Texte intégral
La correspondance d’Apollinaire tient du paradoxe. Publiée par pans à partir de la fin des années 1940, elle représente actuellement plus d’une vingtaine de volumes. En 2015, la correspondance générale en cinq tomes, éditée par Victor-Martin Schmets, dénombre plus de deux mille lettres [1]. La BnF, quant à elle, conserve dix-neuf volumes de lettres reçues, soit des milliers de folios, du simple pneu aux missives les plus copieuses. Le fonds, d’ailleurs, demeure incomplet : certains ensembles restreints ou lacunaires sont conservés dans d’autres bibliothèques, comme les lettres à Georgette Catelain du fonds Adéma de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. Et l’on a perdu la trace de la plupart des lettres de femmes (dont Lou et Madeleine), passées en vente publique il y a plus de vingt ans [2].
Malgré cette ampleur exceptionnelle, Apollinaire n’est pas un « grand » épistolier au sens où peuvent l’être les membres du groupe de la NRF, Gide, Schlumberger, Rivière, Alain-Fournier, lesquels vivent la plume à la main et, selon la belle expression de Brigitte Diaz, « dans les plis des livres ». Le poète n’a rien non plus de commun avec un Joë Bousquet, que sa blessure condamne à l’immobilité et qui fait de l’écriture, partant épistolaire, un prolongement, un élargissement de sa vie. Apollinaire ne procède pas non plus comme Cendrars, qui a des correspondances suivies avec plusieurs interlocuteurs (Jacques-Henry Lévesque, Henry Miller), dont la vie et les voyages l’éloignent, et qu’il entretient de son travail d’écrivain.
Le paysage épistolaire d’Apollinaire est tout autre, dans ses formes comme dans sa teneur.
On connaît les grands massifs amoureux que sont ses lettres à Lou et à Madeleine [3]. Ils se sont formés grâce à la distance et aux conditions imposées par la guerre. Conservées par les destinatrices, les lettres du poète ont fait l’objet de publications relativement précoces ; au lieu d’être démembré par les ventes sauvages et les héritages, l’ensemble reçu par Madeleine a été cédé à la Bibliothèque nationale qui en a préservé l’intégrité. La quantité, la qualité, la cohérence et la thématique sentimentale de ces deux correspondances ont toujours eu les faveurs du public, que séduit la vogue des transpositions scéniques de la littérature (spectacles, lectures, mises en musique, festivals des correspondances de Manosque et de Grignan).
Dans ce paysage se trouvent aussi des collections plus modestes, fragmentaires, comme les lettres éparses citées dans les récits des amis et témoins (Toussaint-Luca, André Billy, Eugène Montfort, André Rouveyre, Louise Faure-Favier) ainsi que dans les travaux des chercheurs, publiés en revue, en album ou en volume [4]. Ces lettres sont tantôt données pour elles-mêmes, sans guère de précision, tantôt pour supports de développements critiques ou biographiques. L’édition scientifique proprement dite des correspondances prend son essor à partir du moment où Apollinaire entre dans la collection de la Pléiade et, plus précisément, dans le sillage des tomes II et III des Œuvres en prose [5]. De fait, la correspondance intègre vraiment l’œuvre en même temps que la critique d’art, les chroniques et les écrits journalistiques du poète. Enfin, le passage de l’écrivain dans le domaine public en 2013 a fait grossir le flux des publications épistolaires.
Plus qu’un paysage, la correspondance d’Apollinaire forme une constellation, ou un kaléidoscope, à l’image de sa personnalité et de sa poésie. Aux yeux du chercheur, elle est un espace à cartographier ou un puzzle à reconstituer. Grâce aux échanges amicaux et professionnels, on peut repérer les réseaux de sociabilité, la fabrique des réputations et les stratégies de reconnaissance. Grâce à la correspondance amoureuse, on en sait plus sur les relations du poète avec les femmes et sur la figure de mal aimé que l’intéressé s’est lui-même construite. Mais il est rare que l’écrivain se livre à la confidence et plus rare encore qu’il le fasse continûment à un même destinataire. Sa capacité d’adaptation, voire son mimétisme, et son désir constant de séduction le rendent bien souvent ondoyant, sinon insaisissable.
