Blaise Cendrars en correspondances

Blaise Cendrars et Le Corbusier : villes et voyages utiles

Daniela Ortiz Dos Santos
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Texte intégral

Rationalisme, fonctionnalisme, formalisme. La musicalité de cet accord parfait se rappelle souvent à nous comme l’une des symphonies majeures du langage architectural du vingtième siècle. Étiqueté comme l’un des chefs d’orchestre de la nouvelle esthétique industrielle apparue dans l’entre-deux-guerres, l’architecte de La Chaux-de-Fonds, Le Corbusier, fut inévitablement associé à ces notions comme à de nombreux autres « ismes ». Après-guerre, la critique de Le Corbusier contesta la formule de cette triade. Elle ne fit cependant que perpétuer une attention trop soutenue à ces notions, au détriment d’autres. De plus elle éclipsa le tissu complexe des associations verbales, des relations et de la circulation d’idées − entendons, au-delà du monde de l’architecture − dans lequel Le Corbusier était immergé.

Nous nous proposons de suivre une autre route et de mettre au jour des nuances qui ont profondément affecté le vocabulaire comme la vision du monde de Le Corbusier [1]. Parmi les idées mentionnées ci-dessus, la notion de fonction apparut au cœur des débats que suscita Le Corbusier dans les années 1920 [2].

Le point de départ de cet article réside dans le terme de fonction. Plutôt que de redéfinir Le Corbusier comme un simple fonctionnaliste, les pages qui suivent vont évoquer ses échanges avec le poète Blaise Cendrars, qui présentent l’intérêt d’exposer les méandres et le caractère confus, parfois, de la signification attribuée à ce terme. Ces correspondances mettent en lumière un autre ensemble lexical, autour du mot utilité, et le relient à une expérience incarnée du Nouveau Monde. Le ton et la cible des écrits de Le Corbusier subissent une mutation spectaculaire à la fin des années 1920 [3]. Ses rencontres avec l’Amérique des tropiques, non seulement par ses déplacements physiques mais aussi, et essentiellement, intellectuels, s’avèrent ici déterminantes pour cette métamorphose [4]. Mais comment un voyage peut-il avoir affecté le vocabulaire de l’architecte ? Un petit détour par une définition de notre approche du voyage s’impose.

1. Voyages immobiles

 Les voyages de Le Corbusier ont souvent fait l’objet d’études de la part des historiens qui ont examiné les effets de ses déplacements physiques sur sa pratique architecturale [5]. Il y a cependant un type de voyage en particulier qui a rarement attiré l’attention et sur lequel Le Corbusier lui-même reste muet. Au cours de sa vie Le Corbusier écrivit presque cinquante ouvrages et publia plus de deux cents articles, tout en exécutant soixante-dix-neuf [6] projets architecturaux. Il convient donc de prendre en considération le fait que l’activité littéraire faisait partie de la vie quotidienne de Le Corbusier et que cela ne devait pas être sans conséquence sur ses autres pratiques [7]. La bibliothèque considérable que Le Corbusier constitua reste sans doute le témoignage le plus évident du temps qu’il vouait à la lecture chez lui ou à l’étranger [8]. Nous pouvons donc suggérer que Le Corbusier voyageait aussi à travers les livres et les textes, « voyages immobiles [9] » qui défient l’idée d’un simple déplacement géographique. Au contraire, la notion de voyage peut être comprise comme un déplacement de la pensée et une manière autre de voir le monde.

Il semble donc approprié et justifié, si l’on considère que la myriade de livres que possédait Le Corbusier lui était importante et familière, d’analyser la bibliothèque privée de l’architecte afin d’examiner son discours. Cependant, hormis l’évaluation de l’influence de ces ouvrages sur l’architecture de Le Corbusier, que peuvent encore nous révéler ces documents sur sa pratique de lecteur, et que suggèrent-ils concernant les voyages de Le Corbusier et sa propre production en tant qu’écrivain ? Je n’ai pas l’intention de produire une interprétation linéaire, pas plus que causale, des textes que Le Corbusier peut avoir lus dans les années 1920. Il serait hors de propos d’extraire des fragments de ses livres et d’insister sur une illusoire influence sur ses œuvres personnelles. Je tenterai plutôt d’attirer l’attention sur la manière dont cette pratique continue de la lecture peut avoir affecté les autres activités de Le Corbusier, touriste, écrivain, architecte, avant et pendant son premier voyage sur le continent américain en 1929, au Brésil en particulier.

À cet égard, aucune autre figure ne fut plus cruciale en ce qui concerne le contact de Le Corbusier avec l’Amérique tropicale que celle de Blaise Cendrars. Le poète fournit à Le Corbusier l’occasion d’une double rencontre. Il fut l’acteur principal qui encouragea Le Corbusier à entreprendre un voyage outre-mer en lui présentant des figures de premier plan, brésiliennes entre autres. De plus, les propres textes de Cendrars, ses impressions et son affinité avec le Brésil, eurent un impact conséquent sur les perceptions et les attentes de Le Corbusier en ce qui concerne le voyage.

Le présent article invite à découvrir ces échanges peu communs entre Le Corbusier et Cendrars et met l’accent sur une constellation d’affinités intellectuelles qui jettent un pont entre plusieurs dimensions : esthétique, philosophique, politique et aussi historique. Nous avançons ici que cette vision partagée du monde est essentielle pour saisir leurs affinités et leur respect mutuel et même l’adoption des idées et du vocabulaire de l’un par l’autre. La notion de déplacement est donc cruciale parce qu’elle indique une exploration des rencontres physiques et intellectuelles, entre nos deux Chaux-de-Fonniers. De plus, elle rend compte d’une pluralité de mouvements transatlantiques qui traversent cartes, paysages, villes et gens. Il ne s’agit pas de prouver si, oui ou non, l’un lisait les livres de l’autre. Le défi consiste plutôt à extraire des textes − lettres, notes et livres – les éléments qui furent effectivement d’un intérêt particulier pour eux durant la période 1922-1929, et à situer les domaines qui purent contribuer à forger le jugement de Le Corbusier sur le Brésil et sa thèse sur la notion de fonction.

2. De La Chaux-de-Fonds à Paris : carrefours intellectuels

Tout a commencé à La Chaux-de-Fonds, ville du Jura dont la population a presque triplé en cinq décennies au dix-neuvième siècle [10] grâce, pour l’essentiel, au nouveau planning urbain et à la croissance économique due à la manufacture horlogère. Nés à l’automne 1887, au beau milieu de cette époque de plein essor industriel, Frédéric-Louis Sauser et Charles-Édouard Jeanneret-Gris vécurent pendant leur enfance à moins de deux cent cinquante mètres l’un de l’autre dans cette ville du canton de Neuchâtel. À l’instar de maints jeunes citadins de l’époque, Sauser et Jeanneret, tous deux stimulés par l’activité locale dominante, entamèrent leur vie d’adulte en s’essayant dans ces domaines liés à la production horlogère [11]. Après avoir étudié à l’École municipale des Arts appliqués avec Charles L’Éplattenier, éducateur en vue qui assura la transformation des méthodes pédagogiques et artistiques de l’École, le jeune Le Corbusier entreprit en 1907, un voyage d’étude, non pas à Rome, comme le voulait la tradition, mais en Toscane. Quatre ans plus tard, il traversait l’Europe centrale, les Balkans et la Turquie, pour aboutir dans les régions italiennes de la mer Tyrrhénienne, un voyage, selon ses propres mots, « vers l’est » que de nombreux chercheurs qualifient d’apogée des années de formation de Le Corbusier [12]. Pendant ce temps, le jeune Cendrars portait le regard vers des horizons plus lointains. Entre 1904 et 1912 il devait rencontrer différentes cultures ; ses voyages le firent s’aventurer dans diverses régions d’Italie, d’Allemagne, de Russie et des États-Unis [13].

