L’espace du site (comme l’espace urbain des ronds-points, devenu support et vecteur de création) peut être mis en parallèle avec l’« espace du poème » tel que le caractérise Bernard Noël :
J’ai fabriqué cette expression : l’espace du poème, parce que j’avais le sentiment que préexiste quelque chose… Avant d’écrire un poème, un livre, j’ai toujours essayé de faire exister une forme vide. Une forme qui n’a pas de forme, qui a des bords mais pas de limites. […] Voilà ce qui me préoccupe dans l’espace du poème, cet espace dont j’ai le sentiment qu’il doit absolument être construit avant. Et qui n’est pas contraignant comme la forme sonnet tout en exerçant comme elle une attraction, une tension. […] Alors que la forme traditionnelle, la forme fixe, se trouvait accomplie, par exemple dans un sonnet, la forme vide qui commande l’apparition du poème disparaît dans le poème [1].
L’espace du site est bien cette forme non traditionnelle, « contraignante » – comme le sonnet ou toutes les formes dites « fixes » que l’Histoire nous a léguées – « forme vide » qui existe avant, qu’on peut lier à cette adaptabilité de l’espace aux supports [2], espace qui n’est pas « contraignant », mais qui exerce « une attraction », une « tension » ; le site apparaît bien comme une forme, une structure nécessaire à l’écriture, productrice de sens, de textes, de dispositifs et en même temps non contraignante comme les formes fixes. La seule (ou grande) différence est que cette forme qu’est l’espace du site, à la différence de cet « espace du poème » ne disparaît pas avec l’apparition du texte, mais au contraire perdure, se remplit. Le site, la forme s’abolit de moins en moins au fur et à mesure que le site comme texte, comme œuvre, s’accomplit. Mais l’espace, au fur et à mesure que s’accomplit ce que B. Noël nomme la « forme littéraire », se temporalise, se narrativise, car l’espace du site devient – selon François Bon, cette dimension narrative étant assez peu sensible à la lecture du site – « histoire » :
Pourtant, ce que j’attends d’un site c’est ce que j’attends d’un « livre » : un univers, une histoire [3].
La mise en relation des espaces par les hyperliens, à la fois dans l’écriture/réécriture et dans la lecture, génère une narrativité qui se reconfigure différemment à chaque fois. Tout se passe comme si ce qui était en creux en 2004 devient visible voire le projet d’une « forme littéraire » (par le site, la mise en « histoire » des espaces) :
Sur le thème de la voiture enfance, une commande de roman pour une collection du Seuil Jeunesse a donné ce petit récit, Autoroute, comme je l’ai approché une autre fois dans un fragment de Temps Machine sur mon grand-père, et comme enfin j’ai pu l’affronter par ce masque mortuaire de mon père dans Mécanique. […] Que mon rapport à l’œuvre s’établirait par ce livre palpé en creux, détail par détail, à mesure des récits qui se chevauchent [4].
Le site comme œuvre, donc, mais « œuvre » non trop figée, non trop monumentale, l’œuvre du côté de ce que Barthes appelle « texte », l’œuvre comme « tension », en prenant appui sur Blanchot :
L’œuvre n’est pas l’unité amortie d’un repos. Elle est l’intimité et la violence de mouvements contraires qui ne se concilient jamais et qui ne s’apaisent pas [5].
Donc l’œuvre, pensée non comme reposante ou reposée, non gisante, couchée, mais comme « instable » [6] incluant les dimensions d’esquisse, d’hétérogène, d’inachevé [7]… ; comme « l’album » tel qu’il est défini par Barthes, et opposé au « Livre » dans La Préparation du roman : « Deux formes fantasmées : le livre/l’album », inspirées de Mallarmé : 1) Le Livre : « architectural et prémédité » ; 2) L’album : « recueil des inspirations de hasard » selon l’expression de Mallarmé. L’album est à la fois un « relevé de circonstances », de l’ordre du circonstanciel, du discontinu… [8] « L’album » est un trait d’écriture, mais aussi de lecture comme l’explique F. Bon en différenciant la lecture des livres papier et la lecture des livres numériques :
Je me souviens des livres. Je me souviens d’un livre que j’ai lu. Je me souviens de la taille, du poids, de l’épaisseur, du toucher. Dans la mémoire visuelle que j’ai du livre, l’organisation des pages et sa typographie. Pour un passage ou une phrase particulière du livre, le savoir obscur de son repérage dans l’épaisseur du livre (je vais chercher plutôt au début, plutôt vers la fin) et de la spatialité discontinue de la page (ce passage était plutôt en bas à gauche, en haut à droite). En numérique, ce repérage est perdu : je le remplace par un artefact : recherche d’occurrence, sur un mot significatif ou qui me permette un thème précisément relié à cette recherche. Ce faisant, je fais émerger une nouvelle organisation mentale du livre, composée de strates thématiques, sans logique linéaire. La table des matières, qui permettait le repérage arborescent dans le livre-volume (y compris dans l’expression courante : une bibliothèque de tant de milliers de volumes) avec des six faces et huit angles, fait place à une autre structuration, par tranches thématiques émergentes. Lorsque je compose un nouveau travail, ce nouveau mode de recherche devient peu à peu le nouveau mode d’organisation en amont de la composition produite [9].