C’est un personnage protéiforme aux relations multiples. De même qu’il compose ses textes par collage, recyclage et marqueterie, de même se présente-t-il aux autres en mouvement, n’hésitant pas à cloisonner ses relations et à moduler sa pensée en fonction de son interlocuteur. Voici qui le distingue de Cendrars, caractère plus entier, animé par la passion, la rage de l’écriture. Mais sans être à proprement parler un graphomane, Apollinaire n’en construit pas moins son identité par l’écriture, quelque forme qu’elle prenne. Sa correspondance occupe donc une place légitime dans son œuvre et dans la connaissance qu’on peut en avoir.
Certes, l’épistolier s’attarde assez peu sur son esthétique et sa poétique. Quand il le fait, c’est avant tout pour répondre à des critiques, par exemple quand on lui fait reproche de ses calligrammes [6]. Intuitif, réfractaire aux systèmes intellectuels, peu enclin à la réflexivité, il agit plus qu’il n’analyse. Si l’on peut suivre l’élaboration matérielle du recueil Case d’armons et les aventures de sa diffusion, il faut lire entre les lignes, confronter les bribes et les sources, pour en approcher les arcanes créateurs. Dans ses lettres à Lou, Apollinaire passe avec aisance de la prose au vers, de l’écriture au dessin, sans justifier, encore moins théoriser son geste. La lettre n’est pas pour lui un laboratoire ou un « arrière-pays » (B. Diaz) de la création. Elle en est un lieu même. À une époque où le cubisme se saisit des objets quotidiens, où les hiérarchies et les frontières s’effacent, où l’on expérimente toutes sortes de supports et de matériaux poétiques et plastiques, Apollinaire opère des translations intuitives audacieuses. Ainsi, le fragment (réel ou reconstitué) d’une lettre à son frère Albert au Mexique devient-il la matière première du poème calligrammatique « Lettre-Océan ». Dans un double mouvement centrifuge et centripète, la lettre se fait vecteur d’une rénovation radicale des codes de communication. La forme et la pratique épistolaires classiques (une missive écrite sur papier et postée) éclatent en cercles tournoyants sous l’influence de la communication sans fil et de la transposition générique.
Doc. 1 ‒ Guillaume Apollinaire, « Lettre-Océan », Soirées de Paris, n° 25, juin 1914.
Comment respecter et valoriser toutes ces caractéristiques dans l’édition ? Quels sont le rôle et la place de l’éditeur scientifique dans cette élaboration ?
Dans le cas des lettres à Lou et à Madeleine, j’ai choisi de montrer la matérialité des lettres par le recours aux fac-similés, qui permettent au lecteur de saisir dans un même mouvement le double geste épistolaire et créateur du poète [7]. Pour sa première édition des lettres à Madeleine, Pierre-Marcel Adéma avait pris le parti de retoucher la disposition des lettres afin de répondre aux critères éditoriaux de son temps (ajout d’alinéas, suppression des dessins marginaux). Pressé de recopier les manuscrits, il a laissé plusieurs erreurs de transcription. À la demande de Madeleine, il a soustrait certains passages qui impliquaient des personnes encore vivantes ou livraient une image du soldat peu conforme aux attentes du public et à la mémoire combattante des années 1950. Enfin, le choix du titre, Tendre comme le souvenir, tiré d’un des poèmes, donnait au recueil une tonalité sentimentale et mélancolique, réelle mais partielle. En choisissant de réintituler l’ensemble, j’ai voulu simultanément adopter une forme de neutralité et faire pendant aux Lettres à Lou, dont la notoriété et la popularité étaient alors plus grandes. Mais j’ai conservé l’ancien titre comme sous-titre pour prolonger la tradition éditoriale. Plus fidèle à la lettre des textes, plus conforme aux critères actuels d’authenticité et aux évolutions historiographiques sur la Grande Guerre, la réédition entend renouveler la lecture et la place que ces lettres occupent dans l’œuvre d’Apollinaire.
Doc. 2 ‒ Dédicace d’Apollinaire à Lou sur un exemplaire de L’Hérésiarque et Cie (1910), fin octobre – début novembre 1914 (coll. part.).
Doc. 3 ‒ Poème à Lou du 9 février 1915 (coll. part.).
Doc. 4 ‒ Poème à Lou du 11 mars 1915, verso (coll. part.).
La correspondance du poète avec les artistes réunit tous les échanges croisés qui ont pu être retrouvés. Sa dimension textuelle s’assortit d’éléments graphiques et iconographiques de première importance et valorisés comme tels. Picasso, Delaunay et Picabia ont adressé au poète des cartes et des lettres illustrées, reproduites dans l’édition. Moyens d’expression à part entière, éléments de dialogue avec l’écrit, elles viennent enrichir l’œuvre de chacun et donner tout leur sens aux échanges. Elles sont complétées par la reproduction de certains rectos de cartes postales particulièrement significatifs. Dans cette perspective, les images ne sont pas de simples illustrations mais de véritables composantes de la correspondance.
