Une évolution est perceptible au sein de l’œuvre autofictionnelle de Chloé Delaume : celle de l’image du père et de la relation de l’écrivaine à sa lignée paternelle. À cette évolution correspond un changement d’éthos. Dans Le cri du sablier (2001), l’identité de l’écrivaine se construit contre son père et sur la haine de l’homme, auteur d’un double crime. Dans Dans ma maison sous terre (2009), son écriture se développe en relation avec un trouble lié au vide de la filiation symbolique. Enfin dans Là où le sang nous appelle (2013), elle s’engage dans une quête de l’origine et un désir de connaissance à la fois de sa petite enfance libanaise et de la lignée paternelle d’où elle est issue. Son éthos d’écrivaine s’en trouve modifié et son œuvre évolue vers une sortie de l’entre-deux qu’est l’écriture autofictionnelle.
It is possible to detect a change in the autofictionnal work of Chloé Delaume by examining the image of the father and the relationship with her paternal line. This change is in keeping with a change in her writer’s ethos. In the Cri du sablier (2001), her writer’s identity is built in opposition to her father and on the hatred of this man who committed a double murder. In Dans ma maison sous terre (2009), her writing is focused on the trouble of the lack of symbolic filiation. Finaly, in Là où le sang nous appelle (2013), she begins to seek her origin and tries to know more about her Lebanese childhood and her paternal line. Her writer’s ethos changes and her work evolves out of the perspective of autofiction.
Texte intégral
Le Petit Robert, cher à Chloé Delaume, indique que le mot origine a deux sens : d’une part, celui d’ascendance, d’ancêtres, de milieu d’où l’on vient ; d’autre part celui de début, naissance, commencement. Concernant cette écrivaine, les deux sens du mot renvoient à des déclarations complexes et quelquefois contradictoires. La question de l’ascendance – notamment la lignée libanaise du père – a dans un premier temps été considérée comme résolue. Chloé Delaume s’est construite contre son père et à partir de la haine éprouvée à l’égard de l’homme qui un jour de juin 1983 a assassiné son épouse avant de se donner la mort. Même refus – bien que celui-ci se fonde sur un contexte biographique différent – en ce qui concerne les ascendants du côté maternel. Chloé Delaume a dénoncé à maintes reprises le côté inhumain et socialement conformiste à la fois de sa grand-mère s’excusant pour son absence de vernis à ongles le jour de l’enterrement de sa fille et de l’oncle et la tante qui l’ont accueillie quand elle s’est trouvée orpheline. Quant à la question du commencement, de la naissance, on est aussi dans le refus, la rupture du lien avec la naissance réelle : l’écrivaine ayant souvent affirmé que c’était de la littérature qu’elle était née, comme l’atteste le nom qu’elle s’est donné, tiré de livres de Boris Vian et Lewis Carroll.
Si cependant on examine plus attentivement les textes de Chloé Delaume, on s’aperçoit que cette idée évolue et que la lignée paternelle notamment fait partiellement l’objet d’une revalorisation, voire d’une revendication de traits communs. La relation au père n’est pas la même dans Le Cri du Sablier et Dans ma maison sous terre et elle subit un nouvel infléchissement avec Là où le sang nous appelle. Dans ce dernier livre l’auteure revendique une origine non plus tirée de la littérature mais bel et bien du réel avec le récit du voyage effectué dans le village des ancêtres paternels. On peut postuler que Chloé Delaume « boucle la boucle » avec ce livre, sortant ainsi du cycle autofictionnel pour entrer dans une autre forme d’écriture.
Cet article étudiera successivement trois étapes de la relation à l’origine et au père dans son articulation avec l’éthos de l’écrivaine : d’abord la création du je autofictionnel contre le père, ensuite l’ébranlement de cette construction, les doutes lorsque cette création est menacée par les affirmations malveillantes des proches et enfin le voyage au pays du père marquant la sortie de l’autofiction.