Il y apparaît une opposition entre linéaire et non linéaire qui caractérisait en quelque sorte le passage de l’organisation de la page papier à la fenêtre de l’écran, pourtant les deux modes coexistent sur les deux supports, ce que nous allons voir dans une de ces initiatives, générées par la vie des réseaux, ses conversations, ses trouvailles et ses coups de cœur. Car la visite guidée | l’actu du site en vidéo, 01, doit son existence au rôle de propulseur que François Bon assume sur son site, en occurrence un journal de bord et une revue de blogs hebdomadaire où il se filme lui-même devant son ordinateur [10].
Cette vidéo participe aux conversations du réseau, les met en scène d’une manière différente : l’auteur rend compte de son travail, à travers ses lectures (qui ont donné lieu à des articles) et des visites de blogs, sites, pages de plateformes, ici Facebook (ce qui donne lieu à des commentaires oraux). L’auteur anticipe des critiques qu’on pourrait faire (trop long, trop statique, pas assez de lumière par ci, trop par là, etc.), annonce des améliorations, lesquelles, on ne le saura pas ni les raisons pour lesquelles le projet est mis en veille (ou abandonné). Il y a certainement autre chose à critiquer, mais ce n’est pas le propos pour le moment. Il s’agit plutôt de s’interroger sur le statut d’une telle page : preuve visible d’une expérimentation, improvisation archivée, projet classé ? D’un autre côté, organisation spatio-temporelle du propos, linéarité ou discontinuité, pour interroger la distinction entre livre et web, qui réunit ici trois médias à la fois.
Le site-œuvre se veut atelier en temps réel, ne sert pas uniquement de lieu d’expérimentation, mais aussi d’archive de ces mêmes expérimentations : il accueille tout – depuis les pages historiques aux pistes à développer, les culs-de-sac, les tours en spirales, les vestiges. Il avance autant qu’il garde et stocke les traces antérieures.
Après le livre cite dans un autre contexte des « formes [qui] périclitent, s’évanouissent. », un phénomène qui touche également toute structure ouverte à l’expérimentation. Cependant, le site est en même temps une sorte de garde-fou pour défier le côté éphémère de l’expérimentation, en gardant sa trace, en la gardant (comme tout le reste d’ailleurs) en plusieurs versions et strates, sur le serveur, accessible ou non au public, en sauvegarde locale et/ou dans le nuage, puis dans les archives du web, le cimetière des tombeaux du web, jusqu’à ce que l’auteur ou un incident, une obsolescence en décide autrement.
Quel est le statut de cette visite guidée à l’intérieur du site ? Est-ce un pense-bête (du genre « à ne pas recommencer »), une preuve (« on l’a fait, essayé »), des vestiges oubliés dans les méandres du site (« on va de l’avant, et on ne revient pas ») ? Ou est-ce que ce sont des questions inutiles, secondaires (v. maintenance d’un site en général, décision de garder, de supprimer, etc.) ? Après le livre consacre tout un chapitre sur tout ce qui se perd dans l’entropie du net.
Doc. 1 ‒ « visite guidée | l’actu du site en vidéo, 01 », 25 /08/2013 – vidéo retirée du site Tiers Livre, web et littérature.