Il y avait plusieurs manières de présenter les échanges. Plutôt qu’une organisation classique, par destinataire ou par ordre chronologique, nous avons, avec Peter Read, élaboré une structure complexe par ordre d’« entrée en scène ». Le premier correspondant d’Apollinaire, Carl-Edvard Diriks, est aussi le premier ami artiste du jeune poète ; suivent Paul-Napoléon Roinard, Henri Frick, Max Jacob, Picasso, Edmonde-Marie Poullain, etc. Certes, l’état des archives ne correspond pas toujours aux données biographiques. Les échanges retrouvés entre Apollinaire et Van Dongen datent de 1918 alors que les deux hommes se connaissent depuis plusieurs années. Mais le premier ayant peu de goût pour l’art du second, il n’est pas étonnant que les traces épistolaires soient tardives et correspondent au rapprochement dû à l’exposition Van Dongen de mars 1918 chez Paul Guillaume, le marchand pour lequel Apollinaire travaille à ce moment-là. Quant aux échanges avec Duchamp, ils ont tous disparu si bien que l’artiste n’apparaît pas dans le volume alors qu’on connaît bien la nature de sa proximité avec Apollinaire à partir de 1912. Quoi qu’il en soit, la double structure, nominative et chronologique, propose une image globalement fidèle des relations d’Apollinaire avec les artistes, le nombre des correspondants augmentant avec le temps et la renommée croissante du critique d’art. Une telle architecture interprète le corpus et en oriente la lecture.
Le cas des correspondants étrangers était problématique. Si la plupart s’expriment en un français correct, relevé de l’accent singulier qui fait leur charme, certains maîtrisent mal la langue. Nous avons respecté l’orthographe, la ponctuation et la syntaxe de chacun et ne les avons retouchées que si elles nous semblaient relever de l’inadvertance ou quand, trop erratiques, elles contredisaient nettement les lois de l’écrit et mettaient en péril la lisibilité des textes. Autrement dit, nous avons choisi de rester fidèles aux idiosyncrasies tout en sachant que les retouches formelles tenaient de la reconstruction et proposaient une convention fondée sur quelque artifice.
Mais au fond, faut-il tout publier le plus fidèlement possible ? Pour la correspondance avec les artistes, nous avons voulu présenter le moindre billet, fût-il anecdotique ou par trop ténu. À partir du moment où l’on tient compte de la valeur archivistique et documentaire de la correspondance, aucune date, aucun lien, aucun signe ne saurait être négligé, même si la densité et l’intérêt du continuum épistolaire peuvent s’en trouver amoindris.
Plusieurs éditions de la correspondance d’Apollinaire sont des monodies. Si elles font souvent de nécessité vertu – impossibilité de retrouver ou d’éditer l’autre versant des échanges –, elles privilégient de facto la voix de l’auteur ; dès lors, elles en déterminent la lecture. Or une telle pratique correspond de moins en moins à la demande du public actuel qui, se projetant dans l’échange, cherche la sensation de la réalité et demande de combler les lacunes du monologue, d’éclairer la nature de la relation. Cependant, le passage au duo ne va pas de soi. Dès lors qu’on livre la parole du destinataire, ce dernier devient auteur à part entière, change le statut et l’image de l’œuvre, de même que le régime de lecture. La nouvelle correspondance est une autre œuvre qui déborde les œuvres complètes de l’écrivain. Si les Lettres à Madeleine sont encore lues comme une œuvre littéraire d’Apollinaire, elles vont retourner dans le champ spécifique de la correspondance si les lettres de Madeleine sont publiées. Se posent alors d’autres problèmes, car ces dernières n’ont pas toutes été retrouvées si bien que de nouvelles brèches s’introduisent dans l’ensemble ainsi constitué.
À n’en pas douter, la correspondance générale croisée correspond à un fantasme encyclopédique pour le moins séduisant. Mais un tel ensemble formerait-il un livre ? Dans le cas d’Apollinaire, ce n’est pas certain. La quantité incommensurable des échanges, leur hétérogénéité, leurs fréquentes lacunes produiraient davantage une cacophonie qu’un chœur. En définitive, il s’agirait plutôt d’une base documentaire, à laquelle une formalisation et une diffusion numériques donneraient tout son sens et toute son efficacité. Aujourd’hui, l’éditeur scientifique a plus que jamais le choix ; ses responsabilités intellectuelles et esthétiques s’en trouvent accrues.