La première image du père qui se dessine dans les livres de Chloé Delaume est extrêmement négative : c’est celle du tueur. Dans Le Cri du sablier, ne figure aucun nom pour cette personne. Il est simplement nommé « le père » (de même que son épouse n’est autre que « la mère »), par exemple dans le récit du double meurtre, où la progression à thème constant accentue l’idée de sa responsabilité : « Le père visa l’enfant. Le père se ravisa […] Le père avait perdu la tête […] [1] » Le refus d’utiliser un nom propre pour le désigner peut être considéré comme un rejet, un refus de donner un statut humain à un être dont les actes ont été ceux d’un monstre, exclu par sa violence de l’univers symbolique et de la société.
Ce n’est que dans les dernières pages du livre que l’on trouve les deux syllabes du mot « papa ». La narratrice affirme que celles-ci n’étaient pas utilisées par la petite fille : « L’enfant parla fort tôt. On la jugea bavarde. Le seul mot qui manquait désignait classiquement le statut géniteur [2]. » Le père frappe l’enfant au point qu’elle en vient à associer son nom au bruit et la répétition des coups : « Si l’on doit par à-coups toujours nommer le père c’est qu’il tape rythmiquement [3]. »
Cet homme est donc caractérisé à la fois par le crime qu’il a perpétré et par la violence qui l’habitait bien avant cet acte. Outre celle-ci, c’est son étrangeté, son côté hors normes qui sont mis en avant au sein du récit d’enfance. Le père de Chloé Delaume s’absentait souvent : « Il était capitaine de navires imposants [4] […] », accomplissait des actes inexplicables pour sa fille, revenait avec des billets verts dans la doublure de sa valise et les distribuait à « ses femmes ». Il jouait des tours « pendables », a tué le chat et, selon une anecdote où le gag rejoint l’autofiction, il en fait de même du hamster et l’a donné à manger à des invités dans des « mezzés [5] ». Le père est associé à l’injustice et à l’incompréhension dans le récit où il met la petite fille de huit ans sous un jet d’eau froide sans lui en expliquer la raison [6].
L’enfant souhaite la mort du père : « Dieu vous qui êtes si bon et si juste exaucez ma prière par pitié tuez mon père et je promets d’être sage […] » et « […] le père étant capitaine un bon typhon et hop l’affaire serait réglée [7] ». Le père est associé au dégoût, au refus. C’est ainsi que la narratrice explique sa difficulté à assimiler les mathématiques, la mère ayant dit un jour que les chiffres utilisés sont des chiffres « arabes » : « L’enfant comprit alors. Les chiffres appartenaient à la langue du père [8]. »
La création de Chloé Delaume se fonde sur un désir d’extraction, selon un terme qui lui est cher [9] et qu’elle utilise dans Le Cri du sablier [10]. Il s’agit d’arracher la part de folie destructive en elle, la part qui la lie au père, afin de vivre et de créer de façon autonome. Plus loin, il est question de « s’amputer du père » ou de « se délier du père [11] ». Tel est le projet de l’auteur à sa naissance comme écrivaine.
Très discrètement apparaît cependant dans Le Cri du sablier une valorisation de la langue du père, l’arabe. La petite fille aurait aimé la parler. Après la mention de la découverte de l’épisode biblique de la Pentecôte et du don de s’exprimer en langues étrangères, la narratrice confie : « quand rentrait le père elle aurait bien aimé lui répondre en arabe [12] ». Cette référence positive à la langue du père, revient à la fin du livre lorsque l’écrivaine indique que son premier mari portait aussi un nom arabe. Elle nuance cet élément valorisant par le fait qu’elle n’a jamais porté ce nom et dit que cela s’est fait involontairement sans qu’elle s’en rendît compte : « Elle n’y avait pris garde et lorsque la grand-mère blêmit qu’avez-vous toutes avec vos noms arabes, ta mère mit des années à s’en débarrasser et toi qu’est-ce que tu fais tu en reprends un autre oh c’était bien la peine [13]. » Si le lien entre ce premier époux et le père est explicite – « L’époux devint l’époux parce qu’il portait en lui le grain à fleur de peau le pistil paternel [14] » – apparaît rapidement une autre ressemblance : l’instabilité affective. Ce n’est donc que très sporadiquement, voire implicitement qu’on trouve dans ce livre des références à la sphère du père échappant à la haine et au refus. À quelques nuances près, le père n’est autre que « la folie en héritage [15] ». Chloé Delaume craint d’être atteinte de folie comme son géniteur : « la mauvaise graine le mauvais grain. Elle a un grain comme son père répétaient à l’envi les hébergeurs [16]. » On est dans une identification négative et c’est pour échapper à ce risque que Chloé Delaume crée son identité d’écrivaine et auteur d’autofiction. Le Je qui apparaît vers la fin du livre semble s’extraire du chaos de la relation au père, puis de la relation à l’époux. « Et puis un jour le Je. Le Je jaillit d’une elle un peu trop épuisée de se radier de soi [17] », lit-on dans la dernière partie du Cri du Sablier. Ce Je se constitue contre le père, de même que le langage articulé et l’écriture qu’elle utilise se constituent contre la répétition dénuée de sens et renvoyant à la violence des deux syllabes de « papa ». C’est donc clairement contre le père et la menace de folie qui lui est associée que se constitue l’ethos de l’écrivaine. Celui-ci va cependant évoluer à la fois sous l’effet d’événements dans le réel et de l’exploration des possibilités de l’écriture autofictionnelle.