La première rencontre effective entre Frédéric-Louis Sauser et Jeanneret devait se produire à des kilomètres des terres helvétiques et de l’industrie horlogère. Elle advint à Paris au début des années 1920, au centre des débats intellectuels français et des événements artistiques. Ce fut lors de l’un de ces événements, plus précisément au salon d’automne 1922 − comme Le Corbusier l’indiqua lui-même dans une lettre datée de 1960 − que les deux personnages se rencontrèrent par hasard, alors qu’à cette époque ils avaient déjà adopté leurs nouveaux patronymes, Blaise Cendrars et Le Corbusier [14] :

Cher Cendrars, toute mon amitié ! Souviens-toi : 1922 salon d’Automne devant un vaste diorama d’urbanisme, un type s’est dressé devant moi. « Bravo, magnifique ! Je suis Blaise Cendrars ! » Ce fut le premier encouragement que je reçus… Le Corbusier, 14 novembre 1960 [15].

À la fin des années 1910, Cendrars s’était déjà rapproché de plusieurs artistes, collaborant par exemple pour J’ai tué (1918) et La Fin du monde, filmée par l’ange Notre-Dame (1919) avec Fernand Léger, peintre avec lequel Le Corbusier établit aussi une solide amitié pour plus de quatre décennies [16]. En fait, dès 1922, Cendrars était connu sur la scène artistique parisienne, alors que Le Corbusier commençait tout juste sa vie publique dans la capitale.

Toutefois ce fut une année stimulante et décisive pour le développement de la carrière de Le Corbusier en tant qu’architecte et écrivain. Ce fut en 1922, en effet, qu’il commença à collaborer avec son cousin Pierre Jeanneret. Ce fut aussi à ce moment que Le Corbusier donna sa première conférence publique, qui se tint en Sorbonne. Et ce fut l’époque où il conçut la maison-atelier dessinée pour le peintre Amédée Ozenfant, avec qui il construisit une étroite collaboration. Tous deux cofondèrent le mouvement puriste et coéditèrent la revue L’Esprit nouveau qui faisait la publicité de toutes sortes d’activités industrielles, de la société des montres Oméga aux industries automobiles Peugeot et Voisin. Le Corbusier développa aussi les études de la maison Citrohan et exposa le projet de la Ville contemporaine de trois millions d’habitants au salon d’automne. Ce fut encore la période où Le Corbusier, businessman audacieux, dut affronter de graves problèmes financiers. Son projet visionnaire de gagner de l’argent dans la production industrielle de briques devait vite trouver sa limite [17]. Comme Cendrars, Le Corbusier choisit Paris comme champ de bataille principal, d’autant que la capitale française était la ville où, notait Le Corbusier, « on se bat pour être le premier [18]. »

La revue L’Esprit Nouveau, fondée avec Amédée Ozenfant et Paul Dermée, devait être une plate-forme importante pour la promotion du discours de Le Corbusier et la diffusion de plusieurs de ses pratiques qui recommandaient une attitude « moderne » dans les arts, la littérature et l’architecture. D’une manière typique, le premier volume débutait par des termes emphatiques en faveur d’une « esthétique mécanique » expérimentale (L’Esthétique mécanique) qui s’adressaient clairement à la fois au monde industriel et au monde artistique [19]. Non seulement Le Corbusier présentait ses positions, quitte à les publier ultérieurement sous forme de livres, mais il diffusait également les idées de ses pairs ou des entrepreneurs [20] qui s’efforçaient de partager leurs visions de la modernité. Dans les trois premières parutions de 1920, L’Esprit nouveau avait déjà publié des œuvres en nombre : Calligrammes d’Apollinaire, La Nouvelle Poésie allemande et L’Esthétique du cinéma d’Yvan Goll, des fragments de Ornament & Verbrechen d’Adolf Loos, La Danse futuriste de Marinetti, et un choix de peintures de Cézanne, pour n’en citer que quelques-unes [21]. Des textes de Cendrars n’allaient pas tarder à figurer dans le magazine. En avril 1921, le premier chapitre de L’Eubage était présenté, avec des publicités pour ce roman en cours. Bien que des réclames offrant des éditions à tirage limité de L’Eubage – « tirage de luxe » des éditions de L’Esprit nouveau – soient apparues dans plusieurs numéros de cette revue en 1921 et 1922, ce roman ne fut publié qu’en 1926 par les éditions Au Sans Pareil [22]. Les premières lettres entre Le Corbusier et Cendrars du début des années 1920 consistaient pour l’essentiel en formalités, en offres polies d’aide mutuelle. Dès le milieu des années 1920 toutefois, le ton et le thème de leur discours avaient changé de manière significative.

Outre l’échange de contacts, de clients potentiels et éditeurs des maisons influentes [23], ces lettres manifestent le partage d’une série de rencontres, intellectuelles aussi bien que sensorielles, avec des paysages, des topographies, des villes et des architectures [24]. Un exemple concret en est le récit que fait Cendrars de son expérience à la suite de sa visite au projet de la cité Frugès à Pessac, projet pionnier d’habitat collectif dans la banlieue de Bordeaux, conçu par Le Corbusier et financé par l’entrepreneur industriel Henry Frugès. En dépit du fiasco financier, Pessac fut un authentique laboratoire pour l’utilisation du béton armé ; et les idées avancées par Le Corbusier et Pierre Jeanneret pour améliorer la construction du logement social en France, en termes de qualité et de technique, étaient totalement soutenues par Henry Frugès :

J’ai visité, le mois dernier, le CHANTIER de Pessac. Ce qui m’a surtout ravi, c’est que l’ensemble est gai et non pas tristement monotone comme je le croyais. Je regrette pour vous que cette première démonstration ait été faite dans la banlieue de Bordeaux, en dehors de toute circulation, et non pas un peu plus bas sur la route de Biarritz. […] Je crois également que vu votre conception d’une maison vous vous adressez en France plutôt à une certaine élite qu’à la classe ouvrière. C’est pourquoi votre type villa doit réussir plus facilement que « la cité ». […] Ma main amie, Blaise Cendrars [25].

En quelques mots Cendrars réussit à exposer le contexte dans lequel Le Corbusier était immergé au milieu des années 1920 : le nombre croissant de commandes que l’architecte recevait pour bâtir des maisons individuelles pour des intellectuels, des entrepreneurs et des mécènes de l’art et la situation catastrophique à laquelle il dut faire face quand il tenta de faire passer ses idées dans les domaines du logement social ou de l’urbanisme. Les rencontres du milieu des années 1920 furent donc cruciales pour les deux personnages. Les problèmes relatifs au Nouveau Monde et aux villes de l’Amérique tropicale en particulier, n’étaient pas les seuls à émerger. Cependant, ce fut précisément ce thème qui devint le pivot de leurs échanges et de leurs transferts intellectuels.

3. Rencontres américaines et voyages utiles

 À la différence de Le Corbusier, la première rencontre de Cendrars avec les Amériques eut lieu à New York en 1912. Pour nombre d’auteurs qui ont étudié les relations du poète avec les États-Unis, cette Amérique que Cendrars rencontra en 1912 est en quelque sorte rejetée, ce qui se manifeste dans ses œuvres de jeunesse [26]. Yvette Bozon-Scalzitti, par exemple, éclaire non seulement l’aversion de Cendrars pour un tel « esprit mercantile [27] » une « hypocrisie puritaine [28] » et un paysage urbain atroce, mais aussi la manière dont ses textes initiaux comme Les Pâques et Séjour à New York mettent à mal l’idée du Nouveau Monde – son « rôle illusoire de pont [29] » vers le paradis – et l’arrachent à celle de la « nouvelle naissance [30] ».

Dans une analyse très pertinente, Bozon-Scalzitti met en évidence la situation plutôt assombrie des États-Unis dans l’œuvre du poète ; mais ce qui compte peut-être le plus pour nous est sa tentative de définir ce que les Amériques signifiaient pour l’auteur des Pâques à New York. Si, en 1912, Cendrars pouvait limiter l’Amérique à New York, avec les étonnements, les frustrations et les distanciations de rigueur, au milieu des années 1920 les Amériques de Cendrars étaient investies d’une complexité et d’une signification tout autres [31] qui transcendaient du même coup les frontières géographiques. Les deux exemples les plus fascinants en pourraient être les romans Moravagine et L’Or – tous deux en la possession de Le Corbusier et sur lesquels je souhaite m’arrêter un instant.