Annexe 1
Chronologie des volumes de correspondances d’Apollinaire
Lettres à sa marraine, 1948
Œuvres complètes, t. IV, Balland & Lecat, 1965-1966
Letere a F.-T Marinetti, 1975
Correspondance avec André Level, 1976
Lettres aux poètes naturistes, 1982
Correspondance avec sa mère et son frère, 1987
Correspondance avec Cocteau et Jean Le Roy, 1991
Correspondance avec les Italiens, 1991 & 1992
Index de la correspondance d’Apollinaire, 1992
Correspondance avec Pablo Picasso, 1992
Correspondance avec Jules Romains, 1992
Correspondance avec Faï Beg Konitza, 1998
Correspondance avec Riciotto Canudo, 1999
Correspondance avec Mireille Havet, 2001
Correspondance avec Herwarth Walden, 2007
Correspondance avec les artistes, 2009
Lettres à André Dupont, 2014
Correspondance générale, 5 vol., 2015
Lettres à Georgette Catelain, 2016 Correspondance avec Paul Guillaume, 2016
Annexe 2
Chronologies des éditions des lettres et poèmes à Lou
Ombre de mon amour, 1947
Poèmes à Lou, 1955
Lettres à Lou (fac-similé), 1956
Poèmes à Lou, 1957
dans Œuvres complètes, Balland & Lecat, 1965-1966
dans Œuvres poétiques, La Pléiade, 1956 & 1965
Lettres à Lou, 1969
Je pense à toi mon Lou, 2007
Lettres à Lou, 2010
Annexe 3
Chronologie des éditions des lettres à Madeleine
Tendre comme le souvenir, 1952
dans Œuvres complètes, Balland & Lecat, 1965-1966
Lettres à Madeleine. Tendre comme le souvenir, 2005 et 2006
Notes
[1] Voir l’annexe 1 à la fin de cet article.
[2] Une synthèse a été faite avant la vente par Pierre Caizergues, « Wilhelm de Kostrowitzky, le très aimé : inventaire de la correspondance sentimentale d’Apollinaire – Documents inédits », La Quinzaine littéraire, n° 276, 1er novembre 1997, repris dans Pierre Caizergues, Apollinaire & Cie, Montpellier, PULM, 2018.
[3] Voir les annexes 2 et 3.
[4] Citons les travaux du premier biographe d’Apollinaire, Pierre-Marcel Adéma et les documents publiés dans sa revue Le Flâneur des deux rives et dans l’album Apollinaire de la Pléiade. Pensons également aux nombreuses publications de Michel Décaudin et aux recensions minutieuses de Victor Martin-Schmets.
[5] Œuvres en prose complètes, t. II et III, Pierre Caizergues et Michel Décaudin (éd.), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1990 et 1991. La convergence de dates se perçoit nettement dans l’annexe 1.
[6] Voir ses réponses à Fagus du 22 juillet 1918 et à Billy du 29 juillet 1918 (Claude Debon commente Calligrammes de Guillaume Apollinaire, Gallimard, « Foliothèque », 2004, p. 185-189) ainsi que sa lettre ouverte à Maurras du 15 mars 1918 (Œuvres en prose complètes, t. II, op. cit., p. 996-1000).
[7] Ainsi dans Je pense à toi mon Lou, Textuel, 2007, qui s’inspire en la renouvelant de la première édition inaboutie des Lettres à Lou entreprise en Suisse par Pierre Cailler en 1956. Voir également les reproductions incluses dans les Lettres à Madeleine. Tendre comme le souvenir, Gallimard, « Blanche », 2005 et « Folio », 2006.
Auteur
Laurence Campa est professeur de littérature française à Paris Nanterre. Elle consacre ses travaux à Guillaume Apollinaire et à la poésie de la première moitié du XXe siècle dans ses rapports aux arts plastiques, à l’écriture de l’Histoire et à la Première Guerre mondiale en particulier. Elle a édité plusieurs volumes de correspondance d’Apollinaire (Correspondance avec les artistes (1903-1918), avec Peter Read, Gallimard, 2009). Elle est auteur de l’Album Cendrars dans la collection de la Pléiade (Gallimard, 2013). Dernier ouvrage paru en octobre 2018 : Tout terriblement, anthologie illustrée de poème d’Apollinaire en Poésie / Gallimard.
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