Un tournant important apparaît dans Dans ma maison sous terre. On sait que la fiction de ce livre est située dans un cimetière et qu’il s’agit d’un ouvrage où la mort occupe une place centrale. Il y est question de morts réels, connus et inconnus. Le livre se développe comme un texte de haine contre la grand-mère, un ouvrage qui joue avec la fonction performative de l’écriture et le désir de tuer l’aïeule. Mais ce qui est avant tout détruit, c’est une création personnelle de l’auteur : le moi constitué à partir de la haine du père, du désir de l’extraire de soi. Cette construction a été invalidée, démolie par une déclaration de la cousine de Chloé Delaume, une information transmise par sa grand-mère, selon laquelle l’homme Sylvain qui a tué sa mère et s’est lui-même tué n’est pas son père biologique. Si cette information (qui s’est par la suite révélée erronée) s’avère déstabilisante pour la narratrice, c’est parce qu’elle est difficile à intégrer dans sa construction personnelle, dans le mythe fondateur de son moi d’écrivain. Elle dit longuement son trouble et se lance dans des explications complexes sur les changements de prénoms de son père. On lit notamment : « Sylvain n’est pas ton père ce n’est pas une phrase correcte, elle relève de l’inacceptable dans la bouche de la cousine [18] […] » La narratrice née d’une fiction est bouleversée par le vide créé en elle après la révélation de la grand-mère : « Je n’ai plus de père, comprenez-vous. Cela fait vingt-cinq ans que je suis orpheline et me voilà maintenant à moitié fille de rien. Je ne sais plus qui je suis, je ne sais plus d’où je viens ni à qui je ressemble ni contre qui je lutte [19]. »
Chloé Delaume a perdu son cadre de référence. Elle n’est plus rien, alors qu’elle s’était construite personnage de fiction contre (ce qui suppose en référence à) quelqu’un et une histoire. Ce qui est atteint est la constitution même du sujet de l’énonciation. S’adressant au personnage fictif de Théodile qui l’accompagne dans ses pérégrinations à l’intérieur d’un cimetière, la narratrice l’interroge avec angoisse : « J’étais la fille d’un assassin et me voilà moins que ça encore. J’étais la fille d’un suicidé, à présent ce que je suis, dites-moi Théophile, dites, comment ça s’appelle [20]. » La réponse de Théophile ne peut bien sûr que commencer par « Je ne sais pas ». Seul le nouveau « je » qui – selon le principe de l’autofiction – se construira dans l’écriture pourra apporter des éléments de réponse.
