François Billetdoux (1927-1991), l’auteur de Tchin-Tchin (1959), de Va donc chez Törpe (1961), du « western métaphysique » Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu ! (1964), est aujourd’hui peu joué. Surtout connu comme auteur de théâtre, il a cependant commencé sa carrière en 1946 comme auteur et producteur de radio, et à l’occasion réalisateur ; une étape formatrice dont il a souvent souligné ensuite l’importance et l’influence sur son écriture théâtrale. Billetdoux écrit sa première (courte) pièce pour la scène en 1955, dans la foulée de deux pièces policières pour la radio l’année précédente. Il a 32 ans en 1959 quand il connaît son premier grand succès de théâtre, Tchin-Tchin. Une belle décennie s’ouvre alors pour lui, qui fait de la scène, malgré quelques demi-succès et sans exclure les autres médias (livre, radio, télévision), son principal terrain de jeu. En 1967, l’éreintement de Silence ! l’arbre remue encore… par la critique parisienne l’irrite profondément et le blesse à la fois. Il y répond en renchérissant dans l’expérimentation de formes nouvelles, avec 7 + Quoi ? (1968, théâtre), Ai-je dit que je suis bossu ? (1971, radio), Les Veuves, « tapisserie lyrique » (1972) ou La Nostalgie camarade, « partition théâtrale » (1974). S’ensuivent dix ans de silence. Réveille-toi, Philadelphie ! en 1988, succès exceptionnel, récompensé par le Molière du meilleur auteur, et Appel de personne à personne, œuvre en sept versions (audio, vidéo, diaporama, ballet…) accompagnent la mise en route en 1986 du Catalogue d’un dramaturge, projet d’édition des œuvres de Billetdoux en 21 volumes aux éditions Actes Sud – Papiers, interrompu quelques années après la mort de l’auteur, qui en était le principal moteur.
Le dossier publié aujourd’hui vise à faire redécouvrir quelques facettes d’une œuvre théâtrale et radiophonique aussi abondante et diversiforme que méconnue, qui inscrit très nettement son auteur en précurseur, à sa manière, du « théâtre des voix » caractéristique des écritures contemporaines (Vinaver, Novarina…) auquel Sandrine Le Pors a consacré une étude en 2011 [1]. Une inflexion décisive de ce point de vue, dans l’itinéraire artistique de Billetdoux, est son émancipation vers 1968 du théâtre dans la « grande lignée », pour une exploration multimédiale (cinéma, télévision, radio, théâtre… [2]) des « situations élémentaires » qui nourrissent le théâtre et de « l’instinct de théâtralité » présent en chacun de nous :
Je suis de ceux qui ont appris le théâtre en allant au théâtre et le goût du « rideau rouge » peut évidemment avoir une influence. Mais à cette époque, il y avait Ionesco, qui prônait l’antithéâtre, ou Beckett, et quelques autres, et moi qui venais juste « après », et pour moi dans la grande lignée qui va des Grecs et passe par Shakespeare, Ionesco et Beckett sont une fin. […] J’éprouvais la nécessité de faire quelque chose d’autre mais au début je suis entré dans le théâtre en me servant des diverses formes existantes aussi bien avec ma première pièce Le Comportement des époux Bredburry qu’avec Va donc chez Törpe. Ce n’est qu’avec Tchin-Tchin que j’ai commencé à m’en libérer [3].
J’ai donc essayé de retrouver le théâtre avant « le théâtre », de retrouver les notions élémentaires en considérant que dès l’instant où l’on s’est figé dans des formes on est nécessairement entré dans une certaine faiblesse du théâtre de type occidental dont il fallait se méfier. […] L’élémentaire existe toujours et nous sommes dans une époque où l’élémentaire en ce qui concerne le théâtre doit être profondément reconsidéré ne serait-ce que parce que nous avons à notre disposition, mais aussi nous environnant, de nouveaux moyens d’expression et que la notion d’expression dramatique peut aujourd’hui s’épanouir au cinéma, à la télévision, à la radio comme au théâtre [4].
Or dans cette direction qui le conduit, à la manière d’un Cocteau ou d’un Tardieu, à « s’interroger artisanalement » sur le monde en se méfiant des « disciplines fixes », des « systèmes », des « idées arrêtées » (lettre à Simone Benmussa, 1964), une conviction s’affirme toujours plus, paradoxale sans doute dans le contexte d’une société dite de l’image, mais profonde aussi sans doute : l’homme est un instrument de musique, sa tête un « nid d’oiseaux », ses oreilles sont plus importantes que ses yeux…
Étrangement, les sociétés de type industriel se développent par multiplication des images visuelles, nous faisant oublier que nous avons commencé par entendre avant de voir. Dans le ventre de notre mère, nous avons vécu dans un univers sonore, nourris aussi par cette voix de femme que nous entendions comme de l’intérieur d’un instrument de musique, comme dans la caisse de résonance. On peut rêver à partir de là aux origines du monde.