Dans Moravagine, publié par l’éditeur Grasset en 1926, Cendrars entremêlait différents lieux, époques et souvenirs [32]. Ses lecteurs sont familiarisés avec cette approche et je ne commenterai pas cet aspect. Disons simplement que notre globetrotter émaille Moravagine d’aventures et de héros qui traversent l’Atlantique et errent dans les Amériques (Nord et Sud) [33]. Dans ce roman, les Amériques, pour Cendrars, étaient auréolées d’un optimisme que suscitaient les nouvelles technologies et les avancées de la mécanisation ; et elles représentaient « l’affirmation de l’indépendance virile [34] » de l’homme blanc américain et son pouvoir sur les autres et les choses. À cette époque les Amériques étaient donc pour Cendrars – et nous pouvons lui adjoindre Le Corbusier – la terre où « les hommes d’action, optimistes et sûrs d’eux-mêmes, savent prendre des risques et réussir [35] » alors qu’ils « marchent, pensent et agissent en droite ligne [36] », selon les mots de Bozon-Scalzitti. Il est tentant de rapprocher les mots de Cendrars de ceux de Le Corbusier à la même époque. Et l’un des exemples les plus intéressants est sans doute la prépublication de Cendrars sous le titre « Le Principe de l’utilité » d’un texte qui devint ensuite « Nos randonnées en Amérique», de Moravagine [37], que l’auteur commenta aussi dans sa conférence [38] de 1924 à São Paulo [39]. A la différence de Cendrars, Le Corbusier construisit un discours où la notion d’utilité le cède à celle de beauté, ce qu’il développa de la manière la plus évidente dans Défense de l’architecture [40] :

La fonction beauté est indépendante de la fonction utilité ; ce sont deux choses. Ce qui est déplaisant à l’esprit, c’est le gaspillage ; car le gaspillage est bête ; c’est pour cela que l’utile nous plaît. Mais l’utile n’est pas le beau. » Si nous quittons le plan plastique pour rechercher les effets de la SACHLICHKEIT dans les bienfaits du confort ‒ en l’occurrence, pour voir à quel degré nous sommes satisfaits par les progrès du machinisme ‒ je puis raisonner ainsi : le luxe mécanique n’est pas fonction directe du bonheur. Voyez les riches qui possèdent tout : ils y sont automatiquement adaptés ; ils ne ressentent aucune joie de ce côté-là. […] En ce qui me concerne, je suis personnellement privé de tout confort. Mais je crée et je suis parfaitement heureux. J’apprécie d’autant ce bonheur et suis d’autant moins tenté par tout autre que, charrié par la vie pendant bien longtemps, j’en ai été durement privé. Si l’adaptation aux bienfaits de la machine est automatique, et, par-là, les joies qu’elle procure, éphémères, l’accession aux bonheurs spirituels est permanente et particulièrement ceux que nous devons à l’harmonie [41].

Quoique divergeant parfois sur certains thèmes d’actualité [42], le poète et l’architecte se saisirent des idées de machine et de fonctionnalité, décisives dans leurs essais, pour redéfinir leurs conceptions de la beauté à l’époque contemporaine. Produit le plus célèbre de leur époque, l’essor de la machine suscitait la controverse. Ancrée dans la précision et la rigueur, la machine, telle que la concevaient Cendrars et Le Corbusier, ne serait abordée ni dans l’euphorie, ni par des attaques aveugles, mais intégrée, ou même investie de sens d’une toute nouvelle manière dans plusieurs domaines comprenant la littérature, les arts et l’architecture. Cendrars, toutefois, alla plus loin dans son essai en liant de tels « principes d’utilité » à une vision de l’Amériques.

Le berceau des hommes d’aujourd’hui est dans l’Amérique centrale, et plus particulièrement sur les rives de l’Amazone. […] Et la marche actuelle de la civilisation, de l’est à l’ouest […] n’est qu’un retour aux origines.

[…] À cette nouvelle, les vieux peuples des cathédrales, les vieux pays d’Europe se réveillent […] De l’autre côté des mers, des pays tout neufs, dont chacun est plus grand que plusieurs pays d’Europe et dont plusieurs sont plus vastes que l’Europe tout entière, renoncent, déçus, aux formules étriquées du vieux monde.

[…] Dans ce désordre apparent une forme de société humaine s’impose et domine le tumulte. Elle travaille, elle crée. Elle transforme toutes les valeurs en pratiquant le krach et le boom. […] C’est une force formidable qui aujourd’hui étreint le monde entier, et le façonne, et le pétrit. C’est la grande industrie moderne à forme capitaliste. Une société anonyme. Elle n’a eu recours qu’au principe de l’utilité pour donner aux peuples innombrables de la terre l’illusion de la parfaite démocratie, du bonheur, de l’égalité et du confort. On construit des ports angulaires, des routes en palier, des villes géométriques [43].

Les spécialistes de Cendrars s’accordent à dire que Moravagine a été écrit à des époques diverses et en des lieux différents. Une part importante du livre prit effectivement forme alors que l’auteur traversait l’Atlantique en 1924. Cependant, l’autre roman écrit au retour de ce même voyage, présent dans la bibliothèque de Le Corbusier, L’Or, dévoile l’affinité de Cendrars avec l’histoire dramatique des aventures du général Suter, un Suisse en quête de fortune au-delà des mers. Cet homme de trente-et-un ans « abandonne sa femme et quatre enfants », traverse les Alpes, atteint le port du Havre, prend la mer pour la ville des immigrants, New York, traverse déserts et fleuves en caravane vers le Far-West californien, construit un « empire doré » et fonde la colonie de la « Nouvelle-Helvétie », pour finir affaibli et banqueroutier. L’Or est bien plus que le portrait d’un compatriote du milieu du dix-neuvième siècle ; il implique le lecteur dans une histoire entre fiction et réalité qui ne se confine pas à la description étendue et précise de villes comme New York mais expose également les espoirs et les misères qui sont au cœur de l’imaginaire collectif européen du début des années 1920.

Bien que les deux romans incluent des descriptions des États-Unis, Cendrars, à l’époque, découvrait d’autres contrées d’Amérique, plus particulièrement le Brésil ; et l’impact de cette rencontre semble avoir produit quelque écho dans la manière dont il appréhenda le Nouveau Monde. Les Amériques, dans les textes de Cendrars, ne signifiaient plus la déception ; pour lui, elles étaient devenues aussi un lieu d’espérance, de réalisation et d’action. Face à l’œuvre de Le Corbusier, l’écriture de Cendrars ne dévoile plus seulement une Europe décadente en crise dans la seconde moitié des années 1920 mais bien l’idée d’un avenir au-delà des mers, lieu de perspectives et de conquêtes. En ce sens, le fait que Cendrars lie le « rêve de faire fortune » au nouveau continent ne peut sembler accidentel, comme il en est question dans L’Or, et comme l’indique la genèse de Planaltina au Brésil, qui fut annoncée durant les pérégrinations du poète dans ce pays. Cendrars offrit un exemplaire de L’Or à son ami, le jeune Le Corbusier, en 1926, et sur la page de titre il inscrivit à l’intention de l’architecte des mots explicites d’encouragement et d’optimisme [44].

4. Nouvelle cartographie des villes américaines : le projet de construction de Planaltina

Planaltina était une « ville d’un million d’âmes [45] » et était encore une « zone vierge [46] » : tels étaient les mots de Cendrars, enthousiaste à l’idée de la construction de cette ville nouvelle au Brésil [47]. L’architecte de Moravagine tenta d’attirer l’attention de son ami sur le projet Planaltina parce que ce n’était pas un projet ordinaire d’urbanisme ultramarin. C’était sur cette terre, très loin apparemment de l’horizon de Le Corbusier, que le rêve d’une nouvelle capitale fédérale telle qu’elle était « prévue dans la Constitution [48] » devait se réaliser.

Le projet de transfert de la capitale vers l’intérieur du Brésil, sur une proposition initiale de José Bonifácio de Andrada e Silva en 1823 faite un an après que le Brésil avait arraché son indépendance au Portugal, fut enterré plusieurs fois pendant le dix-neuvième siècle et jusqu’au début du vingtième siècle [49]. Le projet de la nouvelle capitale réintégra l’agenda politique brésilien au début des années 1920. Le 7 septembre 1922, centenaire de l’indépendance du Brésil, fut posée la première pierre, témoignant que le rêve de la future capitale allait devenir réalité. Cette nouvelle ne passa pas inaperçue de Cendrars, dont le regard était tourné vers le continent américain, particulièrement après 1923, l’année où le poète fit la connaissance du cercle politique et artistique brésilien à Paris.