Dans ce livre est évoqué plus directement que dans Le Cri du sablier, le refus par la mère de l’identité arabe de son conjoint et donc de son patronyme ainsi que des idées politiques de gauche de celui-ci. Dans Dans ma maison sous terre, est narrée l’adhésion forcée par son époux de la mère au parti socialiste, alors que ses idées politiques personnelles et familiales se situent nettement à droite. Devient plus explicite ici, le fait qu’un trait d’identification positive entre Chloé Delaume et son père passe par les convictions politiques. Elle évoque la personne de son oncle, Georges Ibrahim Abdallah, arrêté et considéré comme criminel et terroriste international. Cet oncle est présenté comme proche du père, voire un double qui aurait canalisé l’énergie meurtrière (que le père a utilisée contre lui-même et sa famille) vers la cause révolutionnaire : « Je me souviens que Tonton Georges, dans la télévision, c’était mon père avec une barbe [21]. » La narratrice prend position dans le conflit ayant opposé ses parents. L’implicite du texte révèle sans ambiguïté son choix pour les idées du père. Cela se fait principalement par l’ironie à l’égard de sa mère, femme profondément conservatrice, défendant l’ordre établi et soucieuse du regard des voisins. Dès lors apparaît une seconde raison, contradictoire avec la première, au trouble de la narratrice à l’égard de la nouvelle de la non paternité de Selim/Sylvain, c’est la perte du lien identificatoire avec les idées politiques d’extrême gauche du clan Abdallah. Il s’agit à la fois d’une perte de contours, mais aussi de celle d’un lignage et d’une communauté d’idées :
Les Abdallah étaient une terre, escarpée et dangereuse, hébergeant tout un peuple ayant le goût du sang. Il m’a fallu du temps, une conscience politique et des renseignements pour saisir les enjeux de cet étrange lignage. Quand la grand-mère m’a transmis la bonne nouvelle, j’en tirais une fierté, de cette famille paternelle, je l’avais intégrée, elle faisait partie de moi. […] Mon père était cinglé mais ses frères activistes, physiquement engagés, c’était toujours ça de pris [22].
Il y a indéniablement une solidarité de l’auteur avec l’arabité paternelle. Elle s’oppose nettement à la famille maternelle qui était raciste. Dans sa haine et désir de mort de la grand-mère, il y a aussi la haine du racisme et du refus de son père à cause de son origine ethnique. C’est indéniablement cette solidarité avec le père pourtant meurtrier qui s’exprime lorsqu’elle écrit : « J’ignore ce que cela peut faire, voyez-vous Théophile, d’être l’époux d’une raciste lorsque l’on est arabe [23]. » Si on va jusqu’au bout de l’implicite, on peut lire une accusation claire contre les préjugés de sa mère et une explication (accusation ?) du climat familial explosif, ayant précédé l’acte criminel. Tout se passe donc dans ce livre comme si la négation du père par la famille maternelle dans la vraie vie entraînait un déplacement du sujet de l’écriture qui ne se définit plus seulement par le rejet de son origine mais partiellement par sa revendication.
La question du nom de famille joue également un rôle. Celle qui s’est par la suite baptisée Chloé Delaume a vu son patronyme de naissance modifié lorsque son père a été naturalisé. Née Nathalie Abdallah, elle est devenue Nathalie Dalain. Un nom de famille n’est pas seulement une poignée de sons ou une manière pratique de désigner quelqu’un, il renvoie à une origine, à une filiation. Lors de ce premier changement de nom a été exercé sur la petite fille une violence symbolique forte, dont elle fait porter la responsabilité, plus sur sa mère que sur son père. Dans La Règle du Je, essai publié un an après Dans ma maison sous terre, on lit : « C’était le patronyme qui, pour ma mère, relevait de l’innommable, c’est ça qui ne facilitait les choses pour personne. Abdallah un supplice [24]. » Elle explique que le patronyme Abdallah ne lui posait pas de problème car comme tout enfant elle l’utilisait peu et surtout parce que c’était le sien, celui avec lequel elle avait commencé à grandir : « Jusqu’à l’âge de sept ans j’avais un nom : Nathalie Abdallah. À en croire mes souvenirs, cela m’était égal [25] ». Le changement de nom par contre a été un problème pour elle parce que le nouveau patronyme Dalain venait de nulle part, ne faisait pas sens. Elle écrit dans La Règle du Je : « Lorsque vinrent mes sept ans et une poignée de mois, Abdallah fut biffé de mon état civil. Selim devint Sylvain et Abdallah Dalain. Dalain ça ne veut rien dire, et quelle que soit la langue [26]. » L’absence d’origine dès lors n’est plus seulement revendiquée mais présentée comme un manque, quelque chose de négatif et de subi. Dès lors le père apparaît comme une victime du changement de nom, conséquence du conformisme social de son épouse.