L’extrait que j’ai gardé concerne un projet collectif de Daniel Bourrion [11] et représente une petite surprise dans la revue des blogs amis, si le visiteur ne s’est pas laissé décourager par l’illisibilité du document et est allé au-delà la minute affichée dans chaque pied de page : l’ombre de la main qui essaie de saisir le mouvement de l’écran, de canaliser les paroles du commentateur, et qui par magie change de page après avoir sélectionné sauvagement des passages – c’est évidemment le clic sur le trackpad, le curseur qui s’est transformé en petite main pour doubler la main gesticulant devant l’écran. Je n’aurais pas vu de rapport avec une phrase de Bernard Noël, si je n’avais pas relu son Espace du poème, qui venait juste d’être réédité :
La main, en révolte contre la bouche, développe directement l’élan verbal : elle retrousse la ligne, la redresse et met debout le corps du poème [12].
Dans cette situation d’inachevé, le site à travers cette page se soumet à la temporalité du mouvement, pas seulement parce que la visite guidée contient des images et une parole qui défilent, mais aussi dans son abandon ultérieur.
La visite guidée noue aussi des liens à la conversation permanente sur twitter, qui si elle a beau être écrite, défile comme une conversation orale avec ses continuités et ses ruptures. Le caractère d’archive permet autant le retour que l’oubli, ou le hasard de la (re)trouvaille, ce qu’on appelle par ailleurs la sérendipité, où l’on trouve ce qu’on n’a pas cherché. Est ouvert par là un espace énorme dans lequel nous avons tendance à nous perdre sans être conscients des fils qui nous conduisent d’un lien à l’autre, des moteurs qui nous pistent pour nous soumettre d’autres liens dans l’espoir de nous guider vers les espaces ciblés par les programmateurs.
Notes
[1] Bernard. Noël, L’Espace du poème, POL, 1998, p. 69-72. Et aussi : « L’espace que je cherche à rendre sensible est le contraire [des formes fixes] : il appelle la construction au lieu de n’avoir d’existence qu’à partir d’elle – il l’appelle puis s’y abolit. […]. Les formes fixes – et tel est leur aspect le plus notable – s’imposaient à l’œuvre de l’extérieur, tout comme la religion imposait de l’extérieur ses règles à l’intériorité ; bien au contraire, les formes spatiales dont j’évoque l’effet sont internes : elles structurent par orientation, par aimantation et non par contrainte » (p. 160-161).
[2] A. Maïsetti, « Sites et espaces littéraires », repris dans Sites et écritures, publie.net, 2011 : « […] le site n’est plus localisé dans l’espace de tel ou tel carnet, ni livré à l’auteur seul – il est à la fois dé-matérialisé dans l’espace du web, et re-configuré sur chaque écran : c’est parce que cet espace n’est de nulle part, qu’il peut se porter partout. Aujourd’hui, avec la multiplication des supports (smartphones, tablettes, ordinateurs de toutes tailles), beaucoup de ces sites intègrent des moyens pour moduler cet espace en fonction des supports : embarquer telle ou telle police selon les appareils, changer les dispositions, etc. L’espace n’existe plus nativement, ou d’origine. Il n’est pas l’origine en amont du texte, mais sa configuration progressive selon ses supports. »
[3] François Bon, « Digression | ce que serait le site d’une seule histoire », en ligne ici. Consulté le 5 juin 2015.
[4] François Bon, entretien Th. Hesse, 2003, p. 4.
[5] Maurice Blanchot, L’ espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955/2009, p. 300.
[6] François Bon, Après le livre, Paris, Seuil, 2011, p. 10. Ou encore, comme l’écrivent R. Audet et S. Brousseau : « œuvre -archive profondément mosaïquée » (2011, p. 12).
[7] Anne Herschberg-Pierrot, Le style en mouvement: littérature et art, Paris, Belin, 2005.
[8] Roland Barthes, La préparation du roman. I et II, Notes de cours et de séminaires au Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980, Paris, Seuil / IMEC, 2003, p. 246-253.
[9] François Bon, « Coupures, transitions, ouvertures (notes pour Shenzhen, màj 06) », en ligne ici. Consulté le 4 juin 2015.
[10] Il arrive que ces tentatives restent assez longtemps disponibles, puis disparaissent du jour au lendemain parce que pour une raison ou une autre l’auteur s’est rappelé de son existence. L’article 3635 ne répond plus. Consulté le 7 juin 2015. Mais dans une intuition que cet article a été condamné à disparaître, j’ai récupéré la vidéo en question.
[11] Daniel Bourrion, Jean-Christophe Diedrich et Olivier Toussaint, « La croisée des routes », en ligne ici. Consulté le 7 juin 2015.
[12] Bernard Noël, L’espace du poème : entretiens avec Dominique Sampiero, Paris, P.O.L, 1998, repris dans La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L 2013, p. 726.