Le frisson du projet Planaltina n’a pas été seulement évoqué dans la correspondance de Cendrars, mais également dans d’autres documents, comme sur la couverture du roman L’Or, offert en 1926 par le poète à l’architecte [50]. « [L]e rêve de Planaltina » est de nouveau évoqué cette fois dans une lettre de Le Corbusier à Paulo Prado, l’ami Pauliste, qui parraina les voyages de Cendrars au Brésil, et qui promut aussi le séjour de Le Corbusier au Brésil [51]. Écrite en juillet 1929, c’est-à-dire trois ans après que Cendrars mentionne pour la première fois les plans brésiliens d’une nouvelle capitale, la lettre ne laisse aucun doute sur le grand intérêt de Le Corbusier pour ces nouvelles terres. En fait, le poète et l’architecte étaient tous deux obsédés par l’idée de la construction de Planaltina. L’occasion se présentait effectivement d’appliquer de nouvelles idées au Nouveau Monde. En dépit de leur engagement, l’idée ne rencontra pas les résultats escomptés. Cependant, le chemin était pavé pour de nouvelles avenues, avec en perspective des intérêts neufs pour Le Corbusier, et leur impact sera visible dans le discours qui suit immédiatement son séjour brésilien, notamment dans la publication de Précisions sur un état présent de l’architecture et de l’urbanisme de 1930. À travers les lettres à Le Corbusier qui nous restent, écrites au milieu des années 1920, on sent à ses mots que Cendrars est rempli d’excitation à propos du Brésil et des possibilités nouvelles qu’il est susceptible d’offrir aux deux globetrotters [52]. Le 26 juillet 1926, Cendrars encourage une fois de plus son ami à s’informer des projets en cours de l’autre côté de l’Atlantique. Cependant, comme Margareth da Silva Pereira [53] l’a montré, ce n’est pas avant la fin des années 1920, au moment où des opportunités particulières de construire en Amérique se présentèrent à Le Corbusier, que l’architecte daignera considérer avec intérêt l’aide de son ami, le poète :

Alors, votre amitié me managerait-elle au pays du café? c-à-d pourriez-vous en écrire utilement là-bas, obtenir un engagement, + des conditions (je veux dire : la peine du dérangement!) […]

Pour Buenos-Ayres, on m’attend en août-septembre voyage : pour mes aises, dites-moi donc quel paquebot, quelle ligne et en deux mots, comment on peut s’ébaudir sur la maison flottante.

Voilà ! Et merci de tout cœur

un type de Oklahoma City USA, nous demande des plans de maisons de série et demande “pour quelle somme on pourrait négocier avec nous”? Dites-moi donc combien nous valons là-bas.

Amitiés Ch.E. Jeanneret [54].

Satisfaisant aux requêtes de Le Corbusier, Cendrars s’engagea promptement à contacter ses relations afin d’organiser des conférences pour l’architecte à São Paulo et Rio, de sorte qu’il puisse être présenté au maire de Rio de Janeiro, lequel formait des plans pour la reconstruction de la ville [55]. En fait, tout en élargissant le réseau de Le Corbusier au-delà des mers, la relation entre les deux protagonistes va plus loin que la simple fréquentation des mêmes cercles sociaux. Plusieurs des pratiques de Cendrars − en tant qu’ami, voyageur et poète, naturellement − contribuèrent largement à former les idées de Le Corbusier sur le Brésil, pays qui s’avéra central dans l’agenda du parcours américain de l’architecte.

5. Géographies revisitées : les Amériques de Cendrars deviennent les Amériques de Le Corbusier

Lors de ses périples dans les Amériques tropicales, Cendrars découvrit São Paulo en voiture et visita les centres historiques des villes minières du Minas Gerais, par exemple, où il trouva une grande concentration des plus remarquables églises baroques brésiliennes, des bâtiments et des squares également, tandis qu’à Rio, il participa aux parades du carnaval et, tout comme Le Corbusier en décembre 1929, fréquenta la bohème des cercles de samba et s’égara dans les collines des bidonvilles de Rio, surtout le morro da favela [56]. Le poète fut profondément impressionné par ces excursions, le Brésil devenant une source très vive d’inspiration pour ses poèmes de Feuilles de route, de Sud-Américaines et de nombreux textes de prose pour toutes les années à venir, comme le notent bon nombre de chercheurs [57]. Le créateur de L’Or continuera à écrire, non seulement des ouvrages sur des histoires et des « héros brésiliens », par exemple sur l’artiste baroque Aleijadinho ou même sur le carioca prisonnier Febrônio Índio do Brasil, mais aussi à travailler sur un projet de film sur le Brésil.

Dans Moravagine, en 1926, il fait de l’Amérique du Sud la terre originelle de l’humanité :

Le berceau des hommes d’aujourd’hui est dans l’Amérique centrale et plus particulièrement sur les rives de l’Amazone. […] les shellheaps qui jalonnent toute la côte de l’Atlantique, les paraderos argentins, les sambaquis brésiliens sont là pour l’attester. Ces énormes accumulations de débris, amas de coquilles, d’arêtes de poissons, d’os d’oiseaux et de mammifères, hauts comme des montagnes, prouvent que des groupes humains très nombreux ont vécu là de très bonne heure, bien avant les dates historiques… Et la marche actuelle de la civilisation, de l’est à l’ouest, de l’orient vers l’occident, n’est qu’un retour aux origines [58].

Plusieurs des ouvrages de Cendrars présents dans les dossiers de Le Corbusier − publiés dans les années 1920 (et identifiés comme étant ceux que Le Corbusier avait reçus ou acquis à cette époque) − sont imprégnés de l’expérience personnelle des tropiques de son ami Cendrars, comme de beaucoup d’autres expériences tirées de ses voyages. Il est tentant d’avancer que l’appel de Cendrars à se tourner vers les Amériques, qui sont pour lui le « berceau des hommes [59] » − puisse avoir touché Le Corbusier :

Et voici à quoi je pensais dans la forêt de la San Martino, à douze heures d’express vers le centre du Brésil : « Il faut savoir être en état de jugement, toujours. Vous êtes aux tropiques du Brésil, à la Pampa argentine, à Asuncion des Indiens, etc. […] Expliquons-nous : Tout est conforme aux livres, aux récits de notre enfance : la forêt vierge, la Pampa. […] Il y a des jaguars : notre compagnon en a tiré un il y a huit jours ; mais on n’en voit pas! Il y a des serpents immenses […] L’étang est plein de crocodiles […] La forêt est silencieuse, immobile, touffue, impénétrable, peut-être menaçante. […] Tout est dans la forêt d’Amérique, mais on ne voit rien [60].

Cendrars pense en outre que les éléments organiques comme les os, coquillages et autres objets naturels sont en fait la preuve archéologique que tout provient en dernier ressort de la région du fleuve Amazone. Lecteur de Moravagine, Le Corbusier est susceptible d’avoir remarqué l’extrait cité plus haut, or nous savons que, quelques années plus tard, il se mit à collectionner précisément ces types de débris et restes que l’on trouve dans la nature, qu’il qualifiait d’« objets à réaction poétique [61] » et reconnaissait comme sources d’inspiration de ses peintures, de ses écrits et de son design. Cendrars publia deux textes dans les années 1920 qui, en dépit de leur absence dans la bibliothèque de l’architecte, furent très probablement connus de Le Corbusier. Il s’agit du poème Une nuit dans la forêt (1929) et du recueil Feuilles de route (1924), dans lequel figurent des illustrations de Tarsila do Amaral [62] :

Depuis, j’ai entendu de lui des histoires américaines, des histoires du Brésil, des histoires de serpents de quinze mètres de long, de crocodiles, de fleurs dangereuses, etc… Cendrars n’a jamais manqué d’idées. Il avait le don de la matérialité des faits émotionnels : « Le crocodile était là ; j’étais au bord de l’étang avec mon fusil. Je fais un mouvement ; le crocodile plonge, s’enfonce dans la rivière. J’en fais autant. Je le trouve au fond de l’eau. Je le tue net d’une balle… » Et pourquoi pas ! Il n’y a pas de type qui ait imaginé plus d’histoires solidement assises sur la fiction, mais cette fiction était toujours humaine, plausible, trépidante de vie, empoignante. Et Cendrars est devenu l’un des chefs de la littérature contemporaine. Plus que cela, un maître de la pensée. Plus que cela, un incitateur à l’action [63].