Dans le livre Les Mal Nommés, Claude Burgelin soutient la thèse selon laquelle un lien existe chez de nombreux écrivains entre un malaise vis-à-vis du nom propre – reçu en général de leur père – et leur entrée en écriture, comme si cette dernière se développait en réponse à ce trouble. Pour ceux que ce chercheur appelle les « mal nommés », c’est la difficulté à accepter leur nom propre qui les amène à développer une écriture palliant cette indétermination. Il écrit : « Notre hypothèse est que ce ressentiment, cette inquiétude parfois, autour de ce nom demeuré question ont été pour certains auteurs (quelques-uns ? plus qu’on ne croit ?) un des ressorts de leur écriture, un des fils qui en soutiennent la trame [27] » et plus loin de façon simple et explicite : « Le rapport au nom est indissociable du rapport à la langue [28]. » Un tel point de vue fait particulièrement sens pour Chloé Delaume, même si dans son cas le rapport au nom est plus complexe encore que pour les écrivains étudiés par Claude Burgelin. En effet, ce n’est pas contre le nom du père qu’elle a créé ce qui pourrait sembler être (mais est selon ses propres termes « bien plus que ») son pseudonyme d’auteur, mais contre le manque, le vide créé par l’effacement du nom du père. Il s’agit bien dans son cas d’un trouble de la nomination et de la filiation qui lui est liée, mais d’un trouble à plusieurs niveaux.
C’est ainsi que, déclenché apparemment par la fausse confidence transmise par la grand-mère, se met en place, chez l’écrivaine, un essai pour répondre au vide symbolique de l’origine et donc une quête d’informations sur la lignée paternelle, quête dont l’un des épisodes est narré dans le livre Où le sang nous appelle, entraînant une nouvelle modification de la constitution du sujet d’énonciation autofictionnelle.
Ce livre publié en 2013 explore une piste d’écriture nouvelle : la rédaction à quatre mains. Selon une alternance chapitre par chapitre, puis par groupes de chapitres, sont donnés à lire des textes de Chloé Delaume et Daniel Schneidermann, dont les deux noms sont indiqués comme auteurs sur la couverture. L’identité de l’énonciateur n’est jamais explicitée mais identifiable par les pronoms personnels, les références, le style. Même si sur le site de l’écrivaine, la mention autofiction figure parmi les désignations génériques du livre, l’ancrage dans le réel y est particulièrement fort. On peut dire aussi qu’il s’agit, notamment dans la seconde partie du livre d’un récit de voyage. Celui-ci se déroule au pays de la famille paternelle de Chloé, une région montagneuse du Liban et peut aussi être considéré comme une quête de l’origine au double sens du terme puisqu’il s’agit pour la narratrice d’aller à la rencontre à la fois de son enfance (puisqu’elle est née au Liban) et de ses ancêtres.
Le livre est de plusieurs façons et à plusieurs niveaux placé sous le signe du père et de la filiation. L’interrogation sur celle-ci n’est plus portée par le désir de contrer une tierce personne puisque la grand-mère ayant affirmé que le père n’était pas le père est revenue sur ses propos (« la vieille s’est rétractée mais en moi le doute subsiste [29] ») mais un désir de compréhension, de vérification d’un lien devenu ambivalent après avoir été source d’angoisse et de haine. « Je suis venue ici avant tout pour comprendre, reconstituer les faits [30] » écrit-elle dans la dernière partie du livre.
Daniel Schneidermann est de toute évidence une figure masculine positive et indéniablement paternelle. Cette idée est suggérée sur le mode de l’ironie dans les premières pages du livre qui narrent la rencontre des deux « partenaires ». Les traits du journaliste mis en avant sont ceux de courage, d’élégance, de solidité. On lit dans le premier chapitre : « Lui, si brillant, intelligent, le type le plus intelligent qu’il m’avait été permis de croiser. Intelligent, droit, courageux. L’incarnation de l’intégrité, toujours debout malgré les coups [31] […] » Les substituts nominaux utilisés pour le désigner – même si une pointe d’ironie y est présente – vont dans le même sens : « super-souris », « chevalier », « vrai monsieur », etc. La différence d’âge est formulée explicitement. On lit même à propos du projet de voyage : « il saura me protéger [32] […] » Daniel Schneidermann apparaît dans ce livre comme un archétype paternel, voire un cliché du père idéal, construction personnelle dont la narratrice n’hésite pas à se moquer sans pour autant la remettre en question : « Il incarnait le père en image d’Épinal, sévère mais animé par une pure bienveillance [33]. » Et pour renforcer cette situation, une première rencontre entre eux avait été annulée mais était déjà sous le signe du père : Daniel Schneidermann venait de faire lire à Chloé Delaume son livre, Les langues paternelles, et celle-ci venait de recevoir la révélation : « Sylvain n’est pas ton père. » C’est donc accompagné par cet homme que Chloé Delaume effectue enfin un voyage qu’elle n’avait pas réussi à accomplir jusque-là, puisqu’en 2003, alors qu’on l’attendait au Liban lors d’un salon du livre, elle avait annulé son voyage et laissé Christine Angot recevoir à sa place les fleurs qui lui étaient destinées [34]. Indéniablement une réconciliation avec l’idée de père parcourt le récit.