Je le sais maintenant : j’ai eu besoin du théâtre /non pour dépasser les limites comme Antonin Artaud le rêvait cruellement, mais pour découvrir la taille de l’homme, / pour apprendre à vivre, par ouverture, dans une civilisation scientifiquement occupée à pulvériser tout mouvement qu’on doit qualifier de naturel. Je suis né, nous sommes nés « instruments de musique » […]
Ces deux citations viennent de la très belle et ambitieuse série Océan du théâtre diffusée en 1972 sur France-Culture dans Les Chemins de la connaissance, conçue par Billetdoux comme « d’une part un récit auto-analytique d’une expérience vécue dans l’ordre théâtral et d’autre part un documentaire complexe sur différentes utilisations para-théâtrales du jeu dramatique, notamment sur les plans : thérapeutique, liturgique et anthropologique [5] ». Elles éclairent le sens des « exercices » et « études » de ses vingt dernières années, tout en invitant à relire et à mettre en perspective ses débuts à la radio, monde de voix s’il en est, et son théâtre « première manière ».
Les articles réunis dans ce dossier y concourent, en envisageant sous cet angle et quelques autres l’écriture et les réalisations de Billetdoux à toutes ses époques.
Document 1
Dernier état du projet de Catalogue d’un dramaturge en 21 volumes (merci à Claire David, directrice éditoriale chez Actes Sud ‒ Papiers). Nous donnons entre crochets, à titre indicatif, les œuvres regroupées sous certains titres dans le tout premier plan de ce projet , daté novembre 1984, conservé au Fonds Billetdoux de la BnF. Certaines ont finalement donné lieu à un volume séparé.
Petits drames comiques, en un acte
Le comportements des époux Bredburry
Va donc chez Törpe
Tchin-Tchin
Le timide au Palais d’après Tirso de Molina
Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu !
Il faut passer par les nuages
Personnages, monologues et soliloques (sous le titre Monologues)
Faits divers pour l’oreille (audio-drames) [Les Nuages ; Un soir de demi-brume ; Plaidoyer pour un homme triste ; Bien amicalement ; Nationale 7]
Divertissements un peu tristes, spectacles [Concerto pour tête à tête ; Ne m’attendez pas ce soir ; Les Veuves]
Has been Bird, enquête lyrique
Pitchi Poï, enquête audiovisuelle
Silence ! L’arbre remue encore…
Réveille-toi Philadelphie !
Ai-je dit que je suis bossu ?
Les Veuves
Ne m’attendez pas ce soir
À la nuit la nuit
Appel de personne à personne
La personne qui n’est pas là [film]
Rintru pa trou tar, hin !
Document 2
Catalogue d’un dramaturge : liste chronologique des titres parus et *disponibles.
1986
Tchin-Tchin*
Silence ! L’arbre remue encore…
1987
Petits drames comiques [À la nuit la nuit et Pour Finalie]
1988
Il faut passer par les nuages* [réimprimé en 2015]
Réveille-toi Philadelphie !*
1989
Va donc chez Törpe !*
1991
Le Comportement des époux Bredburry
Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu ! *
1992
Pitchi Poï ou la parole donnée*
Appel de personne à personne*
1994
Ne m’attendez pas ce soir*
1996
Monologues* [Femmes parallèles, Bagage, Gnagna, Machin-tout-court, Pilaf, Ai-je dit que je suis bossu ?] [réimprimé en 2015]
1997
La nostalgie, camarade…
Notes
[1] S. Le Pors, Le théâtre des voix. À l’écoute du personnage et des écritures contemporaines, préface de Jean-Pierre Sarrazac, Rennes, PUR, 2011.
[2] Billetdoux est l’inventeur de la notion d’auteur multimédia reprise par la SCAM (Société civile des auteurs multimedia) dont il est un des membres fondateurs en 1981.
[3] F. Billetdoux, « J’étouffe au théâtre », entretien avec Lucien Attoun, Les Nouvelles littéraires, 6 février 1969.
[4] Ibid.
[5] « Présentation » manuscrite de la série par l’auteur datée 30/11/71, BnF, Fonds Billetdoux, cote 4-COL-178 (573-576).
Auteur
Pierre-Marie Héron est professeur de Littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier et membre de l’Institut universitaire de France. A notamment publié des études sur Genet (Gallimard, 2003), Jouhandeau (PU Limoges, 2009) et Cocteau (PUR, 2010). Spécialiste des relations entre les écrivains et la radio en France au XXe siècle, il a dirigé plusieurs ouvrages sur le sujet. Derniers titres parus : Écrivains au micro. Les entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante (PUR, 2010); Jean Cocteau. Pratiques du média radiophonique (co-dir. avec Serge Linarès, Minard, 2013), Les radios de Philippe Soupault (dir., Komodo 21, 2015).