Les représentations cendrarsiennes des tropiques et des Amériques étaient assez différentes du lieu imaginaire qu’avaient construit les artistes européens durant le dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle. Cependant, des villes comme Rio de Janeiro et São Paulo ne semblaient plus si éloignées des villes européennes dont il était familier, comme Paris, Nice ou Londres. Au contraire, en dépit de sa localisation géographique à des milliers de kilomètres de l’Europe, São Paulo semblait moins distante que La Chaux-de-Fonds, comme Cendrars l’indique lui-même dans Feuilles de route.

Dans ses récits, Cendrars ne parle pas d’un Brésil exotique, primitif et sauvage, mais plutôt d’une terre plurielle, complexe et urbaine prise dans un constant processus de changement. Dans Feuilles de Route, Cendrars ne faisait pas réellement de distinction entre les Amériques et le Brésil, précisément parce que, pour lui, ces deux mots représentaient cette partie du Nouveau Monde où il pensait avoir vécu ses expériences les plus significatives.  Pour le poète, les Amériques ne se distinguaient pas des notions de beauté, d’utilité et de modernité. La question demeure : pourrait-on soutenir que la représentation cendrarsienne du Nouveau Monde a exercé une influence sur Le Corbusier ? Une fois de plus on peut trouver dans Précisions une réponse éclairante. Dès le premier chapitre du « Prologue américain », Le Corbusier révèle sa familiarité avec le vocabulaire puisé dans les récits de voyage de Cendrars, autour d’une vie errante, de la nostalgie poignante de la vie dangereuse et de la fascination pour la question de l’autre. Comme l’a montré Christine Le Quellec Cottier, la publication d’Éloge de la vie dangereuse en 1926 avec les confidences d’un assassin « préfigure la fascination de Cendrars [64] » pour le criminel afro-brésilien et indien Febrônio, dont la biographie et les crimes ont paru dans les journaux brésiliens en 1927 [65], et « dont l’histoire paraîtra dans le recueil La Vie dangereuse, en 1938 [66] ». Si l’on regarde les termes employés par Le Corbusier sur les « favellas des noirs [67]», décrites dans le chapitre conclusif du livre, la proximité de la description avec, par exemple, la nouvelle consacrée à Febrônio dans La Vie dangereuse semble révéler des croisements d’influences réciproques entre l’architecte et le poète [68] :

Quand on a escaladé les « Favellas » des nègres, les collines très hautes et très raides où ils ont accroché leurs maisons de bois et de torchis peintes en couleurs sonnantes, comme s’accrochent les moules aux enrochements du port : − les nègres sont propres et de stature magnifique, les négresses sont vêtues de calicot blanc toujours frais lavé ; il n’y a ni rues, ni chemins, c’est trop raide, mais des sentiers qui sont autant le torrent que l’égout ; il s’y développe des scènes de vie populaire animées d’une si magistrale dignité qu’une école de grande peinture de genre trouverait à Rio des destinées très hautes ; le nègre a sa maison presque toujours à pic, juchée sur des pilotis au-devant, la porte étant derrière, du côté de la colline ; du haut des « Favellas » on voit toujours la mer, les rades, les ports, les îles, l’océan, les montagnes, les estuaires ; le nègre voit tout cela ; le vent règne, utile sous les tropiques ; une fierté est dans l’œil du nègre qui voit tout ça ; l’œil de l’homme qui voit de vastes horizons est plus hautain ; les vastes horizons confèrent de la dignité ; c’est une réflexion d’urbaniste [69].

Ces Amériques que représente Le Corbusier n’étaient pas celles où technocratie et fonctionnalisme exerçaient le pouvoir d’une économie virile, mais celles d’autres complexités, d’autres possibilités. Elles étaient associées à l’idée d’utopie, avec romantisme et naïveté certes, sans aucune intention de contester le discours eurocentriste oppressant construit durant des siècles mais plutôt en lien avec une notion de modernité partagée par un groupe d’individus qui laissaient le champ libre à la création et au dialogue entre les deux continents.

Le poète, qui tendait toujours sa main amie en fin de lettre, et l’architecte, qui traduisit ultérieurement ce geste fraternel en architecture quand il construisit La Main ouverte sous l’Himalaya [70] −la principale sculpture du grand projet urbain de Le Corbusier pour la capitale de l’État indien du Pendjab− pratiquaient tous deux les « voyages utiles ». Ils voyageaient à travers les livres, les villes et les paysages. Ils étaient les vagabonds et les usagers des avancées technologiques de leur temps : la voiture, le train, le paquebot et l’avion. Cependant ils étaient loin d’être complètement fonctionnalistes. Hommes de l’âge de la mécanisation et de l’urbanisation, ces deux artistes se sont reconnus le devoir de créer à partir de l’homme et pour l’homme. En dépit de leurs différences, Cendrars et Le Corbusier partageaient, non seulement une grande et forte affection, mais aussi la vision de nouveaux mondes possibles.

Le nom « Utopialand », titre d’un chapitre dédié à Le Corbusier de Trop c’est trop, publié en janvier 1957, à la fin de la vie de Cendrars, semble parfaitement définir cet espace d’échange, d’exploration commune et d’aventure continue entre les deux hommes. L’expression Utopia + land n’obéit pas à une construction arbitraire. Cendrars manifestait-il une certaine admiration à son ami, « ce très gentil garçon mais […] doctrinaire dans son métier [71] », en accordant que les utopies en faveur d’un environnement urbanisé ne sauraient être arrêtées dès lors que quelqu’un de déterminé voulait poursuivre son rêve ? ‒ Sans doute. Le poète semble ainsi indiquer que lui aussi avait pris leçon de son ami architecte.

Traduit de l’anglais par Gérard Pécorari

Notes

[1] Je suis reconnaissante à Claude Leroy de m’avoir présentée aux chercheurs cendrarsiens notamment ceux qui sont associés au Centre d’études Blaise Cendrars et aux Archives Cendrars de la Bibliothèque Nationale Suisse à Berne. Leur enthousiasme et leur dévouement au service de la construction de nouvelles approches des études biographiques et poétiques de Cendrars est admirable. Je voudrais en particulier remercier Marie-Thérèse Lathion et Vincent Yersin pour avoir guidé avec générosité mon exploration des archives et Christine Le Quellec Cottier ainsi que Marie-Paule Berranger pour leur invitation à leur journée d’études autour de la correspondance de Cendrars et pour les commentaires qu’elles m’ont prodigués.

[2] Un article intéressant de Bruno Reichlin a nourri la question du mouvement moderniste et de la notion de fonctionnalisme : « L’infortune critique du fonctionnalisme », dans Les Années 30. L’architecture et les arts de l’espace entre industrie et nostalgie, Jean-Louis Cohen (dir.), Paris, Éditions du Patrimoine, 1997, 186-196.

[3] Stanislaus von Moos fut le premier à indiquer le changement de ton du livre que Le Corbusier publia juste après son voyage en Amérique du Sud, Précisions sur un état présent de l’architecture et de l’urbanisme, édité à Paris en 1930 par Crès et Cie. En résumé, Précisions comporte quatre parties : (1) « Prologue américain » ; (2) la série des dix conférences données à Buenos Aires ; (3) « Corollaire brésilien… qui est aussi uruguayen » ; (4) Appendice (« Température parisienne » et « Atmosphère moscovite »). Selon von Moos, l’introduction et la postface sont « le plus vivant compte rendu de voyage » de Le Corbusier, et de ce fait « considérablement plus puissants que la rhétorique déclamatoire et répétitive des conférences elles-mêmes » («Voyages en Zig-Zag », dans Le Corbusier Before Le Corbusier, Arthur Rüegg and Stanislaus von Moos (dir.), New Haven and London,Yale University Press, 2002, p. 23-44). Un autre critique, Tim Benton, qui a étudié en profondeur les conférences de Le Corbusier et le livre Précisions…, révèle que l’ouvrage a été écrit à quatre moments différents : à bord du navire de ligne Massilia, qui le conduit en Argentine en septembre 1929 ; pendant son séjour sur le Nouveau Continent d’octobre à décembre 1929 ; à bord du Lutetia au retour en Europe et à Paris en janvier et février 1930 (« An Introduction to Précisions », dans Precisions on the Present State of Architecture and City Planning, Zurich, Park Books, 2015, A7-A47).