Le projet d’aller au pays de ses ancêtres est présenté par Chloé Delaume comme une démarche nouvelle pour elle et non exempte de contradiction pour une personne dont l’identité s’est construite sur la solitude et le refus des liens familiaux. À la seconde page du livre, on lit : « Seule, si totalement seule, sans aucun héritage et dénuée de lignée [35]. » Et un peu plus loin: « Moi qui suis aujourd’hui sans ascendance ni descendance, si parfaitement seule, si parfaitement libre, un chat pour tout foyer, j’ai une famille au-delà de la mer [36]. » Ce voyage constitue bien quelque chose de nouveau, une rupture, mais aussi une démarche fragile qui vient remettre en question la construction personnelle antérieure. Elle écrit : « Je n’avais rien de commun avec ma dite famille, je m’en suis délivrée à ma majorité ; sans attaches et sans lien […] J’étais totalement libre, avec pour seul projet de grandement contrarier le déterminisme social [37] […] » Il s’agit pour elle d’aller en-deçà de ce qu’elle connaît d’elle-même, un en-deçà qu’elle désigne de façon un peu étrange comme un au-delà: « ce voyage mène au-delà de mon histoire » dans une « terre d’outre-monde » et « outre-siècle [38] ». Cet outre ou cet au-delà est ce qui est antérieur au crime paternel mais aussi au mythe personnel sur lequel elle a construit son identité d’écrivaine. « Laisser leurs souvenirs antérieurs à l’horreur envahir crâne et cœur [39] » écrit-elle. La narratrice est à la recherche de souvenirs de sa petite enfance libanaise auprès des différents membres de la famille Abdallah. Avant d’arriver dans la région de Kobayat, elle est déjà en quête de traces sensibles de ses premières années. Elle s’interroge : « À quoi ressemblaient mes tartines, dans quel bol me servait-on le lait. Les mains qui nettoyaient la table, j’en verrai bientôt les taches brunes [40]. » Et écrit : « Mes trente-neuf ans s’approchent de ce petit village où j’ai la première fois écorché mes genoux, articulé un rire, frôlé un papillon [41]. » Elle retrouve d’autres souvenirs de sa petite enfance comme la visite à Paris d’une amie libanaise de ses parents [42], souvenirs antérieurs au crime, mémoire d’une époque où elle n’était pas encore Chloé Delaume, auteur d’autofictions. On peut parler d’émergence d’un sujet autobiographique en-deçà du projet autofictionnel.
Les mots en relation avec l’idée de filiation, hérédité, famille sont abondamment employés dans le livre. Le mot sang, utilisé dans le titre constitue une syllepse, puisque employé dans le double voire triple sens de liquide qui circule dans le corps, de crime (le sang versé) et d’hérédité. Cet usage met en valeur à la fois la référence aux crimes passés sans qu’il soit possible de savoir s’il s’agit du double assassinat familial, de l’engagement révolutionnaire et terroriste de la famille paternelle ou du lien héréditaire. Ce dernier sens du mot sang, le quatrième mentionné dans le petit Robert et défini comme « traditionnellement considéré comme porteur des caractères raciaux et héréditaires » est particulièrement fort et idéologiquement situé. On peut donc y lire de l’autodérision, de la mise à distance d’une démarche non exempte de doutes. Le champ lexical du lien familial et héréditaire est omniprésent dans le livre. On y trouve, employés de façon forte et répétitive – quelquefois au second degré avec une pointe d’ironie – les mots : héritage, lignée, famille, clan, patronyme, tribu, gènes.
