramaticité des textes de Chloé Delaume.
D’autres échos peuvent être perçus entre ces derniers articles et l’entretien avec Thierry Guichard : Chloé se plaint par exemple du fait que l’idée a été avancée sur des réseaux sociaux selon laquelle le crime de son père aurait été inventé. Des preuves sont ici données par Dawn Cornelio. Thierry Guichard attire l’attention sur l’importance de l’antébiographie, celle de Nathalie Dalain avant même la naissance de Chloé Delaume comme auteur et personnage de fiction. Cette antébiographie est largement prise en compte dans les deux articles de Dawn Cornelio et Annie Pibarot, à travers les références à l’enfance libanaise, au père et à la nomination avant même le crime. Ces deux articles et l’entretien convergent vers un essai pour dire la situation paradoxale de naître dans la fiction, d’être un personnage de roman mais aussi une écrivaine dotée d’un corps bien réel, une jeune femme active dans des projets politiques et collectifs, pratiquant les performances, animant des ateliers d’écriture.
Les différents travaux ici présentés montrent tous à quel point la pratique de la littérature chez Chloé Delaume est nouvelle et originale. Chez elle l’authenticité rejoint l’expérimentation et ne recule devant aucune nouvelle piste. Tout est susceptible d’être dépassé, renversé, selon une conception de l’écriture comme exploration incessante de tous les possibles, à l’intérieur d’un genre, d’un support ou en les croisant, intégrant l’altérité, la collectivité, l’humour.
Notes
[1] « “S’écrire par-delà le papier” : hybridation des formes et des supports dans l’œuvre autofictionnelle de Chloé Delaume », journée d’étude organisée le 5 novembre 2014, en présence de Chloé Delaume, par le RIRRA21, Annie Pibarot et Florence Thérond (programme « La littérature à l’heure du numérique »), Université Montpellier 3.
[2] Chloé Delaume, S’écrire mode d’emploi, document téléchargeable, Publie.net, 2008, p. 4.
[3] Id.
[4] Expression utilisée par Chloé Delaume dans S’écrire mode d’emploi, op. cit., p. 25.
[5] S’écrire mode d’emploi, op. cit., p. 8.
[6] Chloé Delaume, La Règle du Je, Paris, PUF, 2010, p. 8.
[7] Ibid., p. 73.
[8] Chloé Delaume, Une femme avec personne dedans, Paris, Éditions du Seuil, « Points », 2012, p. 69.
[9] Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, Paris, Seuil, 2009, p. 189.
[10] Une femme avec personne dedans, op. cit., p. 72 : « […] modifier le réel, la fiction et la langue sont des outils guerriers. Guerriers, oui, parfaitement. »