[4] Le changement de ton de Le Corbusier à la fin des années 1920 tourne autour de la notion d’un « temps primitif », l’« ordinaire » et le « populaire » étant utilisés comme les notions clés d’un nouveau langage architectural. Au cours de ces mois de formation et juste avant son voyage, se fait jour chez lui une modification de son image des Amériques. Dans ma thèse sur la rencontre de Le Corbusier avec les deux Amériques (Routes of Modernity or the Americas of Le Corbusier : Voyages, Affinities and Anthropophagy, thèse de PhD, ETH Zurich, 2017), je démontre qu’il commence à situer le nouveau continent comme un lieu où la modernité s’était construite entre une sensibilité technologique et une autre, esthétique, remontant à ses origines, entre l’ordinaire et le populaire. Si cette nouvelle saisie de l’émergence des Amériques faisait écho aux idées partagées dans un vaste réseau de relations et d’œuvres littéraires à la fin des années vingt – émanant principalement des cercles artistiques –, il a été déjà montré qu’il avait été impressionné par le discours d’un petit nombre d’intellectuels plus particulièrement Blaise Cendrars, Paulo Prado, Oswald de Andrade et Tarsila do Amaral.

[5] Giuliano Gresleri, Jean-Louis Cohen et Yannis Tsiomis ont tous trois beaucoup traité des voyages de Le Corbusier et de leur impact sur l’architecture. Voir par exemple, Giuliano Gresleri, « Camere con vista e disattesi itinerari : Le “voyage d’Italie” di Ch. E. Jeanneret, 1907 », dans Le Corbusier. Il viaggio in Toscana (1907),Venezia, Cataloghi Marsilio, 1987, p. 3-26 ; Le Corbusier,Viaggio in Oriente. Charles Edouard Jeanneret fotografo e scrittore, Venezia, Paris, Marseille, FLC, 1995 ; Le Corbusier, Voyage d’Orient : Carnets, Giuliano Gresleri (éd.), Milano, Electa Architecture, Paris, FLC, 1987 ; Yannis Tsiomis, « De l’utopie et de la réalité du paysage » dans Le Corbusier – Rio de Janeiro : 1929, 1936, Yannis Tsiomis (éd.), Rio de Janeiro, Centro de Arquitetura e Urbanismo do Rio de Janeiro, 1998, p. 132-135 ; Conférences de Rio. Le Corbusier au Brésil – 1936, Paris, Flammarion, 2006 ; Jean-Louis Cohen, ed., Le Corbusier : An Atlas of Modern Landscapes, New York, The Museum of Modern Art, 2013 ; « Moments suspendus : le voyage aérien et les métaphores volantes », dans Le Corbusier. Moments biographiques, Claude Prelorenzo (dir.), Paris, Éditions de la Villette, 2008, p. 144-57.

[6] On trouvera la liste des projets réalisés et non réalisés par Le Corbusier sur la page d’accueil du site de la Fondation Le Corbusier.

[7] Pour plus d’informations sur Le Corbusier écrivain, voir Christine Boyer, Le Corbusier : homme de lettres, New York, Princeton Architectural Press, 2011 et Catherine de Smet, Vers une architecture du livre. Le Corbusier : édition et mise en pages, 1912-1965, Baden, Lars Müller, 2007.

[8] Sur la bibliothèque personnelle de Le Corbusier, voir le répertoire complet de ses livres dans l’ouvrage du Colegio Oficial de Arquitectos de Cataluña y Baleares, Le Corbusier et le livre : les livres de Le Corbusier dans leurs éditions originales, Barcelona, Actar, 2005.

[9] Le thème des « Voyages Immobiles » est développé dans ma thèse où je montre qu’une série de rencontres a lieu entre Le Corbusier et le Brésil avant que ne se concrétise le déplacement à destination de l’Amérique tropicale.

[10] En 1850 il y avait 13 268 habitants et 35 971 en 1900. Source : Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds.

[11] Le jeune Cendrars travailla pour l’horloger suisse Leuba à Saint-Pétersbourg entre 1904 et 1907. À cette époque Le Corbusier était inscrit à l’École des Arts appliqués de La Chaux-de-Fonds, institution fondée en 1873 qui se destinait à la formation d’horlogers et de graveurs. Pour plus d’informations biographiques sur Cendrars et la jeunesse de Le Corbusier, voir Miriam Cendrars, La Vie, le Verbe, l’Écriture, Denoël, 2006 ; H. Allen Brooks, Le Corbusier’s Formative Years : Charles-Édouard Jeanneret at La Chaux-de-Fonds, Chicago, University of Chicago Press, 1997 ; Le Corbusier Before Le Corbusier, op. cit.

[12] En étudiant les voyages du jeune Le Corbusier, Stanislaus von Moos a établi une analogie avec les traditionnels voyages qu’effectuaient les artistes et les architectes au terme de leurs études, et les a définis comme le « Grand Tour » de Le Corbusier. En complément sur le sujet, on lira la publication des minutes des « Rencontres de la fondation Le Corbusier » de 2013, consacrées au voyage d’Orient, dans Roberta Amirante, Yannis Tsiomis, Panayotis Tournikiotis and Burcu Kutukçuoglu, L’invention d’un architecte. Le voyage en Orient de Le Corbusier, Paris, ÉEditions de la Villette, FLC, 2013.

[13] Miriam Cendrars, op. cit.

[14] Dans le premier article sur l’architecture qui devait être publié dans la revue L’Esprit nouveau, Jeanneret avait déjà inventé le nom Le Corbusier-Saugnier et signera dorénavant ainsi tous les articles portant sur l’architecture ou l’urbanisme. Les textes sur l’art moderne et le purisme continueront cependant à être signés Jeanneret, même dans les éditions ultérieures de L’Esprit nouveau, en un temps où le nom de Le Corbusier était déjà bien connu au sein du milieu de l’art et de l’architecture. En ce qui concerne son œuvre plastique, la signature de Le Corbusier allait mettre quelques années de plus à apparaître. Jeanneret commencera à signer Le Corbusier en 1928, mais cela ne sera pas le cas pour toutes ses peintures (dont quelques-unes, datant de la même année, continueront d’être signées Jeanneret).

[15] Lettre de Le Corbusier à Blaise Cendrars depuis Chandigarh du 14 novembre 1960, Archives de la fondation Le Corbusier (E1-13-22).

[16] Sur les contacts artistiques de Cendrars lors de son arrivée à Paris, voir Miriam Cendrars, op. cit. et la préface de Claude Leroy à Partir : poèmes, romans, nouvelles, mémoires, Paris, Gallimard, 2011, p. 9-29. Grâce au travail remarquable sur la vie et l’œuvre de Cendrars réalisé par Miriam Cendrars et Claude Leroy, nous avons appris comment Cendrars entre en contact avec Guillaume Apollinaire à Paris en 1912, ce qui lui donnera l’occasion d’établir de solides amitiés et des collaborations avec plusieurs figures du milieu de l’avant-garde parisienne comme Robert et Sonia Delaunay, Marc Chagall, Amedeo Modigliani, Moïse Kisling, Joseph Csáky, Francis Picabia. Sa curiosité s’étendait aussi au cinéma et au monde du théâtre. En 1918, par exemple, Cendrars figurait au générique du film J’accuse, dirigé par Abel Gance et, avec le chorégraphe Jean Börlin, le musicien Darius Milhaud, le critique d’art Maurice Raynal, le peintre Fernand Léger et le directeur des Ballets suédois Rolf de Maré, il participa à La Création du monde donnée au Théâtre des Champs-Élysées en 1923.

[17] Par une enquête complète sur l’aventure de Le Corbusier entrepreneur briquetier malheureux (ce qui coïncida avec la période à laquelle il commença à écrire ses textes emblématiques sur l’architecture moderne), Tim Benton attire notre attention sur « le gouffre entre la réalité de la production industrielle et le symbolisme de la modernité » dans la vie de Le Corbusier pendant les années de L’Esprit nouveau (« From Jeanneret to Le Corbusier. Rusting iron, bricks and coal and the modern utopia », Massilia 3, 2003, p. 28-39).