Le voyage dans l’espace est aussi un voyage dans le temps puisqu’il y est longuement question des années 80. La seconde partie du livre plonge le lecteur à la fois dans la mémoire personnelle des deux co-auteurs et dans la mémoire collective autour des attentats liés aux mouvements révolutionnaires du Moyen-Orient et au terrorisme européen. Les deux narrateurs évoquent successivement la façon dont chacun a perçu ces actes de violence et reviennent sur les circonstances de leur vie personnelle. Chloé Delaume décrit son adolescence chez son oncle et sa tante, dans une famille surdéterminée par le racisme et le conformisme social. Il est ensuite question de groupes anarchistes et situationnistes au début du XXIe siècle et il est difficile de ne pas faire le lien entre l’engagement révolutionnaire de la famille paternelle et la fréquentation par Chloé Delaume de tels groupes autour de 2000.
Le Liban évoqué dans la quatrième partie du livre n’a rien d’un pays rêvé. Il s’agit d’un monde bien réel, décrit même avec un certain réalisme. On y lit des détails sur les maisons, la température, les voitures, l’habillement, les ruines, les pannes d’électricité, la présence d’armes etc. Ainsi cette description de Tripoli : « Une enseigne Pizza Hut jouxte celle de Beretta. Dans les vitrines, des vêtements fabriqués en Chine, couleurs criardes. De la nourriture. Des grenades. De la hi-fi d’occasion [43] […] » Le style, par le recours aux phrases nominales, est celui d’un journal de voyage et comme tel fortement ancré dans le réel. La laideur et la pauvreté sont soigneusement mentionnées par la narratrice, tout comme ce qui relève de la politique et du social.
Les co-auteurs essaient de comprendre et de démêler les fils des différents engagements communistes, terroristes, pro-palestiniens etc., de ceux qu’ils nomment « le clan Abdallah ». De nombreuses pages du livre sont consacrées à l’oncle de la narratrice, Georges Ibrahim Abdallah emprisonné depuis 1984. Chloé Delaume raconte ses lettres, ses hésitations à aller le voir à la prison de Lannemezan où il est détenu. La ressemblance avec le père est rappelée. Une formule à double sens figure deux fois dans le même chapitre et unit les deux hommes, c’est « Dans sa famille, on tue les gens [44] », en référence à la fois aux actes terroristes et au double crime perpétré par le père de Chloé Delaume. La narratrice n’hésite pas à avouer sa tendresse à l’égard de son oncle lors de son enfance. Ce qu’elle ou Daniel Schneidermann écrit à ce propos est on ne peut plus explicite :
Le seul adulte mâle avec qui elle se soit sentie heureuse et en confiance, c’est Tonton Georges. Elle a beau tenter d’intellectualiser le rapport, d’invoquer le politique, marxisme, terrorisme, lutte armée et tout ce qui lui vient, la vérité, c’est que Tonton Georges, elle l’aime bien [45].
La nouvelle version qu’elle donne du crime paternel est nettement accusatrice à l’égard de la mère. Celle-ci aurait eu un amant et aurait vidé le compte en banque du couple pour refaire sa vie avec lui, provoquant ainsi la violence de son époux. Un chapitre entier du livre est rédigé à la seconde personne et le père criminel en est le destinataire. La narratrice s’adresse à lui face au tombeau de la famille et dit adhérer à cette nouvelle version des circonstances du crime, version confirmée par une confidence d’une amie de sa mère et par un ami libanais de ses parents, qui modifie les responsabilités, faisant apparaître le double crime comme un acte passionnel et celui qui l’a perpétré comme une victime. Certaines phrases résonnent comme proches du pardon ou en tout cas de la compréhension : « Tu étais furieux, mais blessé, perdu, avec la sensation d’avoir été trahi par-delà le divorce lancé contre ton gré [46] » et plus loin : « Même si tu étais un monstre, un vrai monstre, le compte commun était vide. […] je te l’avoue, je peux comprendre [47]. »
Tous les éléments d’analyse précédents montrent que Où le sang nous appelle est en rupture avec les livres précédents. On a d’abord une irruption du réel, sous sa forme géographique, politique, humaine, hors de toute création fictionnelle. On a également une revalorisation de la sphère masculine et paternelle à travers les pages consacrées aux différents membres du clan Abdallah mais aussi la place accordée à Daniel Schneidermann, à travers l’écriture à quatre mains, impliquant de la confiance et une acceptation de l’altérité. Ce livre opère aussi indéniablement une réévaluation des responsabilités dans le double crime, fondée sur une image du père qui reste un monstre mais n’est plus un monolithe. Enfin le sujet de l’énonciation est clairement autobiographique à la fois lors de l’évocation de la petite enfance mais aussi comme sujet de la quête de sens quant au passé et à l’origine.