[18] « À vingt ans j’étais un spectateur du monde. Aujourd’hui un soldat sur la ligne de feu. Et c’est dur. » Fragment de la lettre de Le Corbusier à ses parents du 20 mars 1921, FLC Archives (R1-6-184), publié par Rémi Baudouï, et Arnaud Dercelles dans Le Corbusier. Correspondance. Lettres à la famille 1900-1925. Vol. I, Gollion, Infolio, 2011, p. 617.

[19] L’Esprit nouveau, n°1, octobre 1920.

[20] Les études de Benton sur L’Esprit nouveau ainsi que les lettres de Le Corbusier des années 1920, nous apprennent que ce dernier utilisait aussi L’Esprit nouveau pour promouvoir des produits et des firmes – y compris la briqueterie dont il était propriétaire – liant ainsi l’imagerie de la vie moderne à la production technologique et industrielle. Certaines des publicités présentées dans L’Esprit nouveau seraient même des faux forgés par Le Corbusier en personne. D’autres auraient été publiées gratuitement par la revue, du simple fait qu’elles embrassaient les idées de Le Corbusier (v. « From Jeanneret to Le Corbusier », art. cit., p. 28-39).

[21] Les Calligrammes d’Apollinaire tout comme La Nouvelle Poésie allemande d’Yvan Goll paraissent dans L’Esprit nouveau n°1 (octobre 1920) ; Ornement et crime d’Adolf Loos, la lettre et les peintures de Cézanne figurent dans L’Esprit nouveau n°2 (novembre 1920) et le manifeste de Marinetti dans L’Esprit nouveau n°3 (décembre 1920).

[22] Bien que la première contribution écrite de Cendrars ne paraisse pas avant avril 1921, le poète était inscrit comme collaborateur dès le tout premier volume de la revue. On peut lire en complément, sur Cendrars et L’Eubage, l’analyse approfondie de Jean-Carlo Flückiger dans le deuxième numéro des Cahiers Blaise Cendrars : Blaise Cendrars, L’Eubage : aux antipodes de l’unité, Paris, Champion, 1995, et dans son édition du texte dans les Œuvres romanesques de Cendrars, Claude Leroy (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », I, 2017, p. 1468-1496.

[23] Cendrars semble avoir joué un rôle significatif en présentant Le Corbusier à différentes figures des cercles qu’il fréquentait, au-delà de ses contacts avec des Brésiliens. On citera parmi elles Paul Otlet et de nombreux éditeurs en France et en Suisse, comme Au Sans Pareil. Voir la lettre de Blaise Cendrars à Le Corbusier (Archives fondation Le Corbusier, A1-18) et une lettre de Le Corbusier à M. Vogel, directeur de Vu, en date du 13 avril 1934 (documents personnels de Paul Otlet, Mundaneum Archives). Je suis reconnaissante à Andreas Kapalcki pour l’information concernant la correspondance d’Otlet.

[24] Le Corbusier a aussi tenté de présenter Cendrars à ses relations, comme le révèle clairement sa lettre à l’historien d’art et d’architecture Sigfried Giedion, qui fut le secrétaire général des Congrès internationaux d’architecture moderne (CIAM) ; il joua un rôle décisif dans la promotion et la légitimation de l’idée d’une architecture moderne dans la première moitié du vingtième siècle. Datée du 30 décembre 1928, c’est-à-dire six mois après la première rencontre du groupe du CIAM à La Sarraz en Suisse, la lettre mentionne le nom de Cendrars, de l’historien français Lucien Romier, du Maréchal Lyautey et d’un patron d’industrie, Gabriel Voisin. Le Corbusier encourageait à les inviter à assister aux congrès de la CIAM. Dans cette lettre, Le Corbusier écrit : « Mon cher Giedion, […] Nous, les représentants de toute l’Europe technique, nous voyons clair. Nous affirmons, nous réclamons, nous demandons, au nom de l’architecture. Nos voix ont le poids du monde professionnel, etc. Je pourrais d’autre part, vous donner les noms de hautes personnalités enthousiastes, telles que Mal Lyautey, Voisin, Cendrars, Romier etc., etc. et les articles déjà parus. Et qu’ainsi nous recommencions, cette fois-ci ensemble, sur un document bien établi, complet, sur lequel s’appuieraient les associations » (gta Archives/ETH Zurich). Effectivement, Romier, Lyautey et Voisin furent conviés aux débats de la CIAM à la fin des années vingt.

[25] Lettre de Cendrars à Le Corbusier du 15 novembre 1926, FLC Archives (E1-13-11).

[26] Yvette Bozon-Scalzitti, « L’Amérique invisible de Cendrars, » dans Cendrars et l’Amérique, Monique Chefdor dir., Paris, Lettres modernes, Minard, 1989, p. 145-171.

[27] Ibid., p. 151-52.

[28] Ibid.

[29] Ibid.

[30] Ibid.

[31] Miriam Cendrars, Claude Leroy, Yvette Bozon-Scalzitti et Maria-Teresa de Freitas ont été les premiers à déceler un tel changement dans l’activité littéraire de Cendrars, concernant les Amériques (Nord et Sud). Voir, par exemple, déjà cités, l’essai de Bozon-Scalzitti, « L’Amérique invisible de Cendrars » et la biographie de Miriam Cendrars ; Brésil, l’Utopialand de Blaise Cendrars, Maria Teresa de Freitas et Claude Leroy (dir.), Paris, L’Harmattan, 1998 ; Blaise Cendrars, Poésies complètes avec 41 poèmes inédits, préface de Claude Leroy, Paris, Denoël, 2001 ; Carlos Augusto Calil et Alexandre Eulálio, A aventura brasileira de Blaise Cendrars, São Paulo, Edusp, 2001.

[32] Pour une lecture approfondie de Moravagine, il convient de se reporter à l’analyse que Jean-Carlo Flückiger propose de la construction de ce roman dans la récente publication des Œuvres romanesques de Blaise Cendrars en Pléiade, vol. I, op. cit., p. 1405 ss.

[33] La Traversée de l’Atlantique et Nos randonnées en Amérique sont en fait les titres de deux sous-chapitres de Moravagine. Le Corbusier reçut de Cendrars un exemplaire de ce livre publié en 1926.

[34] Bozon-Scalzitti, « L’Amérique invisible de Cendrars », op. cit., p. 1-2.

[35] Ibid.

[36] Ibid.

[37] Le Corbusier possédait la première édition de Moravagine, publiée en 1926 chez Grasset ; c’est celle à laquelle se réfère la présente étude.

[38] Les notes de la conférence de Cendrars « Les tendances générales de l’esthétique contemporaine », tenue le 12 juin 1924 à São Paulo, ont été réunies et commentées par Augusto Calil, « Le Brasier brésilien de Blaise. Les conférences de Cendrars à São Paulo en 1924 » (cité dans Blaise Cendrars au cœur des arts, Gabriel Umstaetter (dir.), Milan, Silvana Editoriale, 2015, p. 247-285).

[39] Dans cette conférence, la thèse de Cendrars sur l’esthétique des ingénieurs, tout comme la liste des machines technologiques évoquées (l’automobile, le chemin de fer, le transatlantique, l’avion, etc.) correspondent aux idées que Le Corbusier développe dans la revue L’Esprit nouveau en 1920 et 1921. Ses articles « Esthétique de l’ingénieur, Architecture », « Les yeux qui ne voient pas : les paquebots, les avions, les autos » furent reprises en volume dans Vers une architecture (1923).

[40] Les dossiers de Le Corbusier à Paris contiennent une version préliminaire de Défense de l’architecture datant de 1929. Quoi qu’il en soit, l’essai ne fut intégralement publié que dans L’Architecture d’Aujourd’hui, vol.10, 1933, p. 38-61.

[41] Le Corbusier, 1929, p. 44-45.

[42] Quand, dans Défense de l’architecture, Le Corbusier défendait le rôle majeur et la paternité de l’architecte eu égard au processus de construction et de mécanisation dans la société occidentale, Cendrars attirait l’attention sur un certain « anonymat » de ce processus. Pour le poète, les machines comme le gratte-ciel, la voiture, le transatlantique, ou même l’avion sont essentiellement des œuvres anonymes faites par des gens anonymes et conçues pour les foules (« Œuvre d’art, œuvre d’esthétique, œuvre anonyme, œuvre destinée à la foule, aux hommes, à la vie, aboutissant logique du principe de l’utilité » (Cendrars, Moravagine, éd. cit., p. 350).