On peut penser que l’écriture de Où le sang nous appelle défait le nœud du réel et de l’imaginaire, laissant apparaître un éthos d’auteur qui est celui d’une quête dans le réel et plus une construction fantasmée. De ce changement la narratrice est consciente. C’est ainsi que les derniers mots du chapitre adressé au père dans ce livre sont : « j’ai déjà ma BO du retour, et tu sais quoi, papa ? Je passerai à autre chose [48] » et vers la fin du même livre, lorsque la narratrice reformule le motif de ce voyage, on lit : « Provoquer quelque chose pour m’écrire autrement [49]. »
Le livre publié à l’automne 2016, Les Sorcières de la République, se fonde effectivement sur un choix explicite pour la fiction contre l’écriture du réel. Même si les thèmes, les anecdotes, l’usage de la mythologie sont en continuité avec les livres antérieurs, on est dans un autre éthos d’écrivain, qui n’est plus l’entre-deux – l’espace entre fiction et autobiographie – où se déploie l’autofiction mais un choix clair pour le premier de ces deux pôles. Tout naturellement, la mention autofiction, présente à côté du mot roman dans la présentation que fait l’auteur de ses livres sur son site a disparu.
Notes
[1] Chloé, Delaume, Le Cri du sablier, Paris, Farrago-Léo Scheer, 2001, cité d’après l’édition en collection « Folio », p. 19.
[2] Id., p. 20.
[3] Id., p. 21.
[4] Id., p. 22.
[5] Id., p. 23.
[6] Id., p. 37.
[7] Id., p. 36.
[8] Id., p. 31.
[9] C’est le nom de la collection qu’elle dirige chez l’éditeur Joca Seria.
[10] Le Cri du sablier, op. cit., p. 87.
[11] Id., p. 89.
[12] Id., p. 56.
[13] Id., p. 71.
[14] Id., p. 101.
[15] Id., p. 72.
[16] Id., p. 85.
[17] Id., p. 107.
[18] Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, Paris, Seuil, 2009, p. 49.
[19] Id., p. 71.
[20] Id., p. 49.
[21] Id., p. 100.
[22] Id., p. 101.
[23] Id., p. 58.
[24] Chloé Delaume, La Règle du Je, Paris, PUF, 2010, p. 10.
[25] Ibid.
[26] Id., p. 11.
[27] Claude Burgelin, Les Mal Nommés, Paris, Seuil, 2012, p. 25.
[28] Ibid.
[29] Chloé Delaume & Daniel Schneidermann, Où le sang nous appelle, Paris, Seuil, 2013, p. 88.
[30] Id., p. 286.
[31] Id., p. 12.
[32] Id., p. 88.
[33] Id., p. 15.
[34] L’épisode est narré dans Où le sang nous appelle, op. cit., p. 272.
[35] Id., p. 10.
[36] Id., p. 52.
[37] Id., p. 197.
[38] Id., p. 88.
[39] Id., p. 290.
[40] Id., p. 275.
[41] Id., p. 276.
[42] Id., p. 190.
[43] Id., p. 295.
[44] Id., p. 124 et p. 131.
[45] Id., p. 357.
[46] Id., p. 343.
[47] Id., p. 344.
[48] Id., p. 349.
[49] Id., p. 309.
Auteur
Annie Pibarot est maître de conférences honoraire de l’Université de Montpellier. Membre de l’équipe RIRRA21, elle a publié deux livres et des contributions à des revues et ouvrages collectifs autour des questions de l’autobiographie, l’autofiction et la littérature de l’extrême contemporain.
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