[43] Blaise Cendrars, « Nos randonnées en Amérique », Moravagine, éd. cit., p. 350.

[44] Comme mentionné ci-dessus, cet ouvrage figure aux archives Le Corbusier à la fondation Le Corbusier à Paris.

[45] Carte postale de Cendrars à Le Corbusier écrite au Tremblay le 13 juillet 1926, Archives de la Fondation Le Corbusier.

[46] Ibid.

[47] Dans les années 1920, dans sa correspondance avec Le Corbusier, aussi bien que dans les livres qu’il lui dédicace, Cendrars l’appelle soit par son vrai nom, Jeanneret, ou cher ami. Ce n’est qu’après les années 1930 qu’il change pour Le Corbusier, ou simplement Corbu.

[48] Carte postale de Cendrars à Le Corbusier du 13 juillet 1926, Archives de la Fondation Le Corbusier.

[49] Petrópolis et Brasilia étaient les noms suggérés pour la nouvelle capitale par De Andrada e Silva. Dans les années 1920, le nom de Planaltina fut également proposé dans les débats, mais Brasilia s’imposa et fut officiellement adopté sous le gouvernement de Juscelino Kubitschek (1956-1961) plus d’un siècle après la proposition originale de De Andrada. Pour une lecture détaillée concernant De Andrada et le projet de capitale fédérale, voir José Bonifácio de Andrada e Silva, O Patriarcha da Independência, Rio de Janeiro, Companhia Nacional, 1939 ; Mario Magalhães, « José Bonifácio’s Brasília in Between Brazil : Multiple Territorial Scales of Planning Collective Life », 16th International Planning History Society Conference, St. Augustine (USA), juillet 2014.

[50] Cendrars inscrit sur l’exemplaire de Le Corbusier : « Ce bouquin de L’Or en lui souhaitant d’[en gagner] en faisant Planaltina » Archives de la Fondation Le Corbusier à Paris

[51] « En effet, le rêve de “Planaltina” me trotte en tête […] J’aimerais pouvoir entreprendre dans vos pays neufs quelques-uns de vastes travaux dont je me suis tant occupé ici et dont la léthargie continentale ne provoquera certainement jamais la réalisation » (lettre de Le Corbusier à Paulo Prado datée du 28 juillet 1929, FLC Archives, C3-5-288).

[52] Bien que la relation entre Cendrars et Le Corbusier n’ait pas encore fait l’objet d’une étude, les matériaux conservés révèlent un échange fertile. Les deux lettres citées dans le présent article ont déjà été publiées et mentionnées par des chercheurs comme Da Silva Pereira, Augusto Calil et Pérez Oyarzún qui ont étudié les relations entre Le Corbusier et des figures brésiliennes. Voir Margareth da Silva Pereira, Le Corbusier e o Brasil, São Paulo, Tessela, Projeto, 1987 ; Fernando Pérez Oyarzún, « Le Corbusier in South America : Reinventing the South American City», dans Le Corbusier & The Architecture of Reinvention, Mohsen Mostafavi (dir.), London, AA Publications, 2003, p. 140-53 ; et l’ouvrage ci-dessus mentionné de Carlos Augusto Calil, A aventura brasileira de Blaise Cendrars.

[53] Da Silva Pereira, Le Corbusier e o Brazil, p. 33-34.

[54] Lettre de Le Corbusier à Cendrars du 7 mai 1929 (Archives de la Fondation Le Corbusier).

[55] Lettre de Cendrars à Le Corbusier de 1929 (Archives de la Fondation Le Corbusier). Dans cette lettre, Cendrars évoque aussi la requête de Le Corbusier concernant la question de l’Oklahoma. Il écrit : « Je n’ai aucune idée de ce que vous valez à Oklahoma. C’est une ville jeune, étant contraire d’ici – les jeunes y ont de l’argent. »

[56] Morro da favela est le titre d’une oeuvre de Tarsila do Amaral de 1924 présentée dans sa 1re exposition individuelle du 7 au 23 juin 1926 à la galerie Percier à Paris. Le titre fait référence au premier bidonvillede Rio de Janeiro. Situé dans le centre ville, ce quartier défavorisé était connu comme morro da Providência ou morro da favela. Pour une lecture plus approfondie sur le sujet, voir les publications de Paola Berenstein-Jacques, Les Favelas de Rio et de Rafael Soares Gonçalves, Les Favelas de Rio de Janeiro, publiées aux éditions L’Harmattan en 2001 et 2010, respectivement.

[57] Voir les ouvrages déjà mentionnés de Calil, A aventura brasileira de Blaise Cendrars et de De Freitas et Leroy, Brésil. Utopialand de Blaise Cendrars.

[58] Blaise Cendrars, « Nos randonnées en Amérique », Moravagine, éd. cit., p. 350

[59] Ibid.

[60] Le Corbusier, Précisions, op. cit., p. 13-14.

[61] Entre la fin des années vingt et 1935, le vocabulaire de Le Corbusier a été modelé par ses recherches sur les éléments organiques trouvés dans la nature et dans la vie quotidienne, qu’il nomme objets à réaction poétique et qui se sont montrés puissants et opératoires dans la construction du discours de l’architecte pendant toute cette période. Danièle Pauly, qui a publié un ensemble substantiel d’études sur les dessins de Le Corbusier, défend l’idée que ces objets ont prouvé qu’ils n’étaient pas seulement significatifs dans l’œuvre du peintre, mais aussi pour l’architecte, (« Objets à réaction poétique », dans Le Corbusier, une encyclopédie, Jacques Lucan (dir.), Paris, Centre Georges Pompidou, 1987, p. 276-277).

[62] Voir dans ce numéro l’article d’Adrien Roig, « Un poème oublié de Blaise Cendrars ».

[63] Le Corbusier, « Salut à Blaise Cendrars : Toi, au moins, tu crois à ce que tu fais », La Gazette de Lausanne, septembre 1960, Archives fondation Le Corbusier (U3-09-416).

[64] Christine Le Quellec Cottier, Blaise Cendrars Un homme en partance, Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 2010, p.80.

[65] Carlos Augusto Calil, « Aí vem o Febrônio », Teresa revista de Literatura Brasileira [São Paulo], 15, 2015, p. 101-116.

[66] Ibid.

[67] Le Corbusier, Précisions [1930], op. cit., p.235.

[68] Pour une lecture sur ce sujet voir Brésil, l’Utopialand de Blaise Cendrars, op. cit., et Anouck Cape, « Febrônio/Fébronio », Cahiers des Amériques latines [En ligne], 48-49 | 2005, mis en ligne le 15 août 2017, consulté le 30 octobre 2018. URL : http ://journals.openedition.org/cal/7868 ; DOI : 10.4000/cal.7868.

[69] Ibid.

[70] La main ouverte est le nom de la principale sculpture du projet urbain de Le Corbusier élaborée entre 1950 et 1965 pour Chandighar, la capitale de l’État du Penjab.

[71] « Content du succès de Jeanneret, c’est un très gentil garçon, mais un doctrinaire dans son métier. Je serai curieux d’avoir ses impressions quand il reviendra. Au fond, c’est un  “épaté” et un “timide”, c’est pourquoi il reste sympathique, malgré la doctrine » (lettre de Blaise Cendrars à Paulo Prado du 11 décembre 1929 citée par Augusto Calil et Alexandre Eulálio, A aventura brasileira de Blaise Cendrars, op. cit., p. 204, et par Yannis Tsiomis, Conférences de Rio : Le Corbusier au Brésil, 1936, op. cit., p.18.

Auteur

Daniela Ortiz Dos Santos est maître de conférences en histoire de l’architecture à la Goethe Université à Francfort-sur-le-Main et membre du laboratoire d’études urbaines de l’université fédérale de Rio de Janeiro. Ses thèmes de recherche portent sur les études culturelles de la ville, de l’architecture et des Amériques. La notion de voyage chez l’architecte Le Corbusier, ses visions sur le Brésil et ses interactions avec des écrivains tel Blaise Cendrars ont été abordés dans sa thèse de doctorat soutenue à l’École polytechnique fédérale de Zurich. Elle poursuit actuellement des recherches autour des relations entre architecture et littérature.

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